Chef d’œuvre de verre, sanctuaire de Lalique

À la veille d’entrer en l’année solennelle du centenaire de leur communauté, les religieuses de la Vierge Fidèle firent vœu d’orner l’autel de leur chapelle à Douvres-la-Délivrande d’un grand crucifix de lumière.

Sollicité pour cet ouvrage, Lalique ne dit mot. Etait-ce à dire qu’il consentait ? Ou qu’il était absorbé par de tout autres desseins ? Il est vrai qu’en cette année 1930, le célèbre joaillier côtoyait la gloire sur les plus hautes cimes de l’Art Nouveau. Il venait de
déposer un brevet d’invention pour « un vitrail à armatures métalliques et éléments de verre susceptibles de se prêter à de multiples combinaisons de montage ». Il conçut un crucifix étincelant diamant enchâssé dans un écrin resplendissant.

Tel un cadeau de la Providence

Dès lors, il justifiait l’ensemble ornemental présenté à la fin de l’année 1930 en avant-première sur la scène parisienne du Salon d’automne. L’installation fit sensation, mais ni le public, ni beaucoup des critiques d’art alors en vogue, n’imaginaient s’enthousiasmer pour ce qui n’était encore que l’ébauche d’un sanctuaire.

Une femme, cependant, resta interdite de stupéfaction à la vue du luxueux déploiement exposé. Elle avait nom Mère du Saint Cœur de Marie. Elle savait l’impossibilité pour la congrégation dont elle était la Supérieure de financer une telle splendeur. Lalique ne s’en trouva nullement décontenancé. Il ne songea pas même à lui demander si elle appréciait l’œuvre. Superbe, il lui offrait son talent. Le cadeau était inestimable. Les religieuses osèrent l’accepter.

Comme un jardin de Lys

Lalique bâtit son ouvrage à partir de dalles de verre coulées dans la modernité de l’ère industrielle. Réalisées en série, celles-ci ont toutes la même dimension (20 x 17 cm). Toutefois cette uniformité délibérée est-elle atténuée par le jeu des quatre modèles dont la superposition offre un miroitant décor végétal.

Le schéma est clair, symbolique, rigoureusement répétitif. Il est une somptueuse éclosion de lys ordonnés en rameaux à la faveur d’un assemblage de “dalles tiges”, les unes à trois paires de feuilles, les autres à quatre paires, et de “dalles fleurs”, celles-ci à double corolle épanouie, celles-là en boutons.

Moulé dans la masse et marqué en fort relief (jusqu’à quatre centimètres d’épaisseur sur une dalle qui en mesure deux), le motif floral brille de tous les éclats du verre trempé dans l’acide fluorhydrique en se détachant sur un fond satiné par projection de sable. Ainsi piégés au gré des heures et des saisons entre lumineuse transparence et mate opalescence, les reflets du jour inondent le sanctuaire d’une blancheur presque irréelle dont nul ne saurait dire si elle tient plus du cristal ou du diamant… Lalique aurait-il perçu la couleur du Mystère marial ? Du léger arrondi que dessine, au sol, l’emmarchement du chœur, jusqu’aux voûtes néo-gothiques qui en coiffent l’abside, le maître Art Nouveau imposa la rigoureuse pureté des lignes : celles, horizontales, qui ordonnent toute chose dans une dimension terrestre, et celles, verticales, qui leur donnent l’élan des grandeurs infinies.

Ainsi défini en trois plans découpés dans une perspective en espaliers (la table de communion, l’autel surélevé qu’encadrent deux colonnes lumineuses, les trois verrières), l’œuvre de Lalique épouse toute la profondeur du sanctuaire et en révèle la dynamique ascensionnelle.

Au point de convergence où ces forces s’annulent et se transcendent est situé le centre, l’origine et l’aboutissement, « l’alpha et l’oméga » : le Christ en croix qui domine l’œuvre de sa haute stature (97,5 x 57,8 cm). Coulé d’un bloc (il pèse soixante kilos), ce crucifix fut réalisé « en creux, comme un surtout de table », selon les propres termes de Lalique.

Il figure un Christ Hostie, « Lumière du monde », nimbé d’une gloire rayonnante. Tout autour de lui n’est qu’allégorie de la matière vitrifiée : une litanie de lys ; un jardin resplendissant dédié à la Vierge, sur lequel plane la Colombe de l’Esprit Saint.

Gardien du Trésor consacré, l’Oiseau mystique, auréolé d’un rayonnement divin, déploie ses ailes sur la porte du tabernacle1 . L’extrême minutie apportée au rendu de son plumage et de sa gorge duveteuse signe un morceau de bravoure dont le parfait réalisme ajoute à la puissance évocatrice de l’œuvre à laquelle il participe.

Un chœur pur, mais vulnérable

De rêve et de verre…

Trois décennies plus tard, la verrière axiale dut être démontée. Les barlotières avaient perdu leur éclat chromé. Pire, elles rouillaient, entraînant de fatals et dangereux éclis de verre dans leur décrépitude. Le matériau dans lequel elles étaient conçues s’avérait oxydable. Erigé en paroi, il fut trahi par l’humidité normande et les vents d’ouest gonflés d’humeurs salines.

Le soleil ne se montra guère plus amical envers l’œuvre. Ses rayons ultraviolets ternirent les dalles de verre dont la transparente blancheur se teintait d’insidieux reflets améthyste
(défaut d’un verre au manganèse).

Si Lalique maîtrisait admirablement l’esthétique du verre et de son ossature métal, il avait mésestimé l’intrinsèque fragilité d’une œuvre résolument placée sous le signe de l’innovation. Or la nature se montra impitoyable. Par force revers climatiques, elle se joua d’un chœur affaibli par des tensions internes.

De fait, la matière ici première, le verre, recelait dans son épaisseur même des imperfections imputables à la méconnaissance, en 1930-1933, des paliers de refroidissement. Dès lors menacées d’éclats spontanés, les dalles peu à peu se brisaient sous le poids de l’œuvre, d’autant qu’empilées les unes sur les autres et maintenues dans les glissières des montants métalliques, elles n’étaient protégées que par d’insignifiantes petites boules de coton coincées ici ou là, en guise de joints d’amortissement. Les verrières n’y résistèrent pas.

Quant au mobilier, les réformes liturgiques prônées par Vatican II reléguèrent table de communion et parure d’autel.

Ce chœur que la lumière de nouveau irrigue

L’ensemble du décor a été classé en 1990 à la demande du DRAC Alain Marais et de l’étude menée par JL. Libourel. La restauration2 menée par Bruno Decaris a eu pour but de replacer le Christ au point de convergence de la composition et de rendre au décor du choeur son aspect diaphane et sa noblesse.

L’autel a été rétabli sur un podium et le sol ainsi que les marches d’accès redessinés et réalisés en pierre de Saint-Maximin. Cet aménagement a permis de revenir à la disposition initiale, bien que pour des raisons de rite, la porte du tabernacle et le retable n’aient pas retrouvé leur emplacement d’origine. Sa structure métallique ainsi que celle des verrières a été réalisée en acier inoxydable. L’ossature de la lampe du sanctuaire a été changée en totalité. Les dalles de verre en mauvais état ont été ragréées ou remplacées par des dalles d’accompagnement en verre de récupération moulé. Les dalles de complément ont été exécutées à partir d’un moule en élastomère. Les dalles qui avaient perdu leur transparence ont été recuites pour les débarrasser de l’oxyde de manganèse. Enfin, les verrières ont été protégées des variations climatiques par un verre extérieur d’un seul tenant. Une ventilation haute et basse a été ménagée dans la feuillure.

Seule la table de communion n’a pas retrouvé l’ensemble de son linéaire, ce qui atténue la qualité de la composition, puisque le rythme ternaire des trois filtres n’a pas été restitué. En revanche, les verrières d’accompagnement conçues par l’architecte en chef pour achever le chœur ont démontré leur parfaite intégration et le travail devrait être poursuivi.

Diverses options furent étudiées afin de remédier aux altérations des dalles de verre dont Lalique emporta outre-tombe la secrète alchimie. À choisir entre le recours à des résines de
colmatage ou la refonte des dalles. Ces deux options furent rejetées, la première parce qu’elle laissait présager, cette fois, un jaunissement progressif : la seconde parce qu’elle semblait aléatoire et, somme toute, peu respectueuse d’un héritage certes endommagé, mais néanmoins inégalable.

Aussi les cassures furent-elles minutieusement sablées. Par ailleurs, chauffé à six cents degrés, le verre retrouva son incolore pureté originelle. Après quoi le très lent refroidissement opéré par paliers successifs élimina les tensions internes.

Les structures métalliques, définitivement rongées par la rouille, furent remplacées par de semblables en inox “marine” : un matériau à toute épreuve inoxydable et fidèle à la pensée de Lalique, puisque clinquant comme chrome.

Les trois verrières furent reposées, entre l’hiver 1995 et l’été 1999. Elles sont, ultime protection, désormais isolées des intempéries, de l’air salin et des rayons ultraviolets, par une glace en verre feuilleté Stadip (Saint-Gobain) indécelable de l’intérieur de l’édifice. Puis s’échelonnèrent la restitution du retable surmonté de son crucifix3 , la suspension de lampe de sanctuaire, l’installation des colonnes lumineuses et des deux amorces de la table de communion.

1933-2003 : L’allécorique jardin de verre et de silence a retrouvé sa splendeur première.

Ann TERNISIEN
Journaliste

  1. Dans la disposition originale, cette armoire eucharistique était présentée sur le maître-autel, devant le retable. Elle est, depuis Vatican II, excentrée sur le côté sud du chœur.
  2. Michel Petit, maître verrier, et la maison Jouy, pour la partie métallique.
  3. Toutefois, cet ensemble est désolidarisé de l’autel et présenté en retrait, Sur un nouveau socle, afin de ne pas entraver le bon déroulement des offices (le célébrant se tenant désormais derrière l’autel, face aux fidèles).
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