La photogrammétrie numérique

L’application des nouvelles technologies pour préserver le patrimoine naturel ou bâti et entreprendre la rénovation urbaine montre à quel point l’aménagement du territoire reste tributaire de l’évolution des technologies scientifiques et de leur utilisation.

Une technique apparue au milieu du XIXe siècle

Si les principes de la photogrammétrie1 ont été entrevus par les peintres florentins de la Renaissance, on peut dater son invention de façon précise : le premier relevé a été réalisé en 1849 par un jeune capitaine du Génie, Aimé Laussedat. Si aujourd’hui, les applications de la photogrammétrie sont essentiellement cartographiques, il faut remarquer que le premier relevé français concernait l’hôtel des Invalides et que le mot même de photogrammétrie a été inventé par un architecte allemand, Albrecht Meydenbauer, qui a passé une grande partie de sa vie à relever des bâtiments et sites urbains d’Europe centrale, permettant de nombreuses reconstructions après la Seconde Guerre mondiale (le centre de Varsovie par exemple).

Rappelons succinctement les principes généraux de la méthode : il s’agit de mesurer les caractéristiques géométriques d’objets à partir d’images enregistrées (la plupart du temps par photographie). L’opération se pratique donc toujours en deux temps :

  • une prise de vues sur le terrain, aérienne dans le cas de la cartographie, habituellement terrestre pour les relevés monumentaux, accompagnée de la mesure topométrique de points de référence. Cette phase est assez rapide, très souple de mise en œuvre, ne nécessitant pas de préparation particulière du site ;
  • les opérations de mesure proprement dites (restitution photogrammétrique) en atelier, plus
    longues et plus coûteuses.

La restitution peut être menée à partir d’une seule image (redressement photographique, orthophoto) ou, plus fréquemment, en exploitant deux images stéréoscopiques sur un appareil spécialisé permettant la mise en géométrie exacte de l’objet photographié. Elle peut être reportée dans le temps autant que nécessaire. Si cela n’est pas souhaitable pour la cartographie, qui perd alors son caractère d’actualité, cette caractéristique peut se révéler intéressante pour l’étude des monuments et des sites : la photogrammétrie permet ainsi aussi bien une étude historique (exploitation de photographies anciennes comme, par exemple, la reconstitution de la grotte de Lascaux, vingt ans après les travaux de terrain), qu’une “mise en boite” pour faciliter la conservation ultérieure.

Dans le domaine de la préservation des biens culturels, la photogrammétrie a connu une période très faste, avec l’action du ministère de la Culture, par l’intermédiaire du Centre de recherche des monuments historiques et de l’atelier de photogrammétrie de l’Inventaire général et parmi d’autres, les travaux de l’Institut géographique national, aussi bien en France qu’à l’étranger (les relevés des temples de Nubie à l’occasion de la construction du second barrage d’Assouan sont resté célèbres). L’emploi de cette technique a été encouragé et codifié par l’Unesco qui a, d’ailleurs, créé un comité technique spécialisé, le Comité international de photogrammétrie architecturale.

Malheureusement, malgré son utilité, la croissance de la photogrammétrie a toujours été limitée par l’importance des investissements qu’elle nécessite : jusqu’à maintenant, le prix des matériels spécialisés se comptait en millions de francs. Deux conséquences à cela : un emploi restreint à des domaines dans lesquels ces investissements peuvent être rentabilisés par une production en grandes quantités (essentiellement la cartographie) et l’apparition d’un métier de spécialistes.

Le développement de systèmes numériques

Cette situation pourrait-elle changer dans les années à venir ? Verra-t-on une évolution équivalente à l’apparition des logiciels de traitement de textes, qui ont rendu les machines à écrire totalement obsolètes, et complètement bouleversé l’organisation des secrétariats d’aujourd’hui ?

Pour cela, plusieurs événements doivent se conjuguer :

  • il faut disposer de façon rapide, simple et à un prix abordable des données de base images numériques et éléments de géoréférencement.
  • les outils de traitement (systèmes de restitution) doivent être implantés sur des ordinateurs polyvalents et bon marché et ne pas nécessiter de quincaillerie spécifique, tout en étant proposés à des prix abordables.
  • Les moyens de formation doivent s’adapter à un auditoire d’utilisateurs moins spécialisé, mais beaucoup plus large (architectes, ingénieurs, forestiers, géologues, aménageurs, urbanistes…).

Les images numériques

Dans le domaine de la photographie grand public, l’offre d’appareils photographiques numériques devient surabondante. Et surtout, on peut remarquer, comme c’est aussi le cas pour les ordinateurs, que les performances progressent rapidement pour un prix restant grosso modo constant. On trouve actuellement pour quelques milliers de francs des caméras offrant une résolution de plusieurs millions de pixels et une ergonomie satisfaisante, qui permettent d’envisager de façon tout à fait rentable des prises de vues de photogrammétrie architecturale : ainsi, on a pu déterminer l’unité de mesure utilisée par les architectes des temples d’Angkor en exploitant des diapositives 24 x 36 ou effectuer les relevés de la nécropole d’Alexandrie grâce à un photothéodolite numérique spécialement développé à partir d’un appareil photographique numérique du marché.

Pour l’instant, par contre, le monde de la photographie métrique numérique est loin d’avoir bénéficié d’une baisse des prix équivalente (c’est même exactement l’inverse !). Pour démontrer l’intérêt de cette technique, l’IGN s’est lancé depuis plusieurs années dans le développement d’une tel outil qui, s’il n’a pas encore aujourd’hui une résolution comparable à celle de la photographie traditionnelle, est néanmoins tout à fait utilisable dans des domaines particuliers où la très grande dynamique et la linéarité de la réponse photométrique sont un atout précieux (photographie aérienne des zones urbaines par exemple). Mais, dans la majorité des cas, on devra se contenter quelque temps encore de la numérisation des clichés.

Les moyens de restitution

En marge des systèmes de restitution professionnels disponibles sur le marché, on a vu apparaître un certain nombre de systèmes simplifiés à base de PC, que ce soit sur images argentiques (en mesurant les points homologues sur une tablette à numériser) ou plus récemment sur des images numériques.

Au fur et à mesure de l’évolution de la puissance et des prix des moyens informatiques, on a vu plusieurs principes de fonctionnement, de plus en plus ergonomiques et productifs. Aujourd’hui, sous la pression des jeux vidéo de nos chers enfants, l’ordinateur le plus banal peut devenir un restituteur photogrammétrique aussi performant que les matériels les plus professionnels que nous utilisions il y a quelques années.

Un restituteur sur PC

Ayant ressenti, depuis plusieurs années, le besoin d’un système de ce type pour l’enseignement de la photogrammétrie à des étudiants non spécialistes, je me suis attelé à une telle réalisation sur PC. Les contraintes que je m’étais fixées sont les suivantes : avoir une ergonomie permettant le travail photogrammétrique à plein temps, accepter des images aériennes de grande taille, utiliser du matériel informatique le plus standard possible et avoir des performances raisonnables en temps réel, de façon à permettre l’implémentation d’aides à la restitution. Cette réalisation a mené à un système de restitution que j’ai baptisé en l’honneur des anciens “Poivilliers E” (dans la première moitié du XXe siècle, Georges Poivilliers a été le concepteur d’une gamme d’appareils de restitution analogiques, très utilisés autrefois à l’IGN, et dont la série s’était arrêtée à D).

La réalisation pratique amène à résoudre plusieurs problèmes matériels ou logiciels. La visualisation stéréoscopique est parfois mise en œuvre dans certains jeux vidéo, ce qui permet de trouver des solutions matérielles à des prix abordables :

  • le moins cher ; l’affichage superposé des images, avec codage coloré (anaglyphes), assez peu confortable (les yeux ne sont pas également sensibles au rouge et au vert), multi-utilisateur (peut même être rétroprojeté, ce qui est utile dans l’enseignement) ;
  • affichage alterné des images, avec usage de lunettes actives à cristaux liquides ; c’est le système le plus intéressant, car assez bon marché, relativement confortable à condition de disposer d’un écran avec une fréquence de rafraîchissement suffisante, et pouvant être observé par 2 ou 3 personnes simultanément ;
  • enfin, un solution luxueuse et très confortable, mais pour l’instant beaucoup trop chère, le filtre actif devant l’écran et des lunettes passives.

La commande en trois dimensions : tous les photogrammètres connaissent les deux manivelles et la pédale traditionnelle des appareils analogiques. Rien de très standard n’existe dans le
commerce pour réaliser la même fonction sur un PC. La solution retenue sur le Poivilliers E est d’utiliser une souris pour la planimétrie et une seconde souris pour les déplacements en altitude (et pour l’annulation des parallaxes pendant la mise en place du couple).

Le déplacement fluide des images en temps réel nécessite encore aujourd’hui une programmation très optimisée et donc peu standard. Mais cet effort n’est à faire qu’une fois.

Les fonctionnalités du système

Ce sont celles de tout appareil de restitution photogrammétrique, auxquelles on peut ajouter certaines facilités permises par l’imagerie numérique. Les données nécessaires à la restitution comprennent bien entendu les caractéristiques de la caméra, la liste des points d’appui et deux images, aériennes ou terrestres, issues d’un scannage ou d’une caméra numérique. Après les opérations d’orientation prises en charge par le logiciel, la restitution peut commencer.

L’imagerie numérique permet de profiter de plusieurs avantages :

  • injection stéréoscopique de la restitution dans l’image (ou d’une base de données préexis- tante pour la mise à jour) ;
  • aide à l’orientation et à la restitution par corrélation automatique : un corrélateur numérique maintient en temps réel l’index de mesure au contact du terrain, facilitant ainsi la saisie de la troisième dimension ;
  • adaptation locale de contraste, ce qui permet par exemple la restitution du sol dans les ombres portées des immeubles.

Les applications

La disponibilité d’un restituteur photogrammétrique très bon marché (Le Poivilliers E est actuellement mis gratuitement à la disposition des organismes d’enseignement et de recherche) et simple d’emploi permet à la photogrammétrie de pénétrer des domaines d’application où elle
était restée marginale, sinon totalement absente, en raison de la spécialisation et des investissements qu’elle supposait.

Le Poivilliers E est déjà utilisé depuis plusieurs années pour l’enseignement de la photogrammétrie à l’École nationale de sciences géographiques et dans d’autres écoles, ce qui était son but initial. Mais on peut songer à des applications plus vastes.

Les fonctionnalités actuelles n’ont pas été conçues pour la création de bases de données géographiques qui nécessiteraient des fonctions propres aux systèmes d’information géographique, comme la gestion de la topologie et des attributs. La liaison du
Poivilliers E avec un SIG est d’ailleurs aujourd’hui proposée par un industriel.

Cependant, dans le domaine purement géographique, il pourrait devenir un moyen efficace et rentable pour la mise à jour des bases de données numériques, aussi bien chez le producteur (le faible coût facilitant une décentralisation des moyens) que chez l’utilisateur final qui trouvera là un outil permettant l’enrichissement de ses données de gestion.

C’est bien entendu un outil irremplaçable pour la saisie tridimensionnelle dans le domaine urbain à partir de photos aériennes.

Ces applications, connues depuis longtemps -et souvent décriées en raison de leur lourdeur- trouvent aujourd’hui un regain d’intérêt depuis l’apparition de formats informatiques standardisés de représentation des données 3D et de logiciels de visualisation gratuits. Cela permet d’échanger les maquettes numériques urbaines entre des systèmes variés et facilite l’approche pluridisciplinaire de la gestion urbaine et la communication entre les divers acteurs.

De plus, de nombreux domaines, jusqu’alors peu ouverts à la photogrammétrie, pourraient devenir utilisateurs ou redécouvrir l’intérêt de cette technique pour le relevé monumental, que cela soit en vue d’un inventaire, d’une étude architecturale, d’une modélisation de stabilité ou du contrôle des déformations.

Yves EGELS
Ingénieur général-géographe

  1. Voir définition dans l’article précédent.
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