La Seine, voie privilégiée des transports pondéreux et artère principale de la capitale, demeure un vecteur privilégié de l’urbanisme parisien, Si les activités portuaires se maintiennent en amont et en aval de la cité, les quais, au centre, sont aménagés pour la promenade et le tourisme fluvial.
Un site stratégique
Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, à l’extrémité orientale de Paris, sur la rive gauche fut élevé le plus grand moulin à blé jamais construit dans la capitale. L’endroit n’était pas indifférent. Entre la Seine et les voies ferrées du Paris-Orléans, cet emplacement accueillait facilement les péniches et les trains en provenance des plaines de la Beauce et de la Brie. Cette zone en pleine activité faisait face aux entrepôts à vin de Bercy et se trouvait, comme ceux-ci, un peu à l’extérieur de l’ancienne barrière des Fermiers généraux. Dès le milieu du XVIIIe siècle, avait été projetée, à l’est de la vieille Salpétrière, une gare fluviale, qui donna son nom au quai de la Gare. De nombreuses industries vinrent par la suite s’y établir : une verrerie à bouteilles installée dès 1792, puis la raffinerie de sucre Say et, sur l’avenue de Choisy, une usine à gaz (1840). Plus tard, en 1872, les usines Panhard s’installèrent avenue d’Ivry.
Plus nombreux encore furent les entrepôts, implantés après l’ouverture de la voie ferrée en 1840 : magasins à bois, à tuiles, à ardoises et, surtout, déjà, magasins à blé avec, parmi ceux-ci, les entrepôts Trotot et Lièvre, à l’emplacement desquels furent édifiés les Grands Moulins. À Ivry, de l’autre côté de la petite ceinture et du boulevard périphérique, les silos du cimentier Calcia perpétuent la vocation de stockage de ces bords de Seine.
Une maîtrise technique
Produire de la farine revient à faire venir d’énormes quantités de blé et à les stocker, puis à les transformer, c’est-à-dire les trier, les laver et les moudre, avant d’en tamiser et d’ensacher les produits. Cette suite d’opérations s’est voulue, très tôt, de nature industrielle. Les bâtiments de 1920, construits pour la Société des Grands Moulins de Paris, fondée par Ernest Vilgrain, sont dus à l’architecte parisien Georges Wybo, connu avant guerre pour ses réalisations à Deauville (le casino et l’Hôtel Royal) et qui a œuvré, parmi d’autres commanditaires de marque, pour André Citroën. Pour ce dernier, et toujours sur la rive gauche de la Seine, mais à l’autre extrémité de Paris, il venait de réaliser les bâtiments de direction et le laboratoire de l’usine d’obus de Javel.
La façade urbaine des Grands Moulins a quelque chose de palatial. Mais, derrière, se développent des constructions à vocation très technique, utilisant toutes un matériau encore relativement nouveau, le béton armé, moulé en imitation de la pierre. L’ensemble fut conçu pour permettre en flux quasi continu la transformation rationnelle du blé en farine, entraînés l’un et l’autre par un réseau de vis sans fin, d’élévateurs à godets et de conduites pneumatiques. Dans l’un des bâtiments perpendiculaires au quai, s’effectuait le nettoyage des blés, c’est-à-dire l’élimination par tri mécanique des mauvaises graines (longues et rondes), le lavage, l’épierrage et le “brossage” pour ébarber les grains.
La mouture proprement dite était faite dans le grand bâtiment faisant face à la Seine, édifice à huit niveaux dont cinq étaient occupés par trois rangées de machines, entre lesquelles circulait le grain à moudre. Aux deuxième et troisième niveaux, s’effectuait le broyage des grains, passant cinq fois entre des cylindres cannelés ; plus haut, le “sassage” où les semoules produits du broyage étaient débarrassées par aspiration de leurs impuretés ; ensuite le “convertissage” ou passage des semoules entre des cylindres lisses ; enfin le blutage (ou tamisage) des farines dans les “plansichters”, grands tamis oscillants, maintenus par des joncs de rotin de Malaisie, d’une résistance inégalable.
À côté de la mouture proprement dite, le stockage et la manutention étaient donc des activités indispensables pour l’entreprise. L’accroissement de la production, qui atteignit rapidement le chiffre faramineux de mille tonnes par jour, nécessita d’adjoindre aux premiers silos, installés dans le prolongement du bâtiment de nettoyage, un grand édifice indépendant, le silo n° 2. Il fut construit en 1933-34, suivant les dessins de l’architecte Vuagniaux, par l’entreprise Froment-Clavier (resposable des célèbres silos du bassin d’Arenc, élévés sur le port de Marseille en 1927).
Le stockage des farines requérait aussi des volumes croissants. Au magasin, construit dès 1922, fermant, du côté des voies ferrées, la cour à l’arrière du moulin, fut ajoutée après guerre une grande halle, édifiée en 1949 pour les magasins généraux du Port autonome, située à l’est de l’ensemble et acquise par les Grands Moulins en 1956. Utilisant habilement le béton armé pour la réalisation de volumes de très grande portée, ce magasin est peut-être l’œuvre d’un élève d’Auguste Perret, Honneger.
Universite Paris VII
Le transfert de Paris VII a été envisagé dès 1995 et trois projets ont été esquissés pour une surface de 150 000 m2. L’implantation de l’université dans le quartier Masséna, décidée en juin 1996, s’entend dans le respect de l’environnement urbain et une volonté d’insertion au tissu parisien dessiné par Christian de Portzamparc. Paris VII préserve sa tradition d’université latine, mêlée à la vie de quartier et à celle des habitants. La fonction d’accueil sera renforcée par la série de concessions à des commerces à rez-de-chaussée. De même, l’esprit des lieux qui ont longtemps marqué les bords de Seine sera un facteur majeur de la réhabilitation. Détournés de leur fonction initiale, les trois bâtiments sauvegardés, les grands moulins, la halle de stockage et l’usine à air comprimé, vont être adaptés dans un jeu sophistiqué de leur structure intérieure. Ainsi, la halle regroupera les salles de cours et les amphithéatres modulables et son système de circulation et de sécurité sera rapporté en façade. Pour les grands moulins, la cour sera préservée et recevra une salle de théâtre et de concert. La caféteria et le centre d’orientation seront aménagés à rez-de-chaussée, tandis que la succession des plateaux abritera le pôle de documentation, les salles de lecture et le réseau d’information. Ainsi, la refondation de l’université doit-elle s’organiser dans une nouvelle morphologie urbaine et assurer, en douceur, la transition avec le passé industriel du quartier.
Propos recueillis auprès de François Montarras.
Une réhabilitation attendue
Victimes des restructurations, les Grands Moulins ont cessé de fonctionner en 1996, sept ans après leur acquisition par le groupe Bouygues. Le démantèlement du site par la Société d’économie mixte d’aménagement de Paris a entraîné la destruction de plusieurs bâtiments, dont celui de l’école de boulangerie et de pâtisserie qui se trouvait sur le quai, devant le moulin et, de manière encore plus regretable, le bâtiment des silos de 1933. La plupart des machines ont été démontées ; quelques-unes ont pu être récupérées par l’écomusée du Creusot. Ces disparitions ont fortement diminué la valeur patrimoniale du site, pourtant emblématique de l’histoire du pain des Parisiens : Les Grands Moulins alimentaient régulièrement quelques dix mille boulangers de la capitale. Les démolitions ont fortement déçu ceux, peu nombreux il est vrai, qui espéraient voir préserver tous ces bâtiments, situés à côté d’un monument remarquable de l’histoire industrielle parisienne, l’usine de la SUDAC. Construite en 1891, cette halle métallique, exceptionnelle par ses qualités constructives et par sa place dans un réseau urbain unique en France (distribution d’air comprimé, conçue dans un premier temps pour faire fonctionner des horloges publiques), a été, en effet, inscrite à l’Inventaire supplémentaire en 1994.
Depuis quelques temps, la situation des Grands Moulins évolue cependant de façon plus favorable. L’université de Paris VII désireuse de profiter de son déménagement de Jussieu pour créer une université qui, loin de constituer une forteresse immuable, soit décloisonnée et ouverte sur la ville, souhaite réutiliser le patrimoine bâti. Elle s’apprête à insérer ses activités dans un tissu urbain en évolution mais qui garde aussi les marques de son histoire. D’ailleurs, dans cette appropriation des lieux, la conservation d’objets d’intérêt, à la fois architectural, technique et socio-économique, est un réel stimulant et devrait initier des coopérations entre historiens, architectes et géographes, grâce à l’étude interdisciplinaire d’un morceau de ville. L’espoir est de parvenir à une remise en valeur qui, tout en permettant de remplir les objectifs d’un programme contemporain d’enseignement et de recherche universitaires, s’appuie sur une restauration fidèle à l’architecture des enveloppes et préserve une certaine lisibilité de l’organisation spatiale d’ensemble, entre le fleuve et les voies ferrées. Elle devra témoigner enfin, ne serait-ce que discrètement, des anciens aménagements et fonctions internes. Les futurs utilisateurs des lieux sont invités à inventer une véritable mise en scène pédagogique des quelques mécanismes restants et à prévoir une architecture intérieure qui préserve le jeu subtil entre le béton armé et le bois, seul matériau capable, à l’époque, d’absorber les vibrations des plansichters en mouvement. Voisine, au sein du nouveau pôle universitaire, des silos à livres de la Bibliothèque nationale de France et d’une école d’Architecture, future occupante, en principe, de ce qui reste de l’usine SUDAC, l’université de Paris VII est confrontée à un pari d’envergure.
Jean-François BELHOSTE
et Paul Smith, Inventaire Général