Quel patrimoine à Saint-Pierre-et-Miquelon ?

Vue de l'île aux marins depuis le port de Saint-Pierre. Au centre, l'église Notre-Dame-des-Marins, classée en 2011. © Philippe Cieren.
Vue de l’île aux marins depuis le port de Saint-Pierre. Au centre, l’église Notre-Dame-des-Marins, classée en 2011. © Philippe Cieren.

L’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon fait partie d’un ensemble de treize terres lointaines que l’on regroupe aujourd’hui sous l’acronyme peu poétique de DROM-COM, c’est-à-dire les départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer. Ce sont en réalité les vestiges de l’ancien empire colonial français qui, pour des raisons diverses, ne sont pas devenus indépendants à partir de 1946. Les statuts des treize restants ne sont pas homogènes, notamment en raison de leur histoire propre.

Panorama sur la ville de Saint-Pierre depuis la route de l’anse à Pierre. Au fond à gauche, l’île aux Marins. © Philippe Cieren.

Au bout du monde

Parmi ceux-là, l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, trois îles habitées, 242 km² et environ six mille cinq cents habitants, à cinq mille kilomètres de Paris. Ce dernier morceau de l’ancienne nouvelle France a eu une histoire compliquée, chahuté d’une guerre à l’autre, d’une souveraineté à une autre ; occupé par les français depuis le début du XVIIe siècle, devenu anglais avec la signature du traité d’Utrecht en 1713, puis français en 1763 avec celle du traité de Paris, occupé de nouveau par les anglais en 1778, rendu à la France en 1783 par le biais du traité de Versailles, réoccupé par les anglais en 1793 et, finalement, définitivement restitué à la France lors de la Restauration. Depuis, l’archipel est successivement devenu département d’outre-mer, puis collectivité territoriale à statut particulier et, enfin, collectivité d’outre-mer. Pour ce qui est de son histoire l’archipel est essentiellement associé à la pêche et effectivement ces îles ont servi de base aux pêcheurs basques, bretons et normands dès le XVIe siècle. Cette période de la grande pêche a été définitivement close en 1992 avec le moratoire relatif à la morue.

La situation géographique subarctique de ces îles, leur histoire mouvementée et la structure économique qui s’y est développée ont déterminé une occupation des lieux et une architecture particulière qui perdure et les modèles anciens y sont rares et fragiles. Rares parce que la majorité des constructions sont en bois et que le climat, autant que les conflits successifs, ont été destructeurs dans la durée. À cela se rajoute le déclin économique de l’île qui a entraîné l’abandon de beaucoup de constructions. Ainsi, sur l’île aux Marins, troisième île autrefois habitée de l’archipel, il n’y a aujourd’hui plus de résident permanent. Sur l’ensemble de l’archipel, hormis les sites archéologiques, le vestige le plus ancien de l’archipel est une tombe en pierre de 1770 et rien d’autre ne subsiste qui soit très antérieur au milieu du XIXe siècle.

Quels outils pour ce patrimoine ?

Nef de la cathédrale Notre-Dame. © Philippe Cieren.

Dans les « DROM-COM », la législation nationale s’applique avec des dispositions particulières, propres à chaque territoire. Ainsi, dans l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, le code du patrimoine s’applique mais pas celui de l’urbanisme, la collectivité ayant un règlement propre sur ce sujet. Dans ces conditions, il en donc possible de classer et inscrire bâtiments et objets mais la notion d’abords n’existe pas, ce qui en fait, n’est pas un problème au regard du contexte particulier de ces territoires et du grand intérêt que porte la population à la reconnaissance de son patrimoine bâti.

C’est dans les années 2000 que le ministère de la Culture va commencer à s’intéresser au sujet. En 2008, ce sera le premier acte, le navire « Ymac » sera classé au titre des monuments historiques (comme objet mobilier) en raison de l’intérêt ethnologique lié à sa fonction de bateau-pilote. En 2009, la CRMH de la région Bretagne va être mise à disposition du préfet et effectuer une première mission exploratoire afin d’évaluer les possibilités de protection au titre des monuments historiques des éléments patrimoniaux de l’archipel. À la suite de cette première mission, en 2010, la Commission nationale des monuments historiques donnera un avis favorable pour la protection d’une première série d’édifices.

Mais il n’y a alors aucun service compétent sur l’archipel pour prendre le relai et l’effet d’entraînement de ces premières actions va permettre de structurer un fonctionnement pour en assurer le suivi. Ainsi, c’est la Direction de la cohésion sociale, du travail, de l’emploi et de la population de Saint-Pierre-et-Miquelon placé auprès du Préfet de l’archipel qui va se voir confier la compétence de gérer l’archipel, notamment un architecte en charge de valider les projets d’entretien et de restauration, en relation avec la CRMH de Bretagne. En parallèle, des associations locales constituent un appui dynamique et efficace. On voit bien dans ces actions l’effet levier que constitue la reconnaissance du patrimoine de l’archipel, tant pour le soutien financier que pour la valorisation au niveau national.

Par la suite, d’autres missions auront lieu, accompagnées de différents experts du patrimoine maritime et outre-mer et, de cette façon, on aboutit aujourd’hui à un total de seize monuments historiques dont huit sur l’île aux Marins, cinq à Saint-Pierre, trois à Miquelon, et dix-neuf objets protégés. Parmi ces monuments, cinq sont des habitations et les autres principalement des édifices édilitaires.

La nature et la répartition de ces monuments, ainsi que les débats qu’ont suscités ces dossiers, méritent qu’on s’y attarde.

Patrimoine et outre-mer

La protection au titre des monuments historiques du patrimoine outre-mer impose de s’interroger différemment sur son intérêt. En effet, l’évaluation par rapport à des situations métropolitaines comparables aboutirait le plus souvent à un rejet de la proposition si les mêmes critères d’intérêt par rapport à l’histoire de l’art ou de l’architecture étaient appliqués. Le patrimoine outre-mer est souvent vernaculaire, peu monumental et rarement le fait de concepteurs majeurs. Cependant, il constitue des traces essentielles de notre histoire et de l’occupation de territoires dans des conditions parfois difficiles. Dans ces conditions, l’intérêt d’histoire et l’intérêt public (article L.621-1 du code du patrimoine) sont à prendre en compte au premier chef.

De cette façon, les huit monuments historiques et le patrimoine mobilier de l’île aux Marins, maintenant inhabitée, racontent son histoire et la structure urbaine d’environ six cents âmes qui s’y était développée. Ces protections sanctuarisent les vestiges et en font un lieu de mémoire. La plupart des maisons (en bois) ont disparu. Il n’en reste que les fondations et les limites parcellaires. Quelques-unes subsistent ainsi que les principaux édifices publics (ancienne mairie, église, presbytère, école…) et c’est cette armature urbaine qui a été protégée. Parmi les bâtiments subsistants, la maison Jézéquel est un des meilleurs exemples de ce qu’était une habitation familiale liée à l’activité de la pêche. Elle a été entièrement restaurée par l’association Saint-Pierre Animation en 1990, classée en 2014 après une seconde campagne de travaux.

Île aux Marins, “Saline Morel” classée en 2011. Cette maison entièrement restaurée est l’une des plus représentatives du patrimoine domestique de l’archipel. C’est celle d’une des dernières familles qui vivaient sur l’île. Les bandes engazonnées représentent les traces du réseau viaire de ce qui était un village et les surfaces empierrées, appelées les graves sont les zones de séchage du poisson produit par la pêche côtière des habitants. Elles donnent une image du parcellaire de l’île. © Philippe Cieren.

Sur Saint-Pierre, parmi les cinq monuments historiques, il est à noter le classement en 2011 de la forge Lebailly. C’est également un pas de côté par rapport à la doctrine générale en la matière. L’ensemble est fragile, sans intérêt architectural particulier mais il est complet et l’arrêt de l’activité a figé cet ensemble qui n’a pas été modifié. De ce fait, le bâtiment et l’intégralité des équipements et outillages ainsi protégés permet de préserver un des services essentiels pour comprendre le passé de l’île. Le fait que cet ensemble soit rare, non reproductible, significatif a un niveau national et présente des risques de dégradation le désigne potentiellement comme un moment historique, indépendamment de son intérêt « artistique ».

Intérieur de la forge Lebailly, classée en 2011 réactivée occasionnellement avec l’outillage et les conditions de travail d’origine. © Philippe Cieren.

Un autre exemple débattu a été la cathédrale Saint-Pierre, classée en 2020. Là encore pas d’architecture spectaculaire mais une grande église en béton sur le modèle des églises basques à tribunes latérales et un massif occidental maçonné. Cependant, cet édifice est structurant pour la ville de Saint-Pierre et si ce n’est la première c’est l’une des toutes premières églises en béton construite en dehors de la métropole.

Sur Miquelon-Langlade (environ six cents habitants) ce sont l’église et deux phares qui ont été protégés. Lors de la dernière commission nationale des monuments historiques qui a traité des dossiers relatifs à l’archipel, il avait été proposé, pour une protection, une ferme modeste en partie transformée et sa glacière. Cet ensemble, qui est l’un des derniers du genre, constitue la mémoire de la vocation agricole de Miquelon qui contribuait à l’approvisionnement des navires en escale durant les campagnes de la grande pêche. C’est un pan peu connu de l’histoire de l’histoire de l’archipel mais, pour ce dossier, la protection monument historique n’était pas la bonne. Cette ancienne ferme et son environnement relèvent en réalité d’enjeux paysagers, l’activité agricole ayant façonné le paysage alentour ce qui l’a également protégé de l’érosion marine. Une protection de type site classé, que pourrait établir la collectivité dans ses documents de cadrage serait infiniment plus adaptée.

Le cas du « Frigo »

Le “Frigo”, Ce vestige important pour l’histoire de l’archipel et celle des techniques mériterait un projet d’envergure pour sa préservation, sa mise ne valeur ainsi que celle du paysage alentour. © Philippe Cieren.

Imaginé pendant la Première guerre mondiale, ce lieu de stockage pour l’approvisionnement de la métropole dans le cadre d’un projet de chaîne du froid transatlantique a été inauguré en 1920. Mais, le projet initial a été rapidement abandonné et il a essentiellement servi de lieu de stockage.

Cet énorme silo frigorifique en béton armé est à l‘époque innovant, possédant notamment un mur rideau suspendu en béton, doublé par une épaisseur de liège. De cette façon, la rupture de pont thermique créée entre dalles et façade améliore l’isolation, les liaisons se faisant par des armatures métalliques. Par ailleurs c’est l’un des rares bâtiment au monde, à cette époque à disposer d’une structure poteau dalles sans poutre avec une répartition des ferraillages dans des formes de chapiteaux évasés. Ces seules caractéristiques en font un objet rare et singulier dans l’histoire des techniques de construction. Si l’on rajoute l’intérêt d’histoire, la question de sa protection était légitime mais il faudrait que le bâtiment fasse l’objet d’une étude plus poussée. Cependant, si l’intérêt est bien là, le bâtiment, à l’abandon, devient dangereux, son aspect peu attractif à l’entrée du port et les difficultés d’une quelconque opération de reprise n’enthousiasment pas d’éventuels porteurs de projet. Il est difficile d’imaginer un futur pour cet ensemble dont la démolition serait également problématique notamment d’un point de vue écologique et économique. Dans ces conditions, sans hypothèse de réemploi financé, une protection au titre des monuments historiques serait une contrainte supplémentaire sans effet possibles.

Et demain ?

Cette poignée de monuments et objets protégés au bout du monde qui raconte et mémorise un pan de notre histoire atteste de l’intérêt de notre politique patrimoniale et des effets qu’elle produit. Cette reconnaissance nationale qui était légitime a déclenché des travaux de restaurations et de mise en valeur importants qui n’auraient été possible, ni sans les aides de l’État, ni sans l’énergie de la population et de quelques associations. Cependant, des sujets sont encore à traiter et si l’État peut continuer d’y contribuer, dans la limite de ses compétences, l’idéal serait que la collectivité puisse compléter le dispositif, notamment sur la question des paysages.

L’isthme de Langlade qui réunit les parties Nord et Sud de l’île. © Philippe Cieren.
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