Mauvaise graine

À la différence de l’architecture, la végétation prospère sans entretien. Dans le nord de la France, les mauvaises herbes sont d’une vitalité exceptionnelle. Il existe même un endroit où des arbres d’une dizaine de centimètres de diamètre poussent sur des terrasses pourtant dépourvues de toute jardinière. La vigueur de ces beaux sujets n’a rien à voir avec le soin et l’attention d’un jardinier ou encore une technique particulièrement efficace. Elle est au contraire, le résultat d’un délaissement total. En bon exemple, où se réunissent développement végétal et pathologie du bâtiment, cette situation sera bientôt, sans doute, l’objet d’étude d’un savant botaniste ou d’un ingénieur distingué. Une
chose est certaine, personne n’a jamais enlevé les ridicules petites pousses qui maintenant détruisent la villa Cavrois.

D’un projet singulier…

Quand Paul Cavrois propose à Robert Mallet-Stevens la conception de la maison, l’architecte s’apprête à signer l’une de ses œuvres les plus accomplies et achève la trilogie de ces grandes demeures, commencée avec la villa Noailles à Hyères (1923-1933) et la maison de Paul Poiret à Mézy (1924-1930). La recherche de relations complémentaires entre l’architecture, l’industrie et la décoration, explique, en partie, la singularité du projet. La composition, la volumétrie, la texture et la couleur du parement de brique, les espaces intérieurs, le mobilier et les dispositifs techniques mettent en scène une vie domestique entre le cadre luxueux des arts décoratifs et les tendances de l’avant-garde. Au moment de la fondation de l’Union des Artistes Modernes, Mallet-Stevens exploite dans cette œuvre totale les capacités du décor à conforter ses objectifs plastiques. Le numéro de L’Architecture d’Aujourd’hui du mois de novembre 1932 décrit tous les aspects de la demeure dont la construction est achevée la même année. Deux ans plus tard, la revue publie “une demeure 1934” qui célèbre la construction, dont la consécration internationale est assurée grâce à une large diffusion iconographique dans la presse et les ouvrages spécialisés.

La villa n’est habitée dans son état initial que jusqu’à la guerre. Occupée par l’armée entre 1939 et 1945, elle est, à partir de 1947, transformée par l’architecte Pierre Barbe qui modifie une partie des espaces et du mobilier pendant plus de dix ans, au gré de l’évolution familiale. Après le décès de madame Cavrois, en 1986, la villa, alors en très bon état, est vendue à une société dont l’objectif principal est de lotir le vaste parc. La demeure, vidée de ses meubles, reste à l’abandon. Les aléas des divers projets immobiliers accélèrent les dégradations, la demeure subit de nombreuses et graves détériorations. Elle est classée d’office au titre des Monuments historiques à la fin de l’année 1990. Cette histoire mouvementée en arrive à un point critique après ces dix dernières années, de loin les plus difficiles pour l’édifice. L’association de sauvegarde de la villa Cavrois lutte, depuis la fin de l’année 1990, contre l’amnésie chronique qui entoure le dossier et multiplie les initiatives de sensibilisation au point de lasser les membres de son comité de soutien1 et une administration souvent impuissante devant le volte-face politique et les arguties juridiques.

… à un abandon progressif

De ce mariage curieux, entre protection administrative radicale et destruction matérielle systématique, il est possible de tirer quelques enseignements qui vont au-delà des recherches de responsabilités et des constats d’échec. Certes, il faut s’interroger sur la capacité de l’État à hisser un édifice privé au rang de patrimoine monumental national et sur son incapacité à mettre en œuvre les moyens d’en assurer la pérennité. Certes, il faut rester vigilant dans le cas où les dégradations engendreraient une révision à la baisse
de la restitution des dispositions d’origine. Mais, alors que la villa de Mezy est sur la voie du sauvetage, grâce à un amateur éclairé, et que la villa de Hyères retrouve peu à peu un état digne de son intérêt, la villa de Croix n’en finit pas de défrayer une chronique des lamentations, comme si elle accumulait quelques difficultés insurmontables. Paradoxalement, les événements de ces dix dernières années lui valent une reconnaissance que l’histoire n’avait pas jugé bon lui attribuer. L’œuvre de Robert Mallet-Stevens, comme celles d’autres acteurs du mouvement moderne en France, est quelque peu effacée par la figure de Le Corbusier qui occupe le hit-parade des protections et présente l’avantage d’être une référence encore vivace pour l’enseignement et la production contemporaine. La biographie de Mallet-Stevens ne lui a pas laissé le temps de préparer le devenir posthume de ses propres réalisations, l’histoire non plus n’a pas alimenté ce devenir. La maison de Croix passe pour une exception dans le contexte régional, restée attachée intimement à la personnalité de son commanditaire. Le changement de propriétaire l’a fait basculer, très brutalement, de l’état d’une œuvre mal connue à une situation où sa seule valeur devenait celle du foncier sur lequel elle était assise.

À tout ceux qui séparent la connaissance historique de la conservation de l’architecture, le triste exemple de la villa Cavrois enseigne qu’il faut sans doute restaurer la culture du XXe siècle dans toute sa complexité, avant même d’imaginer restaurer les édifices qu’elle a produit.

Richard Klein
architecte

  1. Quelques unes des plus prestigieuses figures de l’architecture contemporaine soutiennent l’action de l’association : Tadao Ando, Gae Aulenti, Léonardo Bénévolo, Oriol Bohigas, Mario Botta, Paul Chémétov, Giancarlo De Carlo, Christian Devillers, Norman Foster, Massimiliano Fuksas, Henry Gaudin, Herman Hertzberger, Coop Himmelblau, Steven Holl, Hans Hollein, Bernard Huet, Toyo Ito, Charles Jencks, Alexis Josic, Rob Krier, Yves Lion, Fumihiko Maki, Richard Meier, Frei Otto, Gustav Peichl, César Pelli, Dominique Perrault, Renzo Piano, Richard Rogers, Oswald Mathias Ungers, Aldo Van Eyck et André Wogensky.
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