Les portes du fleuve

Les ports urbains accueillent, en liaison avec le transport des marchandises, des activités de manutention, de transformation et de commerce. Ces activités tendent à se diversifier. La reprise du trafic constatée depuis plusieurs mois devrait s’accentuer avec la volonté des pouvoirs publics de donner une place plus large à ce mode de transport. Le plan de déplacements urbains de la région Île-de-France prône un développement de la voie d’eau, mode écologique, économique et surtout non saturé. Ces choix s’inscrivent dans le cadre d’un développement durable de l’agglomération.

Le transport des passagers représente une autre activité traditionnelle. Au siècle dernier et jusque dans les années 30, c’était un transport en commun au même titre que les autres et qui, aujourd’hui, attire une clientèle touristique qui apprécie le charme d’une promenade au fil de l’eau et la vision singulière qu’elle offre de la capitale.

Nul n’est besoin de rappeler le fort pouvoir onirique des berges dans la ville et ses environs. Le développement des restaurants, cafés et guinguettes au siècle dernier en est une illustration. Les berges constituent un espace public riche de possibilités et de fonctions qui contribuent toutes à la vie et à l’animation de la ville. Mais cette mixité d’usages possibles n’est pas toujours présente lors de la programmation ou de l’aménagement des bords du fleuve. Puisque mixité fonctionnelle et qualité des espaces publics ont retrouvé une place évidente dans les réflexions urbaines actuelles, à nous, responsables des berges et aménageurs, de leur redonner une existence sur les bords de Seine.

Les lignes Bateau Bus
Pour accompagner le développement du transport touristique, le Port autonome de Paris a pris le parti de mettre à la disposition des exploitants un réseau d’infrastructures pour l’embarquement et le débarquement des passagers, répondant aux normes de confort et de sécurité. Une vingtaine de sites en 1987, dont une dizaine à Paris, ont été sélectionnés. Parallèlement, le projet d’une ligne régulière “Bateau Bus” sur la Seine desservant les sites parisiens majeurs a pris corps et existe depuis une dizaine d’années. Les escales retenues au droit des monuments les plus significatifs ont induit l’aménagement de quais d’accostage, de secteurs d’embarquement et d’aires d’attente couvertes ainsi que la mise en place d’une signalétique de proximité. Les concepteurs se devaient de mener une étude attentive d’intégration dans les sites prestigieux du centre de Paris. Pour les architectes pressentis, il s’agissait de minimiser l’impact des infrastructures d’accostage en les rendant quasiment invisibles et de préserver la qualité des quais et des berges. Dans cet objectif, elles se sont appuyées aux ouvrages existants : une double volée d’escaliers au quai de Montebello, une rampe de mise à l’eau sur le quai Malaquais ; l’ancienne pile du port de Solférino camoufle l’aménagement d’une plateforme provisoire en bord de quai. Il fallait aussi permettre un accostage facile quelles que soient les variations du plan d’eau. Les infrastructures ont ainsi été dotées soit d’emmarchements, soit d’éléments flottants, favorisant l’arrimage à la hauteur du plat bord du bateau. Il fallait enfin installer des infrastructures d’accueil démontable, servant à la fois de signal d’escale et d’abri.

Les ports, un temps échelonné

La lecture des berges permet de discerner trois échelles de temps :

  • le fleuve renvoie à la notion d’intemporalité ;
  • le quai ou la berge façonnée par l’homme au cours de l’histoire fait référence à un temps long, traduisibles par exemple par la hauteur des arbres ;
  • enfin, l’occupation du quai ou de la berge par des activités ou des constructions diverses fait référence à une notion de temps court dont témoignent les installations provisoires ou éphémères.

La morphologie des ports a évolué dans le temps en fonction de celle des techniques. Ainsi, le port de tirage se prêtait bien à la faiblesse ou à l’absence d’outillage pour débarquer, à dos d’hommes, balles de foin, sacs de grains. Avec la mécanisation et l’apparition des grues, les opérations de manutention portuaire se sont réalisées sur des quais droits dont les caractéristiques techniques se sont renforcées : les quais maçonnés ont été remplacés par des structures métalliques parfois habillées de parements minéraux. Les contraintes d’espace disponible obligent également à repenser les installations d’un port, à modifier la logistique d’approvisionnement des marchandises. Enfin, l’évolution du contexte urbain peut également conduire à revoir les installations pour un rapport plus harmonieux. La réhabilitation ou le réaménagement de l’infrastructure portuaire, de la plate-forme elle-même, soulève la difficulté d’un juste équilibre entre la pérennité d’investissements lourds et structurants et le caractère changeant inhérent à l’activité, aux “process”, et aux techniques.

À Ivry-sur-Seine, la réhabilitation du port industriel a conduit à la réalisation d’une façade urbaine du port fortement structurée et architecturée avec un marquage net des accès et l’intégration de continuités, telles que le végétal d’alignement ou le cheminement de promenade. La force de cette façade a permis de ménager une souplesse pour l’aménagement des surfaces réservées à l’activité portuaire. Les installations techniques, par essence moins pérennes, font cependant l’objet d’un traitement architectural réel.

La réhabilitation d’un port peut conduire à accompagner un changement de vocation d’un site et à adapter, si nécessaire, l’infrastructure. Ainsi, le port Henri IV devait-il s’adapter à une nouvelle vocation d’accueil de bateaux de croisière. Le profil du quai a été dans cet objectif modifié et les relations du port avec leur contexte urbain retravaillées : création d’un nouvel accès piéton, changement de revêtement, introduction de masses végétales, création d’un nouvel éclairage ont été confiés à Alexandre Chemetoff après la définition du programme.

Le profil d’un quai, un alignement d’arbres de haute tige, un jeu de rampes d’accès judicieusement placées, un revêtement de sol pertinent, un éclairage adapté, constituent des interventions fortes par leur impact et la pérennité qu’elles induisent. Elles sont de celles qui contribuent à inscrire le port dans une perspective historique d’évolution de la ville.

Les berges de la Seine, un espace singulier

Au fil du XXe siècle, la perception de l’eau a donné lieu à différentes traductions architecturales. Des ambiances semi-confidentielles révélées par les gradins en arc de cercle sous le pont d’Iéna, un esprit “spectacle”, les gradins incrustés dans le décaissé du quai du port de la Gare ou avec l’abaissement du bord au port Henri IV une atmosphère franchement plus portuaire. De même, on a voulu lutter contre l’effet de cloisonnement des berges. La séparation entre le fleuve et la ville peut se matérialiser par un linéaire de bouquinistes obstruant la vue sur la Seine, ou par un déploiement de voies rapides de circulation infranchissables par le piéton. Une liaison récente, à l’évidence en opposition à des obstacles de cette sorte, a permis d’offrir dans la ville une nouvelle approche au fleuve. En effet, le parc André-Citroën, situé dans le XVe arrondissement, se déroule en pente continue perpendiculaire à la Seine pour s’articuler en partie basse avec le Port de Javel bas par une plate-forme minérale décaissée.

Les dimensions constitutives de l’espace fluvial, à l’échelle de l’homme et de la ville, ont été mises en relation : largeur de quais et de plans d’eau, hauteur de murs de quai haut et quai bas. Les deux rives dialoguent entre elles. Elles ne sont ni trop éloignées, comme peuvent l’être les rives de la Tamise à Londres ou du Danube à Budapest, ni trop rapprochées, comme par la traversée du Tibre à Rome. Les dimensions du site de la Seine sont assez généreuses pour offrir des vues vers le quai haut, ponctué de monuments, et assez limitées pour rester à une échelle humaine. Enfin, l’identité de la Seine dans Paris a été marquée par les matériaux employés. Dans son “écrin” minéral (pavés, moellons, meulière, pierres calcaires) sont apposés des accessoires en métal (échelles de quai, bollards, ducs d’Albe, pieux, embarcadères, anneaux, échelles de crue).

Les ambitions des interventions contemporaines

L’espace fluvial se lit donc au travers d’un vocabulaire identifiable et déclinable. Il restait pourtant à faire correspondre ce dernier à de nouvelles implications. Il n’existait, par exemple, aucune signalétique ou signalisation qui permette la lecture des quais bas à partir des quais hauts.

Si le défi à tenir est d’assurer une réelle mixité d’usage, dans le temps et dans l’espace, il est également important de ne pas saturer l’espace, de ménager “des respirations” qui préservent l’appartenance publique des quais. Le choix de traiter le bâti selon un vocabulaire éphémère, comme des objets posés temporairement sur le quai contribue au maintien du caractère portuaire du lieu. La transparence des façades ouvertes sur le fleuve, la légèreté des matériaux, le décollement de la base des haltes nautiques, ou relais industriels par rapport au quai, préservent la disponibilité des berges tout en y assurant vie et activités.

Iglal BOULAD-GREENWOOD et Philippe LAJUS
Architectes Port autonome de Paris, division du domaine et de l’urbanisme

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