Un siècle d’architecture et d’urbanisme en France 2/2

Le XIXe siècle a été le siècle de la découverte des monuments historiques. Le XXe siècle a fait éclater cette notion et s’annonce comme le siècle du développement urbain. Dans ce contexte international, la France occupe une place spécifique.

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Métissage, intégration

L’affrontement des cultures architecturales dont témoigne la France de 1914 révèle une nation profondément divisée. La guerre se chargera de régler le problème. La nation en sort considérablement affaiblie. Dès lors, le débat sur l’architecture française (animé par Georges Gromort) n’a plus lieu d’être1 . Jamais les artistes de l’École de Paris ne parviendront à rétablir cette dynamique qui avait fait la gloire de leurs aînés. Leur souci de conjuger tradition et modernité apparaît comme un compromis, chaque jour plus insupportable. Accusés de passéisme, ils le seront bientôt de trahison dans le contexte douloureux de la collaboration. Le jugement de l’histoire ne recoupe pas toujours les préoccupations de l’art, pour des raisons sans doute plus fondamentales qu’il n’y paraît. La condamnation du compromis esthétique propre aux artistes régionalistes ou classiques modernes a été d’ordre strictement idéologique. Elle a négligé les interrogations (pour ne pas dire le désarroi) que supposait cette hybridation de volontés contradictoires. C’est au cœur même de la composition que s’en avoue la schizophrénie, habillée sous l’élégance du style. La confrontation d’écoles artistiquement et idéologiquement opposées avait caractérisé la France de l’Affaire Dreyfus. Lui succède le compromis, virtuose mais intenable, de leur intégration au sein de l’écriture architecturale du projet. Il a fallu près d’un demi-siècle de purgatoire pour que la qualité des œuvres de Roger-Henri Expert ou d’Albert Laprade réapparaisse au grand jour. Leur réhabilitation est un phénomène récent, non encore totalement accepté. C’est là que le regard sur le patrimoine prend tout son sens : dégagée du contexte qui l’a vu naître, l’architecture française des années 1910-1950 révèle d’étonnantes qualités plastiques en termes d’intégration au contexte et de simplification formelle.

Ses maniéristes d’écriture vont bien au-delà du compromis : ils tentent l’impossible, à moins qu’ils n’avouent une forme du doute -revenue aujourd’hui au premier plan de nos préoccupations2 .

De la perte de l’hégémonie culturelle au risque de la relégation, le destin n’aura guère été favorable durant toute cette période. La France n’en a réagi que plus vivement. Dans un contexte radicalisé par la guerre de 1914, les circonstances politiques avaient fait de notre pays une terre d’accueil. N’en déplaise à une partie de l’opinion3 , Paris va devenir pour quelques années le centre de l’art vivant. Passage obligé, la capitale accueille aussi bien Theo van Doesburg qu’Adolf Loos -ils lui laisseront le témoignage de leur travail. Quant à Charles-Edouard Jeanneret, il se décide pour Paris au terme d’une longue errance entre les capitales européennes —devenant
du même coup, sous le pseudonyme de Le Corbusier, le plus illustre des architectes français
(quel artiste a eu droit à des funérailles aussi grandioses, dignes d’un chef d’État, dans la Cour carrée du Louvre ?). Une telle capacité d’assimilation méritait d’être relevée. En perdant son leadership économique et politique, la France d’Entre-deux-guerres a su préserver son capital culturel.

Mais les données changent vite, en cette période qui voit basculer l’équilibre des forces entre pays concurrents à la recherche d’une hégémonie politique mondiale. Au centralisme des états-nations succède l’impérialisme, dont la dérive totalitaire marquera dramatiquement le second tiers du siècle. À cette mutation, répond le régionalisme
comme revendication identitaire. Il n’y a plus rien là d’anecdotique, ni même de pittoresque4 . Il s’agit de dépasser la nostalgie pour refonder le local dans l’universel. D’où l’étrange amalgame, décisif durant les années trente, de la modernité avec le régionalisme -chez un Pol Abraham aux Sables d’Or-les-Pins, chez un Le Corbusier à la villa de Mandrot (Le Pradet, 1929) ou à la villa Peyron (Les Mathes, 1935). Le retournement sémantique est déroutant. Il montre à quel point l’interrogation est criante, alors que s’affrontent sans ménagement les tenants des deux tendances.

Industrie

En pareil contexte, faut-il encore faire référence au cadre national ? Les pôles économiques sont ailleurs -en Allemagne, aux États-Unis ou au Japon. Il ne reste à la France que l’illusion de sa grandeur et la réalité d’une dépendance chaque jour accrue vis-à-vis des grands pays industrialisés. Du débarquement des alliés en 1917, jusqu’à la crise de Wall Street, douze ans plus tard, la référence à l’Amérique a vite changé de sens. Pour les architectes modernes, il ne sera bientôt plus question que de rattraper le retard. C’est à cette tâche que s’astreignent Le Corbusier pour l’Armée du Salut (1929-1933) ou Eugène Baudouin et Marcel Lods pour la Cité du Champ-des-Oiseaux à Bagneux (1930-1939). L’aventure de la préfabrication nous conduit ainsi des années trente jusqu’au début de la Ve République. Comme l’avion ou l’automobile, le logement a été l’un des produits-phares de la production nationale. Le jour où l’on fera le bilan des grands ensembles, on retrouvera, l’un après l’autre, Perret au Havre, Lurçat à Maubeuge, Candilis à Bagnols-sur-Cèze ou Aillaud à Pantin. Et l’on pourra mettre autour d’eux bien des noms oubliés dont l’œuvre a survécu à la périphérie des grandes agglomérations. Abandonnant le béton pour le verre et l’acier, le mouvement s’est prolongé presque jusqu’à nos jours. La logique qui prévaut dans les grands programmes, de Georges Pompidou à François Mitterrand, reste d’obédience gaullienne5 . L’architecture transparente du centre Beaubourg, celle de l’Institut du Monde arabe ou de la Cité des Sciences et de l’Industrie proclament l’ambition monumentale de la nation. L’image de la France y est aussi triomphale que dans le domaine de l’aéronautique ou de la construction ferroviaire.

Vingt ans plus tard, tout cela nous paraît bien lointain. On pourrait croire qu’il n’y a plus aujourd’hui d’architecture française. Ce serait méconnaître la réalité : en s’ouvrant aux personnalités les plus illustres de l’art international, la France n’a pas abaissé sa garde au plan culturel. L’étrange collection d’édifices récents dus aux vedettes de l’architecture internationale constitue l’une de ses fiertés. Faute de commander à la culture du monde, elle se satisfait d’en réunir l’anthologie. Assez curieusement, néanmoins, cette revendication ignore la réalité de l’insertion française dans le cadre européen. Notre pays serait assez bien placé pour rappeler le rôle qu’il a occupé depuis plus d’un siècle dans le domaine patrimonial, il pourrait affirmer la position dominante qu’il partage avec l’Italie en matière d’études urbaines. Il ne l’a pas fait, préférant affirmer haut et fort une science de la construction qui le rattache à ses traditions6 . La fascination qu’exerce encore de nos jours l’œuvre de Jean Prouvé en témoigne avec éloquence. La France n’a-t-elle pas d’autres palmarès à faire valoir ? C’est sur cette interrogation que s’achève le siècle.

François LOYER
Directeur au CNRS.

  1. Même s’il donnera plus tard son nom à une illustre revue d’architecture, fondée sous le régime de Vichy. L’histoire du régionalisme (comme de beaucoup d’autres mouvements artistiques au XXe siècle) est celle d’une lente dérive idéologique, produit d’une violente polarisation politique qui oblige chacun à s’engager au-delà de ses convictions.
  2. Dégagée de ses implications idéologiques, l’architecture des années trente a fait une nouvelle percée durant les années postmodernes. Cette redécouverte n’était pas sans rapport avec la crise de l’idéal progressiste de modernité. L’explication actuelle qui voudrait renvoyer, dos-à-dos„ ces deux formes de totalitarisme que seraient le néoclassicisme et le modernisme est peut-être vraie pour les années trente ; mais elle ne rend pas justice à un mouvement dont l’origine se situe une génération plus tôt, à la veille de la guerre de 1914-1918. Il nous paraît plus souhaitable de comprendre les tensions qui s’expriment par des choix culturels ambivalents ne correspondant pas nécessairement à un engagement politique terminé. La difficulté de l’analyse est qu’il n’en sera plus de même dans les années trente ou quarante, où les positions se radicalisent.
  3. Ce sont des campagnes extrêmement violentes que mènent les journaux de droite, par l’intermédiaire du critique Camille Mauclair (La farce de l’art vivant, 1929; Les Métèques contre l’art français, 1930).
  4. Malgré la coquetterie de vocabulaire dont il se farde (Raymond Cogniat, Pol Abraham et le pittoresque régionaliste, L’Architecture, vol. XLII, n°4, pp. 129-140 - reproduit par François Chaslin (dir.), Modernité et régionalisme. Bretagne. 1918-1945, Liège, Mardaga, 1986, pp. 181-184).
  5. Comme l’avait bien remarqué François Chaslin, Les Paris de François Mitterrand, Paris, Gallimard, 1985.
  6. Jean-Marie Pérouse de Montclos, L’architecture à la française, XVI, XVII, XVIIIe siècles, Paris, Picard, 1982.
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