Formes et figures de la densification et de la densité

L’avenir est aux villes ! Dans quelques décennies, la majorité de la population mondiale sera urbaine. Mais les villes peuvent-elles être indéfiniment densifiées et durablement développées ? La densification a-t-elle une forme et quelles formes produit-elle ? Approche d’une solution durable.

Commençons par définir ce que l’on entend par “densité” ou même “densités”. La densité désigne le rapport entre deux mesures à une échelle donnée, à un endroit et à un temps donnés. Elle suppose donc qu’il y ait un sujet et un objet. C’est pourquoi, quels que soient les indicateurs arithmétiques, s’agissant de l’architecture et de la ville, la densité doit être abordée comme un phénomène par les effets qu’elle produit sur la perception que nous en avons “en situation”, c’est-à-dire à une certaine échelle. Si la densité fait sens, c’est parce qu’elle permet aussi aux économistes de modéliser la rente foncière, aux environnementalistes d’identifier les écosystèmes à l’œuvre, aux géographes de comprendre et d’analyser les flux et aux historiens de traduire des états successifs de la ville et du territoire. Ces interprétations multiples, croisées et complexes, recoupent ce qui intéresse les architectes et les urbanistes. Malgré cette richesse sémantique, celle-ci reste connotée négativement pour le grand public et peine toujours à être désirée car elle ne suffit pas à faire projet alors qu’elle signifie performance, audace et qualité pour les architectes et les urbanistes et optimisation du foncier pour les aménageurs et les maîtres d’ouvrage.

Densification

Venons-en à la densification, c’est-à-dire à l’ensemble des actions et dispositifs qui concourent à densifier un territoire davantage. Or, c’est ce “davantage” qu’il faut interroger. “Davantage” de densité signifie ajouter de la densité à la densité, que celle-ci soit initialement faible, forte ou moyenne. La densification est un terme qui, pour les architectes, les urbanistes et autres acteurs de la production de l’espace, penche plutôt du côté de l’intensif que de l’extensif. La densification suppose a priori un “déjà-là”, mais encore faut-il que celle-ci soit entreprise avec mesure pour être acceptée et désirable…

Formes et figures

Dans Le Mariage forcé1 , Molière fait dire à l’un de ses personnages : « Il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés ». Les formes et les figures constituent un couple dialectique opératoire dans plusieurs disciplines. Si nous supposons qu’il existe des figures de densité, admettons qu’il y a des formes de densification. Pourquoi cette distinction ? La figure est représentation, le processus fait forme. Parfois, l’une et l’autre se confondent.

Par exemple, la “villa” parisienne avec son échelle caractéristique, son rapport à l’espace public, la distribution des pleins et des vides, est une figure de densité qui correspond également à la forme de densification particulière des lotissements urbains. La densification des cœurs d’îlots a, dans ce cas, produit des figures de densité métonymiques et la “villa” est en l’occurrence une des réponses possibles pour l’aménagement de la ville profonde.

La forme suppose qu’il y ait un ensemble d’opérations, des stratégies qui ont conduit à un résultat et que ce résultat produit des figures. Avec la forme, il y a l’idée d’une fabrication. Le grand ensemble du Point du Jour, construit entre 1958 et 1963 par Fernand Pouillon, procède d’une forme de densification qui est la substitution : le site était occupé auparavant par une usine. D’autres grands ensembles construits sur des plateaux forestiers ou agricoles sont le produit de formes de densification plus extensives. C’est pourquoi des figures appartenant apparemment à une même famille relèvent de formes de densification radicalement différentes. On pourrait conclure que la forme de la densification ne se résume pas aux formes et figures qu’elle produit. Le caractère visible ou discret des formes de densification invite à classer celles-ci sur une échelle qui va de la saturation à la discrétion au sens mathématique, c’est-à-dire sans effet de masse ou de continuité. Le degré zéro de la densification est complètement extensif : c’est l’étalement urbain, la consommation et “l’artificialisation” du sol ininterrompue. Le régime extensif est aujourd’hui le processus le plus courant de densification. L’intensif suppose que l’on recycle le sol et les bâtiments pour en produire de nouveaux. L’histoire de la ville résulte d’une alternance de ces deux états. Si l’on prend le cas de Paris, on peut reconnaître les lieux où la ville s’est construite sur elle-même et ceux où elle s’est étendue. Nous vivons une période de transition où l’unique recours au mode extensif est difficilement soutenable.

Caractériser, classer, projeter

Quels outils de projets et de planification peut-on envisager à partir d’une reconnaissance des formes de densifcation et des figures de densité ?

À la fin des années 50, Robert Auzelle et Vladimir Jankovic ont établi dans leur Encyclopédie de l’urbanisme, une classification des figures de densité. Un diagramme de données résumant différents ratios figurait sur chaque planche présentant un exemple à la même échelle. Et plus récemment, Anne Vernez-Moudon et Per Haupt du collectif Spacemate de l’université de Delft ont élaboré un outil informatique d’aide à la décision, établissant une relation entre indicateurs de densité et morphologies urbaines. À un même spectre d’indicateurs de densité correspondent plusieurs figures. L’exercice est louable quoique la corrélation ne soit pas toujours aisée. La question demeure : à quelle échelle et selon quel point de vue mesure-t-on la densité ? Par exemple, si l’on prend comme indicateur de densité le nombre de logements à l’hectare, on peut situer les types d’habitat individuel dense entre vingt et cent. Mais cette latitude est trop importante pour établir des moyennes exploitables pour le projet urbain.

Combiner et juxtaposer les types

La recherche de la densification nécessite aujourd’hui la manipulation des données analytiques précédemment évoquées. C’est principalement par la combinaison des types, voire leur hybridation que l’on peut construire des stratégies de projet permettant de générer de nouvelles formes de densification. À ce sujet, la diversité des formes de l’habitat intermédiaire offre des possibilités et ouvre des perspectives inédites pour concilier intimité et densité. Conjuguer les types à plusieurs échelles devrait permettre d’optimiser la densification.

Prenons l’exemple de deux opérations qui procèdent de formes de densification comparables situées dans des parcelles profondes : des ensembles de logements livrés, l’un en 2008 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et l’autre à Paris dans le XXe arrondissement en 2014, pour lesquels la densité surfacique est strictement équivalente. Le rapport entre la superficie du terrain et la surface totale de plancher est d’un mêtre soixante-dix. Dans le premier cas, il s’agit d’une opération qui associe habitat collectif et habitat individuel dense et, dans l’autre, il s’agit plus spécifiquement d’habitat intermédiaire, c’est-à-dire que les types de logements sont proches de l’habitat individuel formant un ensemble de maisons emboîtées. L’une et l’autre opération présentent des associations de types variés qui fabriquent chacune une seule et même figure.

La ville compacte : formes douces et figures complexes

À la fin des années 80, les travaux de J. Kenworthy et P. Newman2 ont montré dans plusieurs continents, la corrélation entre l’étalement urbain et la consommation de carburant. Depuis, l’idée d’une ville durable, compacte et sobre énergétiquement, a fait son chemin. Dès 2008, la plupart des dix équipes3 qui ont travaillé dans le cadre de la consultation pour l’avenir du Grand Paris n’ont cessé d’insister sur la valeur du “déjà-là”, c’est-à-dire sur l’idée que la ville durable ne se ferait pas sans considérer celle qui est déjà constituée et celle qui ne demande qu’à l’être, comme le tissu pavillonnaire, par exemple. C’est à partir de l’observation et de la reconnaissance des processus historiques de fabrication de la ville dense que l’on peut imaginer, de manière apparemment paradoxale, des formes de “densifications douces”. Par densification “douce”, on entend ici l’ensemble des dispositifs suivants :

  • d’une part, la construction consécutive à une division foncière ;
  • d’autre part, la réhabilitation, la requalification et la division interne “dans les murs” ;
  • enfin, l’extension et l’addition bâties : construire à côté, au-dessus, contre, entre, en dessous, etc.

Plusieurs exemples d’extension/addition ont, depuis longtemps, fait preuve de leur efficacité et de leur durabilité. Ainsi, sur certains grands boulevards parisiens issus des percées haussmanniennes4 et dans d’autres quartiers plus anciens, plus d’un immeuble sur deux a été surélevé, sans qu’on le remarque, depuis le XIXe siècle. Ceci a permis d’adapter ces bâtiments aux usages de l’époque et d’augmenter les capacités et les fonctionnalités de la ville. C’est entre autres pour leur intégration et leur distribution dans le paysage urbain que l’on peut parler, à propos de ces surélévations, de densification douce. Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de trouver, ici et là, des mètres carrés supplémentaires mais de doter le territoire métropolitain d’un véritable système de densification durable et interconnecté qui produise à la fois de l’espace public et autogénère en quelque sorte son propre foncier. Au cœur de la ville dense, un réseau d’équipements “aériens”, de jardins suspendus, de maisons sur les toits et d’aménités, pourrait ainsi permettre de construire, sans renoncer à ce qui existe déjà, de nouvelles strates urbaines. Ces formes de densifications invitent à renouveler les stratégies d’optimisation des qualités de l’habitat, qu’il s’agisse du confort domestique, de son “évolutivité” ou de la recherche de mixités fonctionnelles. En bref, il s’agit d’articuler la densification avec une meilleure habitabilité. Fabriquer une ville compacte, plus habitable et plus durable, à partir de formes de densification douces et de figures de densité mixtes et articulées, peut être ainsi légitimement envisagé.

De l’intérêt individuel au dessein collectif

Pour être durable, la fabrication de la ville dense se doit d’être plus douce. Il ne s’agit pas là uniquement de méthode, mais également de stratégie. Dans une société démocratique, le contrat spatial suppose que la densification de la ville soit acceptée, négociée, discutée et parfois produite par l’ensemble du corps social. Or, c’est précisément là que les processus actuels paraissent inadaptés. Pour autant, la coproduction de la ville et du territoire doit s’inscrire dans une logique qui articule l’intérêt individuel avec un dessein collectif. C’est là un grand défi pour le futur ! Combiner le doux au durable, le local au global, le commun au particulier, le savant au populaire, doucement.

Sabri BENDIMÉRAD
Architecte DPLG - enseignant à l’École nationale supérieure de Normandie et chercheur au laboratoire Architecture Culture Société de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais. Membre du conseil scientifique de l’Atelier international du Grand Paris (MVRDV-ACS-AAF).

  1. Le Mariage forcé, Jean Baptiste Poquelin, dit Molière, acte I, scène 6.
  2. Newman V., Kenworthy J. (1989), Sustainability and Cities: Overcoming Automobile Dependence, Island Press, Washington D.C.. 464 p.
  3. Le Conseil scientifique de l’Atelier international du Grand Paris regroupe aujourd’hui quatorze équipes.
  4. C’est ce que nous avons montré avec Philippe Simon dans le cadre de la recherche « Plus de toit ».
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