Un siècle d’architecture et d’urbanisme en France 1/2

Le XIXe siècle a été le siècle de la découverte des monuments historiques. Le XXe siècle a fait éclater cette notion et s’annonce comme le siècle du développement urbain. Dans ce contexte international, la France occupe une place spécifique.

L’heure est aux bilans1 . Les précédents avaient déjà plus d’un siècle. À l’occasion de l’Exposition de 18892 , ils avaient célébré le centenaire de la Révolution. Depuis, on ne s’était guère préoccupé de rétrospective, l’architecture moderne se projetant dans l’avenir plutôt que dans le passé. L’interrogation actuelle n’en est que plus significative. Un bilan se situe à la veille d’un changement majeur, quand il s’agit de faire le compte de ses forces, de retracer les actions précédentes pour mieux mettre en perspective des ambitions nouvelles. C’est ce qu’on ressent aujourd’hui, près d’un quart de siècle après avoir fait le constat de la mort du mouvement moderne. Avant même que le siècle ne soit tout à fait terminé, nous le contemplons déjà avec une certaine distance -comme s’il s’enfonçait dans un passé lointain. Et nous nous préoccupons d’en conserver la mémoire, preuve qu’une rupture s’est bien produite. D’où venons-nous, où allons-nous ? La question est au cœur de l’actualité. Elle nous impose de regarder l’histoire du XXe siècle finissant avec un autre point de vue que celui du disciple ou du zélateur, tels qu’ils ont prévalu durant un peu plus d’un demi-siècle3 .

Dire la marque du XX siècle n’est pas faire œuvre d’historien, tant l’implication des choix apparaît de l’ordre du prophétique. Une nouvelle fois notre regard sur le passé se projette vers l’avenir4 , avec tous les aléas d’une telle posture. À la différence de la civilisation classique, l’époque contemporaine ne suit pas un parcours linéaire, mais garde le souvenir d’ambitions heurtées.

Il n’est pas surprenant que le bilan patrimonial d’une génération d’acteurs de l’architecture et de la ville, actifs depuis le début des années soixante-dix, mette en évidence des propositions totalement antinomiques -où Guimard voisine volontiers avec Girault et Le Corbusier avec Le Maresquier. Plus encore que celle du XIXe, l’histoire du XXe siècle est complexe et contradictoire. Pire, elle s’étend à des domaines qui lui étaient traditionnellement étrangers. Ce qui n’était pas de l’architecture est en train de le devenir. À titre d’exemple, la manufacture de chaussures d’Ivry-sur Seine (Paul Sée et Ernest L. Ransome, 1913-1924) ouvre le champ d’une abondante production dont les ingénieurs sont les maîtres, tout autant que les architectes.

Il en est de même de l’intrusion du design ou de celle de l’urbanisme : aux deux bouts de la chaîne, ils élargissent à l’extrême le champ de l’architecture. Celle-ci se trouve porteuse d’une énorme demande culturelle, qu’elle est bien peu en état de soutenir. Le bilan fera apparaître cette distorsion majeure entre ambitions et résultats. Il fera comprendre aussi pourquoi le patrimoine s’est en partie substitué à la création, afin de mieux correspondre aux interrogations sur le sens de l’art et l’avenir de la culture.

Face-à-face

Reste que l’histoire architecturale du XXe siècle se caractérise par des changements très profonds au plan économique, politique, social et culturel. La France n’est plus le centre du monde, d’autres nations l’ont dépassée. Ce n’est plus seulement d’influence qu’il faut parler, mais d’échange -voire même de concurrence- entre les divers foyers de la création artistique. La remarque était déjà vraie à la génération du Romantisme (où Augustus Welby Pugin apparaît comme le véritable maître à penser de l’École diocésaine sur le continent). Elle prend désormais une autre portée. Les mouvements essentiels de notre histoire récente ont d’abord transité par l’Angleterre (domestic revival, Arts & Crafts) ou par l’Allemagne (Deutscher Werkbund) avant de s’acclimater dans notre pays. L’Art nouveau en est la démonstration, tout autant que le régionalisme. L’un et l’autre sont venus de Grande-Bretagne (par l’intermédiaire de Christopher Dresser, Walter Crane ou William Morris pour le premier ; Charles Annesley Voysey ou Charles Rennie Mackintosh pour le second) avant de s’épanouir en Belgique, puis en France. Hector Guimard, Henri Sauvage, Louis Bonnier, Charles Letrosne… ne se comprennent que par référence à des tendances qui se situent au-delà des frontières nationales.

La perte de l’hégémonie culturelle a des conséquences immédiates en termes d’image. Nostalgie et messianisme, les réponses sont des plus partagées dans la production française du début de ce siècle. Chez nous, on vient d’abord chercher l’héritage aristocratique d’une culture d’esthètes : le succès du Louis XVI mondain, cher à Walter Destailleur, Paul-Ernest Sanson ou René Sergent, en fait un produit à l’export tout aussi prestigieux que les robes ou les parfums (dont nous étions à cette époque les spécialistes incontestés). Le résultat est d’ailleurs remarquable, si l’on en juge par des œuvres comme l’hôtel Moïse de Camondo à Paris (René Sergent, 1911-1914). Abandonnant le pastiche pour la copie de style, l’imitation se fait reproduction, elle tend à l’exactitude (à peine tempérée par la volonté sous-jacente de modernité, caractéristique de cette société internationale d’industriels et de brasseurs d’affaires qui forme le Tout-Paris de la Belle Époque). Dans le pays des châteaux et des hôtels de maître, l’architecture de style apparaît comme l’équivalent des particules ou des titres de noblesse dont l’éclat brille jusque sous l’or des palais de la République.

Lui répond, par symétrie, l’ambition militante d’une modernité affichée. Celle-ci se fonde sur la trilogie du rationalisme, de l’hygiénisme et du socialisme -qui sont, eux aussi, des héritages. Car, aussi curieux que cela puisse paraître, la doctrine des premiers modernes n’est pas moins inscrite dans la tradition nationale que la revendication nostalgique à laquelle elle s’affronte, d’une grandeur française renvoyant aux temps prestigieux de l’Ancien Régime. Auguste Perret ou François Le Cœur se savent les disciples de Blondel et de Soufflot, quand ils établissent les règles d’une architecture de grande charpenterie fidèle à nos usages constructifs. L’hygiénisme dont Bonnier ou Sauvage sont les porte-parole, chacun à manière, renvoie à une longue tradition médicale initiée dès la fin du XVIIIe siècle. Il en est de même pour le logement social que revendiquent un Tony Garnier, un Auguste Labussière où un Henri Provensal : l’idéal qu’ils font fructifier s’inscrit dans l’histoire plus que centenaire des bouleversements induits par la Révolution.

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François LOYER
Directeur au CNRS.

  1. En témoigne la publication presque simultanée de deux ouvrages sur le même thème : le premier, dont je suis l’auteur, est une Histoire de l’architecture française. De la Révolution à nos Jours, Paris, Mengès/Éditions du patrimoine, 1999 ; le second, sous la direction de Gérard Monnier, traite plus spécifiquement de L’architecture moderne en France, Paris, Picard 3 vol. (deux tomes parus en 1997 et 1999, le troisième annoncé pour 2000).
  2. Lucien Magne, L’architecture française du siècle, Paris, Firmin-Didot, 1889 (publication d’une conférence donnée au Palais du Trocadéro à Paris le 23 juillet 1889, à l’occasion de l’exposition des dessins d’architecture organisée dans les galeries du musée de sculpture comparée)
  3. Notamment après la Libération, chez Bruno Zevi (Storia dell’architettura moderna, Turin, Einaudi, 1950), Leonardo Benevolo (Histoire de l’architecture moderne, trad. fr., Paris, Dunod-Bordas, 1988,4 vol. — 1” édition, Bari, Laterza, 1960, 2 vol.) ou Michel Ragon (Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, Paris, Castermann, 1986, 2 vol. — première édition, 1971)
  4. Des Entretiens… de Viollet-le-Duc à Espace, temps, Architecture de Siegfried Giedion, le mouvement moderne recherchait sa propre légitimation en interrogeant sur la question des origines ou figure des pionniers. Plus largement, c’est de façon récurrente que l’époque contemporaine (depuis bientôt deux siècles et demi !) se préoccupe de son passé. Elle l’a d’abord fait par le biais de l’imitation (sous la forme de l’historicisme propre au XIX e siècle), puis celui de la dénégation qui caractérise les avant-gardes du XXe siècle.
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