Désirer le vide pour désirer le plein

La densité appelant la masse, il peut paraître paradoxal de parler du vide. Pourtant la vide
pèse son poids en termes de relation à l’espace.

Densité, poids, plein. C’est un peu à la manière dont l’Occident regarde le réel, qu’il le signifie. On construit d’abord du bâti, et le vide, c’est ce qui reste. La densité consiste justement à remplir les vides. L’Occident fonctionne ainsi. On se soucie peu de ce qui se passe entre les pleins ni de l’améliorer. On habille le vide, mais on ne s’intéresse que fort peu à sa fonction structurelle.

En Asie, le vide est considéré comme un plein, dynamique et agissant. Le Tao Te King (traduction de Jean Lévi) dit que : « Trente rayons convergent vers le moyeu. Il faut du vide pour que la roue puisse tourner. On monte l’argile pour façonner les vases. Il faut du vide pour qu’il puisse contenir. On perce des portes et fenêtres dans les maisons, il faut du vide pour qu’elles puissent abriter. La matière est utile, mais c’est de son absence que naît le fonctionnement des choses. »

Donc, il n’y a pas de dualité avec un vide qui s’opposerait au plein. Le plein est vide. Plus que le plein, le vide est ce qui crée, provoque, permet le mouvement, et par là, la transformation, le changement du plein.

Le vide est plein des relations qu’entretiennent les habitants d’une ville. Dans sa métaphore du hérisson, le philosophe A. Schopenhauer explique que l’hiver venant, les jeunes hérissons se rapprochent pour bénéficier de la chaleur commune, mais qu’ils se piquent. C’est alors que commence la série de tentatives d’approches et de retraits qui aboutira à déterminer la bonne distance (cette bonne distance qui sera perpétuée dans l’espèce). Les relations humaines sont très différentes. Chez les humains, il n’existe pas de bonne distance à l’autre, c’est même dans cette absence de “bonne distance à l’autre” que se désirent et s’établissent les éternels va-et-vient entre humains. La “bonne distance”, c’est le plein de la relation, le vide est la relation avec cette absence de “bonne relation” : la relation existe mais dans l’absence de “bonne distance”, dans sa quête obstinée et continue. En urbanisme, on passe son temps à vouloir pacifier les relations humaines et trouver pour eux la “bonne distance”. Or, il s’agirait plutôt de laisser l’énergie se déplacer et concevoir avec ces mouvements d’énergie, et donc pour cela, savoir penser le vide de la ville. Penser le vide invite à abandonner le raisonnement en termes de dualité, c’est-à-dire arrêter de juger “c’est beau ou c’est moche” pour considérer ce qui peut évoluer dans les relations existantes, ce qui peut se transformer, ce qui peut construire des événements plus riches que de simples contradictions. Il s’agit aussi de déplacer les manières de regarder pour parvenir à capter ce qui existe, ce qui est là, ce qui compose la réalité complexe d’un site -réalités sociale, culturelle, historique, géologique, hydrologique, etc. À la manière des taoïstes se résolvant à s’asseoir lorsqu’il n’y a rien à faire, il faudrait faire en sorte de permettre que les choses adviennent d’elles-mêmes dans la ville.

L’exemple d’Auxerre

Guy Ferez, maire d’Auxerre, s’était engagé auprès des habitants de trois tours vouées à la démolition, à reconstruire des habitations sur les terrains qui descendaient en pente juste devant. Faites-nous la « ville à la campagne », annonça-t-il. Afin de sortir du débat sur la densité qui risquait de se bloquer sur “lotissement ou pas”, la démarche a consisté à faire partager les qualités du site et à définir les éléments du paysage qui pouvaient confirmer une continuité de l’espace naturel entre les chênaies existantes, les zones plus ou moins humides, les pentes et les jardins.

L’espace non bâti fut considéré comme l’espace fédérateur et, avec le parcours de l’eau, c’est cet espace “vide” qui a défini les zones à construire. Après avoir déterminé l’espace naturel que l’on souhaitait conserver pour servir de centre à cette extension urbaine, il ne restait plus assez de surfaces pour réaliser un grand lotissement. En conséquence, les qualités de l’individuel ont été associées à celles du collectif pour composer une notion “d’individuels superposés” où chaque logement dispose d’un jardin et/ou d’une terrasse, d’un accès individualisé et d’une configuration “vernaculaire” autour d’un réseau de circulations accueillant piétons, véhicules, plantations.

L’observation sensible des lieux a permis de déceler une présence importante de sources. Le talweg composé par le site, les chênaies existantes et l’eau qui s’écoulait même en plein été sous cinquante centimètres de la surface des terrains tant en amont qu’en aval, tous ces éléments concouraient pour laisser comprendre qu’il avait existé une rivière dans les temps anciens. In fine, les fouilles archéologiques ont révélé les traces d’une canalisation d’un cours d’eau datant du néolithique et qu’une vie intense, notamment industrielle, basée sur des fours à métaux, avait animé les lieux. La “campagne” se révélait avoir été une implantation ancienne importante autour d’un ruisseau jusqu’à ce qu’il soit détourné au XVIe siècle pour alimenter Auxerre.

À partir d’une intuition de l’existence lointaine d’un ruisseau en fond du talweg, le parcours en noues des eaux des sources et des eaux pluviales a abouti à la création d’un étang qui est devenu un but de balade pour tous les Auxerrois qui prennent l’ancienne voie ferrée traversant le sud de la ville depuis l’Yonne. Ce parcours correspond presque à celui de l’ancienne rivière descendant des Brichères.

En intégrant la notion de vide comme mode d’appréhension de l’espace, une logique des continuités dans le territoire se dévoile, révélant le feuilletage du temps. Pour intervenir de manière efficace dans un projet, il faut changer le regard, revenir sur ce que les gens connaissent déjà de sorte que chacun se réapproprie le projet urbain. Peu à peu, tout le monde comprend le potentiel qualitatif de tout ce vide pour un nouvequ quartier, qui pourrait devenir un centre d’un futur quartier. En se servant de ce qui existe, il est possible de toucher des choses inattendues. Travailler sur le vide, c’est travailler sur des énergies en place et provoquer la connexion avec les autres.

La notion de vide oblige à considérer le “corps” du site dans lequel on se trouve. Ce “corps” s’est transformé, car beaucoup de choses se sont passées depuis le néolithique. C’est cette histoire du frottement des humains avec les éléments naturels qui, en quelque sorte, explique les paysages d’aujourd’hui.

L’exemple de Cherbourg

À Cherbourg, le vide est partout. Les Cherbourgeois ont une expérience inconsciente du vide grâce à l’immense rade terminée au milieu du XIXe siècle, mais également grâce aux plateaux arrivant en falaises sur la ville, la rade, la mer, et surplombant le port. Le vide unifie les activités des humains qui depuis les temps les plus lointains se sont obstinés à vivre face aux vagues et dans le vent. Le projet urbain inscrivait la continuité du territoire dans son titre : « De la terre à la mer ». Il s’est donc agi de renforcer le lien entre le quartier d’habitat social du plateau et le centre-ville qui s’agrandissait autour des bassins.

Sur la pente de l’Amont Quentin, juste au-dessus du bassin le plus enfoncé du port, une première grande opération de reconstruction fut engagée réorganisant le bâti de manière à laisser des axes de vue vers la mer et le port. Cette organisation permit d’installer un parc et des liaisons piétonnes gravissant les pentes. Dans les flots constructibles, le vide organisa le bâti de manière à ménager des vues lointaines et des jardins. L’organisation des logements fut attachée à la volonté de regarder vers la mer, au nord, et de s’ouvrir vers les terres, au sud. Le centre s’agrandit autour d’un centre commercial augmentant sa galerie marchande. Le projet a consisté à ouvrir une grande place est-ouest permettant de réunir le quartier de l’hôpital au centre ancien. Cette place rassemble les nouvelles implantations : hôtel, commerces, habitat. Elle croise un parc qui longe la Divette, dont la canalisation a permis de gagner des terres sur l’ancien bassin de rétention. Ce parc, suivant le cours d’eau du sud au nord, est cadencé en une succession de “salons” et de plantations exotiques. L’utilisation du granite sous forme de grandes dalles où de rochers arrime l’espace au sol. Les plantations renouent avec la tradition des parcs cherbourgeois dont les essences variées venaient par la mer de continents lointains. Rejoignant le centre ancien, grâce à une passerelle au-dessus du bassin, les rues et les places réaménagées sont rendues piétonnes. On y retrouve dans les dallages et les massifs formant bancs et étales, le granite qui constitue le socle du Haut-Cotentin. En s’inscrivant dans le vide, les déplacements, les liaisons trouvent une logique “naturelle”, permettant de trouver de vraies raisons aux circulations douces. Une manière de sortir des diktats pour que tout devienne quelque chose que l’on ressente. Il ne s’agit pas là de prétendre créer un lien social par des artifices de sociabilité ou de convivialité, mais bien de permettre un lien organique avec le territoire lui-même.

Serge RENAUDIE
Architecte, urbaniste, paysagiste.

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