Inauguré en 1998 au moment même de la signature des accords de Nouméa, le Centre culturel Tjibaou1 , construit pour l’ADCK2 , maître d’ouvrage et gestionnaire de l’édifice, est destiné à promouvoir la culture kanak3 . Il est immédiatement perçu comme une œuvre contemporaine iconique de l’architecte italien Renzo Piano, aujourd’hui constitutive du patrimoine de Nouvelle-Calédonie4 .
Propos recueillis par Marc Louail, architecte des bâtiments de France de la Nièvre
Un chef d’œuvre architectural dédié à la culture kanak
Pensé comme une architecture nourrie par la culture locale5 tout en étant résolument technique6 , le bâtiment est composé de dix “cases” inspirées des constructions traditionnelles, mais conçues en structure mixte d’arcs et traverses d’acier et de poteaux en bois lamellé-collé, s’élevant graduellement à vingt, vingt-deux, et jusqu’à vingt-huit mètres pour les plus hautes.
La construction est novatrice à plusieurs égards. L’ensemble est un exemple d’intégration à son site, conçu pour préserver l’environnement dans lequel il est implanté. La gestion de la ventilation est conçue par flux naturels, les parois perméables se présentant comme une réinterprétation des parois tressées en feuilles de cocotier des cases kanak. Les brise-vues des cases, composés de deux mille cent trente-huit panneaux d’habillage, sont constitués d’un bois d’iroko venu de Côte d’Ivoire7 laissé brut, car particulièrement résistant et capable de supporter les embruns sans traitement. Sa couleur définitive grisâtre rappelle la couleur des troncs de cocotier, important dans la culture kanak. Les arcs et les poteaux constitutifs de la structure des cases ont été originellement conçus et usinés par robotique, par une entreprise de charpente spécialisée en Alsace, puis acheminés par bateau vers Nouméa pour y être assemblés8 . La structure est par ailleurs capable d’affronter les vents cycloniques, ce que confirment les tests en soufflerie effectués sur des maquettes.Après plus de vingt années d’exposition aux embruns, aux UV et aux cyclones, la structure présente néanmoins des pathologies9 nécessitant une intervention pour sa sauvegarde. En 2018, un audit réalisé sur le bois et la corrosion des aciers identifie les points de faiblesse.
Restaurer le patrimoine contemporain
Les habillages en bois, constitués de panneaux intégrant des liteaux horizontaux de trente millimètres par trente-cinq, seront intégralement déposés pour leur contrôle. Très exposés, du fait de l’implantation du bâtiment à proximité de l’océan sur un promontoire, portant la hauteur des plus grandes cases à quarante mètres au-dessus du niveau de l’eau, certaines sections présentent des pathologies liées au soleil, aux embruns ou à l’humidité, avec la présence de mousses, de champignons, voire de quelques termites. Mais ces bois ont malgré tout très bien résisté au milieu tropical, bien qu’ils aient été posés sans traitement fongicide, notamment du fait d’une sélection d’origine drastique : le bois n’est pas un matériau homogène, et pour deux mille mètres cubes de bois livrés, cinq cents mètre cubes sont choisis pour être usinés. Seul le bois proche de l’aubier, partie la plus tendre du bois, et qui aurait échappé au tri initial, a moins bien résisté.
La structure primaire, protégée par la résille, est rendue accessible par le démontage des panneaux. Les poteaux et arcs en bois nécessitent un remplacement estimé à 5% de leur volume. Ils sont constitués de lamelles de bois de sections constantes de trente-cinq millimètres par cent cinquante, collées sur une épaisseur allant jusqu’à treize lames permettant d’assurer un élargissement graduel. Le bois présente des pathologies, essentiellement au niveau des changements de section et aux assemblages, nécessitant le remplacement des lames, parfois intégralement aux abouts.
La fabrication des pièces de remplacement sera opérée en atelier, car le remplacement des lamelles de bois nécessite un usinage des chanfreins et un forçage modéré de la courbe avant le collage.
Ce remplacement sera opéré in situ ; les lamelles bois droites, chanfreinées en usine à Nouméa, arrivent à la longueur exacte de la portion retirée sur chantier, où elles sont appliquées à la surface de l’arc ou du poteau. Dans le cas des arcs, les lames droites sont maintenues courbées puis collées et vissées.
Au vu des délais pour la fourniture du bois, provenant pour cette fois d’Angola, celui-ci est commandé par anticipation et stocké localement en quantité suffisante pour être sélectionné en fonction de sa densité. La colle est également d’une formulation nouvelle et écologique. En effet, la colle résorcine d’origine contenait du cyanure, aujourd’hui proscrit.
La structure métallique en acier a été traitée originellement par galvanisation au bain de zinc et a ainsi très bien résisté : pour la première petite case, sur les cent quarante tirants, deux seulement sont à remplacer. Toutes les pièces métalliques présentant des traces de rouille doivent être restaurées par aéro-gommage au sablage fin, puis protégées par deux couches de peinture époxy et une couche acrylique, afin d’appliquer une protection jusqu’à trois cent soixante microns et renforcer la protection galvanique. Les traverses en acier, tubes tenant les panneaux brise-soleil d’habillage et de dimensions très diverses, présentent la corrosion la plus prononcée. Elles doivent être remplacées intégralement par des pièces neuves, usinées dans la région lyonnaise, puis envoyées par bateau pour un voyage de cinq semaines vers Nouméa.
Anticiper en intégrant la distance, ajuster localement en temps réel
La préparation d’un chantier aux antipodes de l’hexagone nécessite d’anticiper les commandes sur six à sept mois. Il s’agit également de valider les essais de convenance en amont du chantier : Le nettoyage haute pression du bois par exemple, nécessite un ajustement pour éviter le réveil des fibres en surface, avec pas moins d’une vingtaine d’essais pour trouver la pression la plus juste. De la même manière pour les pièces métalliques, l’abrasif de sablage, constitué d’un verre pilé très fin, est testé pour ajuster la formulation.
La complexité du projet et les incertitudes induites impliquent d’introduire une souplesse dans la mise en œuvre. Le projet intègre la mise en place d’un marché à bons de commande, que l’on retrouve assez régulièrement dans les chantiers patrimoniaux. La difficulté consiste à décomposer les travaux et introduire des prix unitaires pour chaque prestation : dépose des résilles, constatations, nettoyage, remplacement de chacune des pièces métalliques et bois. Les particularités du marché complexifient également le rôle de la maîtrise d’œuvre, qui sera assurée localement pour une présence quotidienne. Le chantier d’origine avait déjà nécessité la présence d’un collaborateur de RPBW sur place, de 1995 à 1998.
Hormis la fourniture d’éléments usinés qui viennent de métropole, les travaux sont menés pour l’essentiel par un groupement d’entreprises locales. Ils sont pilotés par le mandataire Cégémetal et réunissent toutes les compétences pour la restauration du bois, les traitements anti-corrosion et les travaux de cordistes (le projet n’intègre pas d’échafaudages du fait de sa structure singulière). Le chantier a démarré en mars 2024 par un chantier « test » sur la première case Vinimoï, qui fut aussi la première construite. Cette première phase doit permettre de valider les protocoles, les entreprises s’engageant au respect de la méthodologie par application du Plan d’Assurance Qualité. Le chantier se poursuivra ensuite sur l’ensemble des dix cases, le centre maintenant par ailleurs son activité d’accueil du public.
Questionner les pratiques antérieures pour construire le patrimoine de demain
Renzo Piano avait conçu son œuvre pour durer cent ans. Sa protection au titre des Monuments historiques ambitionne de dépasser cette perspective. Vingt-six ans après son ouverture, la restauration en cours constitue un premier jalon de transmission, tout en questionnant la conception initiale. À l’origine, le “mécano” architectural fut importé de métropole à 70% pour un assemblage local. Aujourd’hui, les proportions s’inversent pour sa restauration, notamment en termes de compétence, mais elle nécessite toujours d’importer les matériaux.
Pourrait-on encore construire cet édifice, à l’heure du bilan carbone intégré à la conception ? Prévus pour permettre à l’édifice de traverser les trente prochaines années, les travaux actuels seront-ils de la même manière requestionnés à cette échéance ? L’utilisation de bois locaux tels que le kohu par exemple10 , utilisé pour les cases kanak, n’est pas encore à l’ordre du jour. Dispersé dans les forêts dont l’exploitation est cadrée par le droit coutumier, son utilisation nécessiterait par ailleurs de faire venir des robots d’usinage en Nouvelle-Calédonie pour le transformer localement et d’avoir des volumes de bois suffisants.
Quoi qu’il en soit, la restauration du Centre culturel Tjibaou reste un modèle de transmission d’une œuvre contemporaine en climat tropical, pour assurer son avenir et son évolution11 , à l’image du patrimoine de la Nouvelle-Calédonie.
- Nom attribué en hommage au chef indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, assassiné le 4 mai 1989, signataire des accords de Matignon du 26 juin 1988 - https://centretjibaou.nc/histoire ↩
- Agence de développement de la culture kanak, établissement public à caractère administratif créé en 1989, suite à la signature des accords de Matignon. Le centre culturel Tjibaou est inclus dans les Grandes opérations d’architecture et d’urbanisme voulues par le président François Mitterand. L’ADCK et le CCT sont transférés au gouvernement de Nouvelle-Calédonie le 1er janvier 2012 dans le cadre des transferts de compétences prévus par l’accord de Nouméa. ↩
- Kanak : peuple autochtone mélanésien français de Nouvelle-Calédonie ↩
- L’édifice est classé au titre des Monuments historiques par arrêté du 24 mars 2003, par décision du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. ↩
- Piano, l’hymne aux Kanaks - https://www.liberation.fr/culture/1998/05/05/piano-l-hymne-aux-kanaksl-architecte-italien-a-concu-le-centre-culturel-tjibaou-pres-de-noumea_237817/ ↩
- « Une référence architecturale » - https://www.dnc.nc/dominique-rat-une-reference-architecturale/ ↩
- Iroko est le nom vernaculaire du Milicia excelsa, un arbre d’afrique subsaharienne au bois particulièrement résistant - https://fr.wikipedia.org/wiki/Milicia_excelsa ↩
- Sur la méthodologie d’innovation du RPBW, voir https://www.darchitectures.com/paul-vincent-30-ans-aupres-de-renzo-piano-a2722.html ↩
- La rénovation du CCT : un travail “chirurgical” - https://www.dnc.nc/dossier-la-renovation-du-cct-un-travail-chirurgical/ ↩
- Kohu est le nom vernaculaire de l’Intsia Bijuga - https://fr.wikipedia.org/wiki/Intsia_bijuga ↩
- Le centre culturel Tjibaou ou les difficultés d’incarner une identité néocalédonienne en devenir - Quitterie Puel et Fabien Van Geert – ICOFOM – C2RMF - https://doi.org/10.4000/iss.3355 ↩