Remise en perspective du canal de Saint-Denis

Le canal de Saint-Denis. © Marc Louail
Le canal de Saint-Denis. © Marc Louail

Au bout de la plaine de France, entre les buttes de Montmartre et de Chaumont, un point bas. C’est l’entrée nord de Paris. Naturellement, on y passe, par des voies royales, vers Lille et vers Calais. Puis, assez naturellement, par les chemins de fer et les canaux. C’est le début de notre histoire. Le canal de Saint-Denis procède de cette logique d’aménagement topographique. À l’aube du XIXe siècle, après avoir amené l’eau de l’Ourcq aux Parisiens, on imagine couper un méandre de la Seine vers les bassins créés sur la commune de La Villette pour épargner aux bateaux les quais encombrés du centre de Paris. Les ingénieurs des ponts et chaussées tracent dans la plaine une ligne droite d’une lieue, soit plus de quatre kilomètres. À l’est de cette ligne d’eau : les cultures maraîchères de la plaine des Vertus, irriguées par le Croult, le ru de Montfort et la Vieille Mer, d’où émerge la tour de l’église Notre-Dame d’Aubervilliers. À l’Ouest : l’ancienne route d’Estrée devenue avenue de Paris, sans les Montjoies que l’on vient d’abattre. Depuis le chemin de halage, on distingue la cime des platanes plantés sur ses contre-allées en double alignements. Le canal s’approche lentement de cette armada d’arbres, puis finit par la croiser franchement, au sortir d’un coude qui évite le centre de Saint-Denis, au niveau du bassin de La Maltournée. Tout au long de cette ligne droite dans la plaine maraîchère, face à cette perspective précise que le canal a tracée : les tours de la basilique.

http://archives.ville-saint-denis.fr">
Un plan de 1899 où l’on voit que le canal vise la basilique au sud. Source : http://archives.ville-saint-denis.fr

La voie d’eau et la voie ferrée placent dès lors ce paysage champêtre à portée de convois lourds, amorçant l’industrialisation du secteur. La construction des fortifications, en 1844, fixe sur l’écluse n°1 la limite de Paris et présage la disparition des communes de La Villette et La Chapelle, annexées en 1860. À l’autre bout du canal, sur la Seine, le fort de la Briche est un témoignage de ces fortifications doublées de forts détachés. Alors que l’on entreprend le démontage de la flèche de la basilique en 1846, les abords du canal se couvrent d’ateliers et de manufactures. Les moulurations dans le ciment de la maison du directeur des établissements Coignet (1853), l’ornementation en briques colorées de la cheminée de la Pharmacie centrale (1867) ou encore les cours en pavés anciens colonisés de roses trémières de l’orfèvrerie Christofle (1875), traduisent la poésie de cette période d’innovation teintée de traditions. Des fortifs, qui furent tout de suite obsolètes du point de vue défensif, il ne reste rien ou presque. Mais la limite administrative de Paris qu’elles auront fixée restera un des marqueurs paysagers les plus francs de la région parisienne. La zone non aedificandi du glacis, envahie de bidonvilles, agrège pour longtemps la pauvreté de l’exode rural. Aujourd’hui encore dans ce secteur, le canal se couvre continuellement de campements de fortune.

Le canal est élargi et reconstruit en 1895 pour absorber un tonnage toujours plus important de marchandises et accompagner l’émergence d’industries lourdes sur l’entrelacs du réseau du Chemin de Fer Industriel, créé en 1885. Les cheminées d’usine et les immenses structures de gazomètre marqueront le paysage pendant près d’un siècle. Mais l’atmosphère de cette époque ne se compose pas uniquement de fumée et de suie. Le canal, couvert de barges, se trouve bordé de grands arbres entre les quais de déchargement, jusqu’à prendre des airs de promenade près de Saint-Denis, sur l’avenue de Paris. Il sépare alors deux univers. Tandis qu’Aubervilliers reste un point de production maraîchère, au centre-ville de Saint-Denis, on s’habille au Chic Parisien, on mange au Mets du Roy, un temps cité au guide Michelin. De beaux immeubles haussmanniens en pierre de taille sortent de terre. De l’autre côté du canal, dans la plaine, les ouvriers des usines, venus de province ou de l’étranger, s’entassent et se partagent la même couche à des horaires différents. Ce territoire de contrastes devient alors support de luttes et de progrès sociaux. Suite à la construction de la maison des ouvriers de l’usine Coignet en 1856, à l’initiative de l’industriel philanthrope, le logement social s’organise. La Société Française des Habitations à Bon Marché, nouvellement créée, construit la Ruche en 1896.

https://patrimoine.seinesaintdenis.fr">
Une carte postale où l’on voir la basilique dans la perspective. Source : https://patrimoine.seinesaintdenis.fr

Cet ensemble initie une histoire du logement qui marquera également le paysage des abords du canal, alors que Saint-Denis devient, dès 1920, l’une des premières municipalités communistes de la ceinture rouge. Des HBM du Gai-Logis de 1936, aux façades en briques ornées de motifs d’inspiration Art déco, à la colossale cité des “Quatre Mille logements” de La Courneuve, achevée en 1964, les projets de part et d’autre du canal témoignent, chacun pour leur époque, d’une conception économique d’un logement pour tous, confortable, lumineux et aéré. Accompagnant le développement d’une industrie toujours plus florissante, ces différents quartiers accueillent les travailleurs des provinces françaises, puis ceux issus de toutes les vagues successives d’immigration, dans une dynamique toujours en cours. Ces habitants de toutes nationalités voisinent aujourd’hui aux bords du canal : sportifs aux agrès, familles en balades, migrants en transit, négociants en textile ou spectateurs du stade, jusqu’à chacun des visages peints sur ses murs par les artistes de rue ; ils en deviendraient presque une composante paysagère, connectée au monde entier, vaste et diversifiée, étonnante et singulière.

Dans les années qui suivent, deux infrastructures déterminantes enjambent les eaux : le viaduc de l’autoroute A1 en 1966 et le pont du périphérique en 1967, qui marque désormais la double limite administrative d’une commune et d’un tout nouveau département : la Seine-Saint-Denis. Le fret ferroviaire représente encore l’essentiel du transport de marchandises du secteur. Il ne cessera dès lors de décliner à la faveur du transport routier. Sur les voies d’eau, le canal a déjà perdu beaucoup de sa fonction de transit de marchandises, concurrencé dès 1946 par les darses à grand gabarit du port de Gennevilliers. Alors que l’industrie dans la plaine semble à son apogée, la construction de la tour Pleyel en 1973, remplaçant la manufacture des pianos, marque le début de la tertiarisation. Elle est alors construite en lisière d’un cône de limitation de hauteur créé dans les années 1960 : le fuseau de protection de la basilique de Saint-Denis. La basilique est alors le seul monument hors de Paris concerné par cet outil paysager, qui entoure par ailleurs l’Arc de triomphe et protège les vues de Montmartre des constructions de grande hauteur. Durant cette même période, dans le centre historique, certains immeubles de rapport du parc privé sont peu entretenus. Ils ont basculé les uns après les autres vers le régime de copropriété créé en 1938, puis vu leurs loyers figés par la loi de 1948 sur les logements anciens. Délaissé des investisseurs, ils regroupent peu à peu la pauvreté évacuée des bidonvilles.

De 1973 à 1986, une vingtaine d’usines ferment malgré la mobilisation des ouvriers, notamment à Caseneuve en 1976. Les abords du canal deviennent peu à peu une vaste friche industrielle. Au centre-ville de Saint-Denis, le secteur au nord de la basilique, déclaré îlot insalubre, est rasé. Le site devient dans les années 1980 l’un des plus grands chantiers archéologiques de France. Les organismes HLM du tout nouveau département de la Seine-Saint-Denis commandent sur ces îlots des logements collectifs d’un genre nouveau, tels l’îlot 8 et ses labyrinthes de terrasses-jardins de l’architecte Renée Gailhoustet, achevé en 1986. Cette même année, dans la “cité des 4000”, récemment cédée à la ville de La Courneuve, la barre Debussy est démolie. Les organismes HLM de la mairie de Paris, restés gestionnaire de ces logements sociaux après la scission du département de la Seine, ne parviennent plus à maintenir en fonctionnement les ascenseurs des barres pour des locataires en grève des loyers. C’est une première pour un bâtiment de ce type : cette démolition marque le début d’une politique d’échelle nationale, toujours en cours, d’effacement des quartiers de grands ensembles. On pose dans le même temps, au sommet de la tour Pleyel, l’enseigne rotative la plus imposante d’Europe. En 1993, dans l’ombre d’un troisième viaduc flambant neuf, celui de l’autoroute A86, le dernier train de marchandises des Chemins de Fers Industriels roule au bord du canal. L’exploitation cessera définitivement l’année suivante, tournant une page de plus de cent ans d’industrie.

Le territoire bordant le canal s’entend alors, pour les décideurs de tous niveaux, comme un espace de reconquête. Le Stade de France est inauguré pour la coupe du monde de 1998 à l’emplacement des gazomètres disparus. Cette même année, la façade de brique du Gai-Logis se couvre d’une isolation par l’extérieur. Sur la passerelle de l’écluse des Vertus, on croise régulièrement les négociants du Centre International de Commerce de Gros France-Asie, ouvert en 2006, première plateforme européenne d’import-export en textile. À proximité, le centre commercial du millénaire ouvre en 2011. Il ne trouvera pas son public, tandis que les derniers commerces quotidiens quittent le centre-ville de Saint-Denis qui concentre désormais les boutiques de vêtements bon marché et de restauration rapide. À l’autre bout du canal, l’immense bâtiment des bureaux d’Alstom devient un espace de résidence d’artistes, précurseur de la friche culturelle institutionnalisée. Devant la gare, une passerelle ouverte en 2013, haubanée pour une portée de trente mètres, permet un nouveau franchissement du canal. Les derniers platanes des alignements sont coupés pour le passage du tramway. En 2015, les immeubles de la porte de Paris achèvent d’interdire la vue de la basilique depuis les berges. L’année suivante est inaugurée, sur un immeuble réhabilité de la rive opposée, un écran de cent mètres carrés, le plus grand de France, qui projette en continu des représentations d’œuvres d’art. Le canal devient le parcours de la Street Art Avenue®, marque déposée, labellisant la production d’art de rue à l’œuvre ici depuis les années 1980.

Sous le pont du périphérique, la ville de Paris, gestionnaire des canaux, place des barbelés, pour dissuader les sans-logis de s’installer. Alors qu’un projet de tour d’habitation se fait jour à la porte de Paris, le fuseau de protection de la basilique, non repris au Plan Local d’Urbanisme intercommunal, disparaît de la carte des servitudes d’utilité publique le 31 mars 2020, à l’occasion d’une mise à jour.

C’est donc un paysage fragmenté qui se dévoile à nos yeux lors de nos promenades contemporaines. Les berges sont aménagées, désormais les vélos croisent les coureurs des parcours sportifs. On s’approprie le canal, on en perçoit la richesse. Il est un lieu apaisé, précieux dans la métropole. Mais on comprend mal sa logique, de plus en plus mal, tant certains choix le rendent toujours plus illisible. Pourtant on justifie ces choix, on imagine que la déstructuration est une esthétique, dans un territoire d’expérimentation. Pour autant, les vies des gens qui l’ont construit, arpenté, contemplé depuis près de deux siècles, ne sont pas des expérimentations. Le canal de Saint-Denis est un concentré de l’histoire incroyable, méconnue et mouvementée de la banlieue parisienne. Sa structure en fait un de ces endroits, rares en petite couronne, où le paysage se dévoile à grande échelle depuis le lieu de nos déambulations. En certains points, sur certaines passerelles, l’horizon se dégage, au sud, sur la butte de Belleville et ses tours de la place des Fêtes, et, au nord, vers la forêt de Montmorency. L’œil exercé y lira les strates du passé : une barre subsiste aux 4000, le Gai-Logis est coincé entre le stade et l’autoroute, la cheminée de la Pharmacie centrale se dresse au-delà de l’écran géant. L’orfèvrerie Christofle, investie par des artistes, conserve pour quelques temps encore la poésie d’une belle endormie. Les logements Coignet sont rénovés et la maison Coignet, envahie de ronces, attend un renouveau. En marchant sur le quai, on s’attarde sur certains détails, on perçoit encore une foule de traces et de réminiscences : un rail encastré dans les pavés anciens, un alignement de peupliers derrière une centrale à ciment, un séchoir à tabac, qui fait office de maison des associations. La profondeur patrimoniale fait preuve de résilience. Les sources d’inspiration pour poursuivre cette histoire bicentenaire sont innombrables.
Et toujours, face à cette perspective précise que le canal a tracée : les tours de la basilique.