Paris, la ville et le port

Le Port autonome de Paris, depuis trente ans, s’attache à aménager et à équiper les ports de marchandises nécessaires à la région Île-de-France et à réhabiliter, sous ses différentes formes, le tourisme fluvial. Les berges de la Seine, enfin, font l’objet d’une restructuration d’envergure avec la réalisation d’escales au droit des principaux monuments.

Le rôle de l’activité portuaire dans l’histoire de Paris

L’activité portuaire est fondatrice de la ville elle-même et plus exactement encore, de la municipalité parisienne. Dès l’époque romaine, les Nautes ont une organisation professionnelle puissante, dont témoigne le célèbre pilier du musée de Cluny. Au Moyen-Âge, leur rôle est essentiel dans la structuration progressive d’une ville. Disposant de ressources financières stables, ils sont en mesure de prêter au roi, toujours endetté et d’obtenir en contrepartie confirmation de privilèges. Le blason de la ville de Paris avec la nef et la devise fluctuat nec mergitur témoigne, encore aujourd’hui, de ces origines.

L’activité portuaire a également laissé des traces profondes dans la morphologie de la ville. La Seine est le vecteur privilégié des échanges et les premiers monuments du pouvoir bourgeois, comme l’hôtel de ville et sa place de Grève, témoignent bien de cette liaison port-ville. Très tôt, la Seine sera “mise en scène” par des aménagements élitaires et monumentaux somptueux, mais l’origine de son rôle urbanistique comme axe des grandes compositions est à trouver dans son rôle fonctionnel. De même que l’aménagement progressif des quais. Relancée par Napoléon Ie, la fonction portuaire s’enrichira des canaux destinés à l’origine à permettre un contournement du Paris historique encombré, par l’est et le nord. Les canaux, outre la trace majeure qu’ils ont laissée dans le paysage parisien, ont facilité et accéléré l’urbanisation des quartiers populaires de l’est et leur marque industrielle, sensible jusqu’à nos jours, malgré l’évolution des fonctions. Enfin, dans le cas des emprises de la halle aux Vins et de Bercy, la fonction portuaire se lisait encore dans l’orientation perpendiculaire à la Seine des chais et des alignements d’arbres.

Le port-mémoire

Les témoignages de l’activité portuaire ne sont plus très nombreux dans le Paris intra-muros. C’est déjà une raison suffisante pour les protéger chaque fois que cela est possible, mais c’est un combat long et difficile car, par un étrange déni de son histoire, la ville de Paris a voulu effacer cette activité portuaire et en recycler drastiquement les bâtiments et jusqu’à l’assise territoriale. Il nous faut ici relater le long combat mené autour de la ZAC Seine Rive-Gauche, devenue Paris-rive-gauche.

La logique initiale de la ZAC était celle de la tabula rasa afin de permettre la vente aisée des droits à construire sur des sols dégagés de toute contrainte de réutilisation. Le territoire s’étendant de la place Valhubert jusqu’au boulevard périphérique était considéré comme vierge et dénué de toute mémoire des lieux. Ni la gare d’Austerlitz, ni le bâtiment de la SUDAC, ni la halle de la Sernam, œuvre de Freyssinet, ni les magasins généraux d’Austerlitz, ni les Grands Moulins de Tolbiac n’étaient prévus à conserver dans les documents originels de la ZAC, établis pour la concertation préalable au bouclage du projet en 1989. Le SDAP, relayé par des associations vigilantes et avec la complicité des services du Port autonome de Paris, a dû remonter le courant et mener sur chacun de ces bâtiments une bataille opiniâtre, de pédagogie et de résistance ; le cas de la SUDAC, remarquable bâtiment métallique de 1898 fut rapidement réglé. Celui de la gare d’Austerlitz ne le fut qu’au terme d’une bataille de près de huit ans pour l’inscription au titre des Monuments Historiques.

Le cas des Grands Moulins nous retiendra davantage car il est intimement lié à l’histoire portuaire. Ils forment le pendant Seine des merveilleux moulins de Pantin, plus expressionniste à Paris, du moins dans les parties les plus anciennes car les extensions des années 30 et 40 sont plus rationalistes. Non protégés MH, les Grands Moulins sont, pour l’essentiel, voués à être réutilisés pour un équipement universitaire et il faudra veiller à ce que le projet retenu n’altère pas trop les volumes massifs et puissants du Grand Moulin. Ils ont longtemps été les plus grandes minoteries d’Europe et le chef du SDAP avait cherché à conserver le maximum de traces de cette activité hautement liée au fleuve. À l’époque, la vue de ces chaînes de traitement de la farine, hautes comme un immeuble de six étages, ainsi que de ces énormes vis broyeuses, donnait le désir de sauvegarder, au titre de l’archéologie industrielle, au moins une chaîne de traitement intégrée et
complète. Cela n’a pu être possible et le chef du SDAP, un peu seul devant cette responsabilité, a du isoler une vingtaine d’éléments industriels, vis, moteurs, baleines, qui ont été découpés avec leurs parts de tuyauteries, soigneusement empaquetés et attendent maintenant l’occasion, d’être montrés. Je saisis l’occasion de déplorer que l’ensemble des activités industrielles et portuaires du XIIIe arrondissement n’aient pas suscité le projet d’un musée d’archéologie industrielle : le port, le chemin de fer, l’automobile, l’air comprimé, le blé et la farine ont laissé des traces parfois monumentales, parfois purement mémorielles dans le quartier, mais l’occasion semble avoir été perdue de les rassembler en un projet muséal unique.

Les magasins généraux d’Austerlitz, parfois appelés entrepôts, ne paient pas de mine pour un amateur de monuments historiques. Disqualifiés par une utilisation non prestigieuse (braderies, entrepôts, magasins) et par des décennies de non-entretien, le bâtiment du quai d’Austerlitz se présente comme une friche industrielle en bord de Seine. Or, sa situation “pieds dans l’eau” dans le fleuve en fait -avec le ministère des Finances, mais c’est une autre histoire- un unicum parisien. Il s’agit ici à Paris de la première application strictement industrielle, par Georges Marin Goustiaux, architecte, et Simon Boussiron, constructeur, en 1907-1909. Le bâtiment a donc une histoire riche, une situation exceptionnelle. Aujourd’hui, les réglements interdisent les bâtiments les pieds dans l’eau. Si celui-ci est détruit, il n’y en aura pas d’autre. Et surtout de nombreux exemples de réhabilitation de docks, à Londres, en Amérique du Nord (Baltimore) et ailleurs montrent que la réutilisation de ce genre de structure peut générer des projets architecturaux intéressants et, surtout, extraordinairement innovants. Ce bâtiment paquebot aurait permis une greffe urbaine impure mais originale. Le SDAP et la préfecture de Paris en ont d’ailleurs rêvé, lors des projets en 1996 du déménagement du musée de la Marine qui aurait pu trouver là un site aquatique avec bateaux amarrés sur le fleuve. La ville de Paris n’a
jamais vraiment reçu nos arguments. Le plan d’aménagement de zone (PAZ) de 1989, toujours applicable dans ces dispositions, prévoyait la démolition de ces bâtiments. Mais le SDAP avait réussi à y faire écrire une clause selon laquelle ces bâtiments pourraient faire l’objet d’études de réutilisation. Et, de fait, plusieurs études ont été menées sur le sujet. La ville de Paris ne semble plus actuellement considérer le sujet comme tabou ; le bâtiment pourrait être réduit à plusieurs plots successifs mais le SDAP continuera à militer pour le maintien d’une structure massive, support d’une intervention architecturale éventuellement audacieuse, grand paquebot fellinien échoué à quai.

Les magasins généraux du bassin de la Villette, eux aussi pieds dans l’eau, ne sont pas menacés de démolition. Leur valeur paysagère entre la rotonde de Ledoux et le pont mobile de Crimée, est évident. Cependant, l’un d’entre eux a brûlé il y a déjà plusieurs années et une solution n’est toujours pas définie pour son remplacement.

Au total donc, on s’aperçoit que les témoins architecturaux de l’activité portuaire, quoique peu nombreux, sont peu vus et mal appréciés. On peut ajouter à la liste déjà évoquée quelques bâtiments, non menacés, comme la maison de la batellerie à Tolbiac (Arsène-Henry architecte), la maison éclusière du bassin de l’Arsenal, belle et incongrue comme un Magritte, les caves de Bercy.

Cela dit, le patrimoine portuaire ne se réduit pas à des bâtiments, c’est aussi une vaste emprise territoriale constituée de l’ensemble des quais bas, dont l’utilisation est fixée par le POS de Paris qui impose le regroupement des activités portuaires industriels à proximité des périphériques. Cet héritage portuaire constitue les “quais” au sens parisien du terme. Mais la ville de Paris dispose évidemment de son pouvoir urbanistique de droit commun, qui se double depuis quelques années d’un intérêt politique marqué pour cet espace. Entre l’État (VNF1 , Port autonome de Paris) et la Ville de Paris, le SDAP compétent sur la presque totalité de ces lieux au titre des abords de monuments historiques (et aussi au titre du Secteur Sauvegardé du VIIe arrondissement) développe un discours de protection et de respect de ce paysage légué par l’histoire.

Le port paysage

Le port, son activité grouillante, son humanité affairée, voilà un thème ancien et riche dans l’histoire de l’art. Que de nombreuses villes aient été magnifiées par leur port, en témoignent les vues des ports peintes par Joseph Vernet ou Victor Hugo caractérisant Bordeaux (« C’est Versailles avec, en plus, des voiliers »). L’activité portuaire à Paris n’a peut-être jamais atteint ces sommets de reconnaissance esthétique, mais elle a longtemps été bien vivante, et le SDAP de Paris s’est toujours montré favorable au maintien dans Paris de l’activité portuaire. Il n’est pas toujours facile de prendre fait et cause pour les sablières, les centrales à béton, les conteneurs et les grues, surtout, avec en arrière-plan, le dôme des Invalides ou la Tour Eiffel mais le SDAP en était convaincu, plus pour des raisons historiques et de logique urbaine que réellement esthétiques, et il s’est donc, sur ce point, toujours montré allié avec le Port autonome de Paris.

Depuis les années 80, en effet, le port est progressivement chassé du cœur historique et les activités “proprement” industrielles sont cantonnées en amont du pont de Tolbiac ou en aval du pont du Garigliano. Des activités ponctuelles de chargement et manutention peuvent encore avoir lieu, sévèrement réglementées, sur les ports amont -du pont Henri IV au pont de Tolbiac pour la rive droite, du pont d’Austerlitz au pont de Tolbiac pour la rive gauche- comme sur les ports aval -de la place de la Concorde au pont du Garigliano. Les quelques activités “industrielles” encore visibles sur ces quais sont liées à des baux et contrats qui ne seront pas renouvelés. À court terme, le port comme industrie lourde sera relégué aux marges de Paris. Cette stratégie hygiéniste ne nous semble pas conforme à l’histoire de Paris : les bâtiments des rois ne s’offusquaient pas de la présence des porte-faix. Il en est autrement à notre époque.

Le SDAP déplorait, surtout, que le fait de chasser l’industrie portuaire ne s’accompagnait point d’un projet de substitution capable de donner vie à ces lieux. Or, une mutation semble s’opérer depuis quelques années. Depuis les grèves de décembre 1995, le concept du transport par voie d’eau intéresse de nouveau la ville et les responsables, Port autonome de Paris en tête. Le SDAP de Paris s’occupait traditionnellement de ces questions, accompagnant les édiles dans leurs difficiles rapports avec les sociétés de bateaux mouches, négociant âprement avec les concessionnaires la forme, la volumétrie et l’implantation des bateaux-restaurants, des bateaux-navettes ou de l’ex-piscine Deligny, luttant contre les abus de publicité et d’enseignes sur les quais et sur les bateaux. On rappellera qu’au début des années 90, avant qu’un texte efficace n’y mette fin, le
SDA de Paris était le seul service à pouvoir lutter, grâce à la loi du 31 décembre 1913, contre les publicités sur les péniches, du moins lorsqu’elles étaient amarrées. La politique du service était, et est toujours, d’éviter les bateaux trop imposants, trop hauts et surtout de style trop exotique directement importés par exemple de la Nouvelle-Orléans.

Après 1989, ces activités traditionnelles s’enrichissent de lignes de transport pour usagers et touristes (les batobus). Les installations générées par ces nouvelles activités sont renvoyées dans la maçonnerie des quais ou traitées de manière simple et légère, avec des matériaux -bois et textile- évoquant le nautique. Ces activités touristiques (bateaux- navettes, restaurants sur pontons flottants) se développent. Elles n’entretiennent avec l’activité portuaire qu’une relation de filiation (l’opérateur principal restant le Port autonome de Paris), raison pour laquelle on ne développera pas davantage ce sujet.

L’autre activité, d’ailleurs intimement liée à la précédente, est celle de la promenade. La ville de Paris, le Port autonome et le SDAP sont engagés dans le projet de promenades des berges, promenade continue du Parc André Citroën jusqu’à la Bibliothèque nationale de France. Là encore, le lien avec l’activité portuaire tient surtout à l’histoire, l’opérateur principal de la promenade étant le Port autonome de Paris, héritier et gestionnaire des quais bas. Sans développer outre mesure ce sujet, on dira que la Ville, le Port et le SDAP se sont mis d’accord sur un important cahier des prescriptions architecturales et paysagères, relatives à la mise en valeur des berges de la Seine dans Paris. Ce document traite de tous les problèmes relatifs aux berges et aux équipements (murs des quais bas et pavés, sols et pavages -pavé de grès dit “pavé du Roy”-, murs des quais hauts, plantations, mobilier et signalétique), ainsi qu’aux installations sur les berges et aux bateaux. Les intentions de ce document visent à préserver l’image traditionnelle des quais, tout en permettant à de nouveaux usagers d’y remplacer précisément l’activité portuaire traditionnelle, principalement par le tourisme et la promenade.

Dans l’élaboration de ce document, l’obsession du SDAP de Paris, d’ailleurs largement partagée par la Ville et le Port, était de ne pas fonctionnaliser la promenade des quais bas, en d’autre termes de ne pas créer un ruban routier supplémentaire ou, pire encore, plusieurs rubans, l’un pour les piétons, un autre pour les cyclistes, un autre encore pour les rollers. Les quais sont un espace linéaire de déambulation mais ils ne sont en aucune mesure une voie de circulation. Si tous les signataires du cahier des charges en sont bien d’accord, il faudra néanmoins se montrer vigilants car la pression des lobbys, jointe aux impératifs de sécurité, peut mener rapidement à un partage strict de l’espace avec délimitations, bornes, grilles et poteaux, qui serait destructeur de cet espace unique (dans tous les sens du terme).

Francis CHASSEL
Inspecteur général de l’architecture et du patrimoine

  1. Établissement public à caractère industriel et commercial, créé en 1991 pour succéder à l’office national de la navigation. Il est composé de dix-sept directions régionales et représentations locales constituées par les services de la Navigation et les directions départementales de l’Équipement.
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