Face aux lourdes responsabilités qui leur sont confiées et aux pouvoirs qui en découlent, les architectes des bâtiments de France s’interrogent parfois sur leur “droit de veto” dans les espaces protégés. Nommé dans les Hauts-de-Seine à l’automne 1993, j’ai reçu mon baptême du
feu1
sans vraiment avoir pris du
recul dans un département atypique. Il s’agit du plus petit département du pays (en dehors de Paris), l’un des plus peuplés et des plus dynamiques ; il a été le cadre d’événements majeurs de notre histoire.
La défense du patrimoine et des sites n’y est pas aisée. Les paysages et architectures visibles, parfois de grande qualité, sont aussi, ici ou là, troublants et forment un mélange ambivalent : pour les uns, minoritaires, summum de poésie et d’originalité, pour les autres, caricature d’un urbanisme raté, symbole du “mal des banlieues”. Plutôt que de vouloir donner raison aux uns ou aux autres, j’ai essayé de comprendre, par une approche positive, comment le territoire s’est dessiné et de démêler patiemment les fils qui tissaient son histoire.
Par ma formation d’architecte, ayant des connaissances d’histoire et d’archéologie, j’ai essayé de traduire par le dessin et l’aquarelle la sensibilité des lieux.
En tant qu’architectes des bâtiments de France, conservateur des cinq domaines nationaux du département (Saint-Cloud, Meudon, Rueil-Malmaison, les étangs de Ville d’Avray et la maison de Gambetta à Sèvres), j’ai commencé l’exercice par la redécouverte de ces domaines disparus qui, à des titres divers, ont joué un rôle important dans l’histoire de France, du XVIIe au XIXe siècle. En fouillant les archives et en étudiant les gravures d’époque ou les photographies anciennes, j’ai été émerveillé par le nombre de châteaux ou folies aujourd’hui disparus. Commandités par des personnages illustres, ils émaillaient ce département du nord au sud et mêlaient au monde aristocratique, la société politique, judiciaire, financière ou industrielle, ainsi que des artistes et hommes de presse. La première couronne de la banlieue de Paris a possédé une richesse culturelle trop vite oubliée. Après avoir réalisé des aquarelles représentant les châteaux célèbres, j’ai été amené à peindre plusieurs dizaines de demeures remarquables également détruites2 .
La démarche
Pour chaque sujet, je me réfère à une source attestée : peinture, gravure, photographie ou carte postale ancienne. Si l’angle est favorable, je le respecte à l’identique ; si ce n’est pas le cas, je détermine le point de vue susceptible de mettre en valeur l’architecture de la demeure et ses détails, en tenant compte de sa situation sur le site et de son éclairage en fonction de la courbe du soleil. La connaissance des plans anciens et le repérage de la localisation permettent de situer le nord et donc l’éclairement. Malheureusement, dans bien des cas, les documents de référence suffisamment précis font défaut. En ce cas, j’ai accordé une attention particulière au rôle du paysage et des jardins. Je les ai traités à part égale avec l’architecture et dans le respect des essences d’arbres de l’époque. J’ai intégré leur disposition d’origine (alignements, sujets isolés) et les principes reconnus de composition (échelles graduées ou contrastes brutaux, écrans ou échappées visuelles, simplicité ou profusion des couleurs, allées rectilignes ou sinueuses, terrasses horizontales ou pentes douces…).
Les dessins révèlent une grande différence de traitement du paysage selon les périodes. Au XVIIe siècle le paysage ordonné et limité en couleurs s’inspire des canons de l’art classique. Au XVIIIe siècle, il s’est progressivement libéré sous l’influence du baroque. Enfin au XIXe siècle, il explose avec le goût anglais, les modes exotiques, romantiques puis éclectiques.
Les architectures, elles aussi, suivent l’évolution des styles. Tous les registres architecturaux sont concernés : fonctions nouvelles, composition générale, géométrie, proportions, matériaux, menuiseries, modénature, décor, statuaire, cheminées, lucarnes…
J’ai toujours privilégié les saisons printanières et estivales, plus riches en couleurs. En été, le climat permet l’acclimatation de plantes importées des régions chaudes du globe. Ce phénomène était compris dès la Renaissance avec l’arrivée des agrumes, puis le développement spectaculaire des orangeries jusqu’à la fin du XIXe siècle constitue autant d’éléments
qui ont enrichi les jardins et l’architecture.
Le département des Hauts-de-Seine est une terre marquée par la géographie de coteaux qui en font la personnalité. J’ai tenté de marquer leur présence en affirmant la ligne des crêtes et en favorisant des lumières chaudes dans la découpe du ciel, opposées aux tons froids des arrière-plans.
La vie fait partie du tableau : les personnages, par leurs attitudes, attestent des mœurs et modes du temps. Cette approche s’apparente à celle des gravures du XVIIe siècle qui s’attachaient à reproduire les ambiances et un peu de vie.
Un travail de Janus
Pour la folie Régnault à Châtillon, mon étude a consisté à mettre en correspondance et en perspective un plan de masse avec des jardins précis et une élévation, tous deux gravés par Mariette au XVIIIe siècle.
Concernant le château vieux de Meudon, j’ai cherché à exécuter une figure de proue, mettant en valeur les effets de plans successifs, sûrement voulus par André Le Nôtre. J’ai concentré les effets picturaux sur les vues géométrales couvrant la totalité de l’image. Pour chaque aquarelle, des dessins préparatoires sont nécessaires pour arrêter la composition et le choix des détails.
Pour le château de la Source à Suresnes, ne disposant que de photographies du début du XXe siècle où sont parfaitement visibles des extensions maladroites, j’ai tenté de reconstituer l’état original en retenant un angle de vue différent de celui des photographies mais plus favorable à l’expression architecturale.
À Vanves (duchesse de Mortemart) ou pour le château de Clichy, la difficulté a été d’interpréter au mieux des axonométries imprécises et des cartes du XVIIIe siècle.
Enfin, pour la demeure située près de la Grande cascade du domaine de Saint-Cloud, très
apparente sur une peinture d’Aveline de la fin XVIIe siècle, l’exécution n’a pas été trop difficile mais aucune source ne témoigne de son usage ni de ses propriétaires ; c’était l’occasion de souligner cette absence.
L’évocation de ces demeures reste indissociable de leurs hôtes. L’approche picturale permet de privilégier l’architecture, les jardins ou les personnages, selon les sources dont je dispose. En aucun cas mon travail ne laisse prise à une reconstitution fantaisiste. En l’absence de documents authentifiés, mes hypothèses de restitution respectent les caractères architecturaux et les dispositions en vigueur à l’époque. C’est mon versant architecte des bâtiments de France. En revanche, dans la composition de l’aquarelle, mon tempérament de peintre l’emporte.
Christian BENILAN
Architecte des bâtiments de France, chef du SDAP des Hauts-de-Seine
- Christian Bénilan exerçait précédemment d’autres fonctions administratives comme architecte et urbaniste de l’État dans divers ministères (Équipement, Justice, mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques). ↩
- La collection actuelle réunit près de quatre-vingt-dix sujets. Toutes les aquarelles ont été effectuées au même format (32 x 24 cm.) afin de conférer une unité à l’ensemble. ↩