Les évolutions climatiques et les déséquilibres environnementaux qui marquent notre époque rappellent que le changement n’a jamais été aussi nécessaire. Les bouleversements annoncés par la grande majorité des scientifiques, imposent de prendre d’urgence des mesures pour éviter des conséquences dramatiques, tant sociales qu’écologiques1 . Un changement de paradigme semble s’imposer dans de nombreux domaines. La nécessité de réformer, voire d’abandonner, les traditions, usages et pratiques aggravants apparaît de plus en plus prégnante.
Cependant, force est de constater que jamais l’engouement pour ce que l’on nomme “patrimoines communs”, c’est à dire les héritages qu’ils soient culturels ou naturels, matériels ou immatériels, n’a été aussi fort et le champ couvert aussi vaste. N’est-il pas paradoxal de vouloir à la fois le changement et la conservation, de vouloir à la fois transmettre nos héritages aux générations futures et éviter qu’elles ne soient compromises par le poids du passé ? Comment interpréter cette contradiction, est-elle profonde ou n’est-elle qu’apparente ?
Regard sur les patrimoines
Focalisé dès le XIXe siècle sur les monuments historiques, puis sur les sites2 , le concept de patrimoine commun s’est progressivement élargi pendant tout le XXe siècle. Cette expansion fut longtemps cadrée par des politiques imposées à la population dans un mouvement “top-down” (descendant). Ces politiques ont évolué, parfois très rapidement. Souvenez-vous de la décision de démolir, à la fin des années 1960, les Halles Baltard, monument édifié entre 1854 et 1870, emblématique du “Ventre de Paris”3 . Quelques mois plus tard, face à la polémique suscitée, la préservation de la gare d’Orsay (édifiée entre 1897 et 1900) s’imposa malgré la délivrance préalable d’une autorisation de démolir. Inscrite au titre des monuments historiques en 1973 puis classée en 1978 elle est devenue le musée emblématique du patrimoine du XIXe siècle. Dans la foulée, les décennies qui ont suivi ont vu s’opérer de profonds changements. Le concept de patrimoine s’est ouvert bien au-delà des cadrages instaurés précédemment, on ne parle plus de patrimoine au singulier, mais de patrimoines au pluriel. Sous l’impulsion d’élus locaux, d’associations, voire d’habitants, un mouvement, “bottom-up”, a fortement interféré avec le mouvement “top-down”, notamment grâce au développement des médias et des réseaux sociaux. Les patrimoines couvrent aujourd’hui un vaste champ mémoriel étendu à toutes les périodes de l’histoire, allant des sites archéologiques les plus anciens aux architectures récentes, des sites naturels aux monuments les plus emblématiques, des paysages ruraux traditionnels aux paysages urbains historiques, des rites ancestraux aux savoir-faire industriels, du génome humain aux espèces menacées… Pour éviter de se disperser, considérons ici les patrimoines dits matériels. Sans pour autant exclure le lien évident avec l’immatériel, le propos portera sur les sites, les paysages, l’architecture, la ville et les territoires.
Le concept de patrimoines matériels gagne en intérêt en même temps qu’il s’élargit. Les évènements qui touchent certains sites majeurs marquent l’actualité. Rappelons, par exemple, le choc suivi d’une extraordinaire émotion suscitée, en 2019, par l’incendie de Notre Dame de Paris. D’autres sites résonnent des bouleversements climatiques et sociétaux actuels. Rappelons l’inquiétude environnementale devant l’état de la grande barrière de corail au nord-est de l’Australie ou l’effroi suscité en temps de guerre entre l’Ukraine et la Russie, par le vestige de la bombe atomique à Hiroshima (le Dôme de Genbaku au Japon). Pour mémoire, ces sites et monuments sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Malgré les signaux d’alarme forts émis par la dégradation d’un écosystème emblématique et par l’évocation d’une catastrophe nucléaire, ces ressentis ont relativement peu d’impact sur les choix politiques du moment. Les biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial demeurent des témoignages, certes reconnus de valeur universelle, étudiés et valorisés, ils n’en restent pas moins une collection de biens répertoriés sur une liste, cantonnés dans une forme de réserve mémorielle comparable à la “mémoire morte de l’ordinateur” (ROM4 ). Malgré l’optimisme affiché dans la définition de la valeur universelle des biens5 , ils demeurent dépourvus de processus qui les font participer activement au changement, au-delà de leur propre réhabilitation.
En France, comme dans de nombreux autres pays, les patrimoines restent en marge des réflexions relatives aux territoires6 . Pour le comprendre évoquons les politiques d’aménagement, telles qu’elles transparaissent dans les documents d’urbanisme. Les patrimoines y sont pris en considération à travers des mesures spécifiques d’inventaire et de protection dont les principes ont été conçus au XXe siècle, voire au XIXe. Lorsqu’ils sont intégrés aux documents d’urbanisme, ils figurent dans les annexes en qualité de “servitudes d’utilité publique”. Par définition, “annexé” signifie « qui se rattache accessoirement à quelque chose de plus important, pour le compléter ». Alors que les patrimoines sont de nature à révéler l’histoire, le sens ou la valeur des lieux, ils ne sont que rarement pris en considération en amont des études d’élaboration du document.
Non seulement les patrimoines les plus emblématiques ne figurent qu’en annexe des documents d’urbanisme mais ils le sont en qualité de “servitudes” et de “protections”. Rappelons que le mot “servitude” est synonyme d’inféodation, un mot dur qui persiste dans les textes législatifs. Il pouvait se comprendre, aux époques de fort développement, pour un nombre restreint de lieux ou d’objets, et peut se justifier encore aujourd’hui dans certains cas. Mais plus l’intérêt patrimonial augmente et couvre des thèmes et des territoires variés, plus il apparaît inapproprié. Réduire les patrimoines à des “servitudes” et des “protections” contribue fortement à les isoler pour les opposer aux politiques d’aménagement définies dans les documents d’urbanisme. Contre qui et contre quoi veut-on se protéger, contre nous-même, contre nos habitudes, contre nos pratiques ? C’est aberrant, que penser d’une société qui se défend contre ses propres aménagements ? Rappelons que le code de l’urbanisme va jusqu’à affirmer : « le territoire français est le patrimoine commun de la nation ».
Faute d’être considérés à leur juste valeur, les patrimoines n’ont pas la place et ne jouent pas le rôle attendu aujourd’hui dans les politiques d’aménagement. Cantonnés dans la “mémoire morte”, ils demeurent souvent à l’état de ressources consommables dont l’exploitation à des fins économiques est ainsi facilitée. Les effets se nomment : gentrification, spéculation et surtourisme7 . Ces effets ne constituent cependant que la partie visible de l’iceberg.
Au delà des limites
Les patrimoines protégés notamment les abords de monuments historiques, les sites naturels et patrimoniaux, apparaissent d’autant plus isolés qu’ils figurent dans des secteurs géographiques fermés, limités par un trait sur un plan. Ces limites constituent, de fait, des ruptures dommageables dans les territoires. Il est fréquent qu’un côté de la rue soit protégé et pas l’autre, que seule une partie d’un quartier le soit alors que les habitants s’identifient au lieu dans son ensemble ; des perspectives sur les paysages environnants s’ouvrent souvent au-delà les limites des sites protégés… De plus, en protégeant une partie d’un même territoire, les pressions foncières qui s’y exerçaient sont automatiquement reportées sur l’autre partie. Qui plus est, malgré le nombre croissant de protections de tous ordres, sur « le territoire français »8
le sentiment d’une dégradation générale du cadre de vie persiste un peu partout, dans la population. Les atteintes portées aux paysages protégés sont régulièrement dénoncées dans les médias. Au-delà de leurs limites, les “invasions publicitaires”, “l’étalement urbain”, la prolifération de zones de toutes sortes d’activités9
le sont simultanément pour des raisons semblables, à la fois culturelles et environnementales.
Regard sur le progrès et la modernité
Malgré l’inadéquation entre la place qui leur est donnée et la réalité présente, les patrimoines continuent de gagner en intérêt, occasionnant des tensions qui bousculent les habitudes. Ils interfèrent de plus en plus dans le processus de progrès, face aux nombreux événements qui témoignent des bouleversements actuels. Toutes les générations manifestent d’une façon ou d’une autre un attachement aux patrimoines. Chez les trentenaires de nouvelles questions émergent en lien avec les préoccupations d’aujourd’hui, notamment environnementales et sensibles. Où et comment retrouver une convivialité, une humanité, sans mettre en cause l’omniprésence des univers technologiques ? Peut-on évoquer le patrimoine matériel sans le patrimoine immatériel ? Ensemble, ne constituent-ils pas « une pause dans une époque de l’instant, du jetable, de l’obsolète »10 ? Diversité culturelle et biodiversité ne sont-elles pas étroitement liées ? Ces interrogations traduisent un besoin de sens et de valeurs à transmettre aux générations futures, elles activent la mémoire et bousculent les règles établies, voire l’organisation des administrations qui les appliquent. « Nous ne rénovons pas pour le passé mais pour le futur » disait l’architecte Salma Samar Damludji, lauréate du Global award for sustainable architecture en 2012.11
Or, l’idée que les patrimoines soient le moteur d’un changement apparaît difficile à appréhender par tout un chacun, elle semble paradoxale car les patrimoines sont beaucoup plus souvent associés à la conservation qu’au progrès. Au regard de cette contradiction apparente, il serait utile de chercher à savoir quels sont les attentes, dans quel contexte, quels en sont aujourd’hui les enjeux et les objectifs ?
Alors que le premier quart du XXIe siècle touche à sa fin, ne serait-il pas temps d’admettre que les changements attendus ne sont pas du même ordre que ceux qui ont marqué le XXe siècle, sous le sceau d’un progrès technologique exclusif ? Face aux cataclysmes climatiques, aux pandémies mondiales, aux tensions belliqueuses qui s’aggravent, le progrès ne peut plus signifier le passage à un niveau supérieur, un nouveau bond en avant. L’évolution vers l’idéal prédéfini qui a engendré de telles situations potentiellement catastrophiques, doit de toute évidence être repensée. Le progrès ne consisterait-il pas aujourd’hui à temporiser les mouvements engagés pour prendre le temps d’améliorer les conditions de vie, à transformer vers un mieux et non vers un plus. Dit autrement, ne fait-on pas un peu vite l’amalgame entre le changement attendu aujourd’hui et une conception figée voire rétrograde, du progrès et de son corollaire, la modernité, trop souvent définie dans le droit fil des idées qui ont dominé le siècle passé ?
La modernité est une notion fortement développée par opposition aux cultures traditionnelles, pendant tout le XXe siècle. Or, au fur et à mesure des perturbations, tant climatiques que sociales, engendrées directement ou indirectement, cette notion est aujourd’hui devenue de plus en plus confuse, comme en témoignent les définitions nuancées présentes dans les différents dictionnaires. Citons celle que l’on retrouve le plus fréquemment, extraite ici de l’encyclopédie en ligne Wikipédia : « la modernité est un concept désignant l’idée d’agir en conformité avec son temps et non plus en fonction de valeurs, considérées de facto comme dépassées ».
La modernité a donc vocation à évoluer pour s’adapter, elle se définit par opposition aux valeurs de la période précédente. Or les anciennes valeurs les plus proches de nous ne sont-elles pas celles développées au XXe siècle ? Ne sont-elles pas celles qui figent le concept de modernité dans des certitudes qui nous conduisent dans l’impasse climatique et sociale actuelle ?
Ce constat relève de l’absurde, nous pourrions sourire si nous n’avions pas une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Comme disait Albert Camus « L’absurde c’est la raison lucide qui constate ses limites »12 .
Comme pour dessiner une issue raisonnable face à l’absurdité de cette situation, la modernité du XXe siècle entre progressivement dans l’histoire. La valeur patrimoniale des œuvres et les savoir-faire les plus emblématiques du “mouvement moderne”, qui a marqué le XXe siècle, est aujourd’hui reconnue à divers titres : inscriptions au titre du patrimoine mondial de l’Unesco, protections de bâtiments au titre des monuments historiques, délivrance de labels spécifiques. Ces œuvres et savoirs rejoignent progressivement la longue liste des patrimoines.
La modernité du XXIe siècle apparaît alors radicalement différente au fur et à mesure des prises de conscience engendrées par les bouleversements en cours. « Change de ciel, tu changeras d’étoiles »13
Contrairement à la période précédente, la modernité du XXIe siècle ne s’oppose plus radicalement aux cultures antérieures, elle « agit en conformité avec son temps » et plonge ses racines dans l’écologie et le “développement soutenable”14 . Elle puise dans les patrimoines des enseignements et des savoirs aidant à progresser sans écueil.
Conclusion
« Qui veut voyager loin ménage sa monture »15 nous dit Jean Racine16 dans la pièce Les Plaideurs : pour progresser il faut prendre soin de ce qui permet d’avancer, il faut ménager sa monture pour permettre à la grande majorité de suivre et de supporter le développement.
L’opposition radicale entre patrimoine et modernité s’amenuise progressivement laissant place au jeu subtil d’un couple de forces (parallèles et de sens opposé) à la recherche d’un équilibre permettant de progresser durablement. Dans cette optique, les patrimoines agissent comme une fonction temporisatrice se référant à la connaissance, aux savoirs, à “la compétence”17 . Dit autrement, les patrimoines aident à temporiser les accélérations de l’histoire.
Pour reprendre la comparaison faite précédemment avec la mémoire de l’ordinateur, cette fonction patrimoniale pourrait s’apparenter à la mémoire vive (RAM18 ), qui active en temps réel la mémoire morte (ROM) pour répondre aux besoins du présent19 .
L’idée d’une mutation simultanée des concepts de modernité et de patrimoines, suivant les préoccupations majeures actuelles de soutenabilité, commence à émerger. On la retrouve à différents niveaux, par exemple dans des textes internationaux comme la Convention de Faro du Conseil de l’Europe sur « la valeur du patrimoine culturel pour la société » (2005-2011)20 , à travers des mouvements comme celui engendré par le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative21 , voire dans les réflexions sur les “droits culturels” conduites par l’association des Petites cités de caractère de France22 . L’idée progresse et continue de progresser et, comme il est dit dans cette citation attribuée à Victor Hugo : « Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est venue ».
- Notamment les rapports du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies. ↩
- Lois de 1887 et de 1913 sur la protection des monuments historiques, lois de 1903 et de 1930 sur la protection des sites. ↩
- Titre du roman d’Émile Zola publié en 1873. Cf. l’article Trous de mémoire aux halles de Paris par Alexandre Gady dans le numéro de mai 2012 de La Pierre d’Angle. ↩
- ROM : Read Only Memory ↩
- Définition de la valeur universelle exceptionnelle par l’Unesco « La valeur universelle exceptionnelle signifie une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu’elle transcende les frontières nationales et qu’elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l’ensemble de l’humanité. À ce titre, la protection permanente de ce patrimoine est de la plus haute importance pour la communauté internationale toute entière… » ↩
- Cf l’épisode 4 À l’écoute des habitants du podcast « Où donc habitez-vous » accessible depuis le site www.alainmarinos.net ↩
- Cf dossier « Du surtourisme aux nouvelles formes de tourisme ? » Par Maria Gravari-Barbas. Cahiers Français 2021 ↩
- En référence à l’article L110 du code de l’urbanisme, précité. ↩
- Pour exemple l’article « Comment la France est devenue moche » de Xavier de Jarcy et Vincent Remy publié dans Télérama en 2010 et mis à jour le 08/12/2020. ↩
- Cf. les deux articles de Jules Ayuso-Watier ayant pour titres : “Notre patrimoine historique est le rempart qui nous protège des excès de l’époque” publié dans le magazine Marianne le 17/09/2021 et “Si les campagnes se repeuplent, quel sera l’avenir de ces églises, notre patrimoine ?” publié dans la même revue le 09/08/2022. ↩
- https://www.citedelarchitecture.fr/fr/evenement/symposium-global-award-sustainable-architecture-2021 ↩
- Extrait de « Le Mythe de Sisyphe », éditions Gallimard, 1985. ↩
- Proverbe corse. ↩
- Rappelons que le “développement soutenable”, c’est à dire qui peut se supporter, s’endurer, est la traduction littérale de l’anglais “sustainable development” à l’origine du concept, mais traduit à tort en français par développement durable. ↩
- À lire sur le site www.nonfiction.fr le commentaire de Fanny Verrax, docteure en philosophie, portant sur la citation : « Qui veut voyager loin ménage sa monture », publié le 14 mars 2017. ↩
- Jean Racine, extrait de la pièce Les plaideurs. ↩
- En référence à « la compétence d’édifier », formulation chère à la philosophe Françoise Choay. ↩
- RAM : Random Access Memory. ↩
- Ce parallèle sera développé dans un prochain article sur la fonction mémoire des patrimoines. ↩
- https://www.coe.int/web/culture-and-heritage/faro-convention ↩
- Cf. « Commune frugale », Mouvement pour une frugalité heureuse et créative (collectif) / Éditions Acte-Sud / 2022, à l’initiative de Philippe Madec, Dominique Gauzin Müller et Alain Bornarel. ↩
- https://petitescitesdecaractere.com/sites/default/files/guide_dc_web2_ok.pdf ↩