La sensibilisation et la formation des élus locaux aux méthodes et aux approches paysagères

Porquerolles, 2009. © Philippe Cieren.
Porquerolles, 2009. © Philippe Cieren.

La notion de patrimoine est d’abord juridique, du latin patrimonium –ce qui est hérité du père– la notion d’héritage et de tradition n’échappe pas au concept. Or, pour le paysage, le symbole s’impose davantage et la valeur esthétique prévaut chez la majorité interrogée à la question « et pour vous, c’est quoi le paysage ? » Alors, faut-il voir dans le paysage un morceau de patrimoine en héritage ? Faut-il le conserver ou le laisser évoluer pour ce qu’il est au final, une matière en constante évolution ? Et quelle est la part de responsabilité des élus locaux et leur marge de manœuvre dans cette transformation ?

Une calanque près de Marseille, un exemple de dénaturation du site par une transformation en zone portuaire de luxe. © Philippe Cieren.

C’est ce que la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, ministre de tutelle en matière de paysage, a voulu savoir en demandant au Conseil général de l’environnement et du développement durable une mission d’inspection en février 2021 ayant pour objet la « sensibilisation et la formation des élus locaux aux méthodes et aux approches paysagères ».

Rendu en mars 2022, le rapport de mission propose un « plan national d’actions » à cette fin. La commande de la ministre s’est fondée sur un constat d’insuffisance ou d’inadéquation de la politique publique concernée, alors même que « c’est aux maires et présidents d’intercommunalités qu’incombe en dernier ressort la responsabilité de l’aménagement des territoires (urbains comme ruraux) ». En effet, « nombre d’exemples montrent que les projets d’aménagement ou d’équipement pourraient être bien plus cohérents et mieux acceptés s’ils s’appuyaient sur les caractéristiques des paysages locaux […] ».

La clé d’une généralisation de ces bons exemples est donc un accroissement des compétences ou, a minima, des connaissances, donc une « formation des responsables » de l’aménagement que sont les élus dans le domaine du paysage.

La définition de la Convention européenne du paysage signée le 20 octobre 2000 clarifie un terme jusque-là passablement polysémique : le paysage désigne une « partie de territoire telle que perçue par les populations et dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ».

Cette définition claire et à valeur universelle fait cependant l’objet d’une lecture réductrice quand on décide d’en faire une politique publique. La mission d’inspection générale a donc préféré parler d’approche paysagère, d’un moyen de faciliter les politiques techniques sectorielles concourant à la transition écologique.

Pour la mission, l’approche paysagère se définit donc comme une méthode de travail fondée sur la lecture et l’analyse partagée des caractères géographiques et historiques des territoires ainsi que de leur perception par les habitants ; il s’agit d’un préalable facilitateur à la mise en œuvre des politiques d’aménagement durable de l’espace, en l’occurrence communal et/ou intercommunal, dans le contexte de la transition écologique et énergétique.

Quant à la formation au « métier » d’élu local, elle est en France un droit, créé par la loi du 3 février 1992 relative aux conditions d’exercice des mandats locaux et financé par les collectivités, qui sont tenues d’inscrire ces dépenses à hauteur d’un montant compris entre un plancher de 2 % et un plafond de 20 % du total des indemnités dues aux élus. Si le contenu de ces formations est « lié à l’exercice du mandat », de nombreux abus constatés pour sa mise en œuvre ont amené le législateur à préciser les conditions de son exercice. Chaque élu se voit ainsi doté d’un « droit individuel à la formation de l’élu » (DIFE) et les organismes formateurs doivent obligatoirement disposer d’un agrément délivré après avis du conseil national de la formation des élus locaux (CNFEL).

Parler de « formation » des élus locaux, c’est ainsi s’engager dans un domaine codifié et contrôlé qui ne peut concerner qu’un nombre assez restreint d’élus, compte tenu de la masse des connaissances à acquérir (sécurité publique, finances, animations de réunions, etc.) indépendamment des rudiments de disciplines techniques (voirie, construction, planification etc.) nécessaires au suivi de leurs propres services.

Quant à « sensibiliser les élus », c’est -par définition- « susciter l’intérêt d’une personne, d’un groupe ». C’est une telle sensibilisation à l’approche paysagère qui peut amener ensuite certains élus locaux à suivre dans ce domaine une “formation” au sens strict du terme. Ce processus n’étant ni formalisé ni juridiquement encadré, il peut toucher un effectif bien plus important dans la population ciblée.

La mission a donc privilégié, dans ses propositions, une sensibilisation des élus aussi large que possible à l’approche paysagère, pouvant amener une proportion significative de ceux qui l’ont suivie à s’inscrire à des modules de formation en bonne et due forme portant sur des dimensions ou des thématiques plus précises de cette approche.

La lettre de commande ayant invité la mission à bâtir ses propositions sur un socle de connaissances rendant compte de l’état d’esprit actuel des élus quant à leur vision, leur usage, leurs projets et leurs attentes de l’approche paysagère, sous peine de manquer l’objectif, la mission a donc diligenté une enquête en ligne auprès des élus et mené des entretiens avec une quarantaine d’entre eux, double démarche dont rend compte la première partie de ce rapport. Près de mille quatre cents élus ont répondu à cette enquête menée en juin et juillet 2021 auprès de tous les maires et présidents d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de France, avec un panel de répondants représentatif du territoire national (rural, urbain, périurbain, élus du littoral ou de la montagne, etc.) et élus récents pour plus des trois quarts des répondants (élections 2014 et 2020). Le questionnaire de l’enquête en ligne a été élaboré en partenariat avec le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), l’association des maires de France (AMF) et l’agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Il ressort principalement de l’enquête que le paysage est très majoritairement assimilé, pour 65 % des élus ayant répondu, à « un cadre de vie agréable ». Si les visions négatives du paysage (« contrainte » ou « uniformisation / banalisation ») sont quasiment absentes des réponses recueillies, les élus sont en revanche peu nombreux (11 %) à assimiler le paysage à un « projet de territoire ». Mais ils sont plus de 25 % à considérer que l’énergie et le climat constituent des défis importants. Pour les élus interrogés, les interventions sur le paysage doivent être menées à des échelles très locales. Cette requête a été largement confirmée lors des entretiens menés d’avril à octobre 2021.

Sur les compétences à solliciter en matière paysagère, les élus urbains mettent largement en tête leurs propres services techniques (69 % d’entre eux), contre seulement 42 % des élus ruraux et 47 % de ceux du périurbain, qui privilégient les services de l’État. En revanche, on est frappé par les faibles scores réalisés par les outils spécifiquement consacrés au paysage par les services de l’État, centraux et déconcentrés. Au final, plus des quatre cinquièmes des élus répondant ressentent le besoin de renforcer leurs compétences et connaissances sur le paysage.

Il y a donc un large consensus autour de la sensibilisation à partir du terrain, de l’appréhension directe du paysage. En termes de contenu souhaité des sensibilisations / formations, le paysage en lien avec le patrimoine (52 %), mais aussi la biodiversité 45 %), l’agriculture et la forêt (43 %) et enfin l’habitat (37 %) sont les quatre thématiques les plus demandées.

Au total, une dizaine de recommandations sont nées de ce rapport, à l’attention du ministère de la Transition écologique, du ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, du ministère de l’Agriculture et enfin au ministère de la Culture, pour quatre d’entre elles et six recommandations à l’attention de la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN).

On peut citer notamment la recommandation qui consiste à engager l’écriture, la négociation et la signature d’une convention-cadre sur la sensibilisation et la formation des élus locaux à l’approche paysagère avec l’association des maires de France et la fédération nationale des CAUE, et, le cas échéant avec Intercommunalités de France. Il s’agira aussi de renforcer la couverture du territoire par les écoles de formation au paysage et l’effectif global des étudiants en paysage et, au plus près du terrain, une mise en place, dans toutes les régions, de réseaux régionaux d’acteurs du paysage.

La mise en œuvre de ces recommandations devrait donc faire progresser la sensibilisation des élus locaux à l’approche paysagère des aménagements à réaliser sur les territoires dont ils ont la charge.

L’offre de proximité proposée en ce sens, portée par les CAUE, les associations départementales des maires, les délégations régionales des intercommunalités (avec l’appui des équipes des grands sites, des parcs naturels régionaux, et des agences d’urbanisme) devrait faire progresser les maires et les présidents d’EPCI dans la connaissance des enjeux, des outils et des thématiques d’application de l’approche paysagère.

Les sessions de terrain ainsi mises en place, seraient complétées par l’introduction de l’approche paysagère dans les formations qualifiantes récemment mises en place en direction des élus, et par une présence accrue des paysagistes dans les structures techniques locales. Elles devraient s’appuyer sur une identification appropriée des intervenants à ces sessions et sur des références d’opérations réussies dûment répertoriées.

La coordination nationale et les relais régionaux du plan d’action devraient en outre permettre une impulsion continue et une première évaluation de ce plan, mesurant les progrès accomplis au cours des cinq années et prévoyant de nouvelles étapes de prise en compte du paysage.

Ces étapes pourraient s’inspirer de la distinction entre le paysage « politique » et le paysage « vernaculaire », celui-là même qui associe les « habitants-paysagistes » pour identifier une source majeure d’évolution du cadre de vie « au coin de la rue », selon l’expression du paysagiste-plasticien Bernard Lassus, en 1977.

Il ne suffit pas, en effet, que les élus soient sensibilisés, voire formés au paysage, pour que soit entamée dans ce domaine l’évolution qualitative qui accroîtra au quotidien le bien-être des habitants et leur adhésion active à la transition écologique : il faut que les citoyens soient eux-mêmes motivés par cette question et possesseurs d’une culture paysagère que l’impulsion donnée par leur élu facilitera mais ne remplacera pas totalement, comme le soulignait déjà le rapport du CGEDD sur les « démarches paysagères en Europe » en 2017, à partir de constats réalisés dans certains pays voisins pratiquant, par exemple, des démarches volontaristes d’éducation au paysage des publics scolaires (Wallonie, Catalogne, Irlande…).

Analyser l’ensemble des initiatives déjà nombreuses sur le sujet révélerait un foisonnement prometteur et permettrait de dégager quelques lignes directrices pour diffuser cette action et faire des citoyens-électeurs des acteurs éclairés de la qualité paysagère.

Mais ceci est une autre histoire, et l’objet possible d’une future mission pour le Conseil général de l’environnement et du développement durable.