Dans son roman Le XIXe Siècle à travers les âges (1984), Philippe Muray fait commencer les temps nouveaux, non en 1789, mais trois ans plus tôt, par un grand creusement : Louis XVI, encouragé par le mouvement hygiéniste, fait alors déterrer les morts du cimetière des Innocents, le plus ancien de Paris, afin de transporter leurs ossements aux catacombes, rive gauche.
Une nouvelle place de marché était aménagée dans ces halles déjà encombrées, place agrémentée en son centre d’un monument de la Renaissance, sauvé par la vox populi et déplacé de quelques mètres : la fontaine des Innocents de Jean Goujon. Dans une perspective patrimoniale, l’intuition du poète est superbe : dans un terreau religieux et émotionnel, on venait à la fois de détruire un cimetière sans âge, de créer un nouveau monde souterrain et de sauver un monument en le faisant revivre…
La disparition du ventre de Paris
Près de deux siècles plus tard, le patrimoine allait connaître au même endroit une nouvelle catharsis : ce fut le combat entre les défenseurs du “ventre de Paris” et les technocrates “du centre de Paris”, décidés à raser les halles pour y établir la grande gare d’interconnexion du RER, qui mettrait la capitale et sa banlieue en étroite liaison. S’il fut possible, sur la base de plusieurs décennies de combat pour défendre la ville ancienne, de sauver l’essentiel du quartier et de ses vénérables maisons, l’affaire se cristallisa autour des fameux pavillons métalliques de Victor Baltard, rasés honteusement à l’été 1971 et revendus au prix de la ferraille. Alors fut commise l’une des plus grandes erreurs patrimoniales du XXe siècle, dont le président Georges Pompidou, “homme de culture”, porte la responsabilité. Avec cette destruction, cependant, l’architecture industrielle entrait enfin dans le champ patrimonial et, peu après, la gare d’Orsay était sauvée et bientôt promise à un habile remploi. Un seul pavillon, le n° 8, fut démonté : il a fini à Nogent-sur-Marne. Le déplacement comme ultime solution patrimoniale. Un second creusement put avoir lieu, le fameux “trou des Halles”, triomphe des technocrates et des bétonneuses. Se souvient-on qu’il servit de cadre à un western spaghetti, Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri (1973), dans un étonnant copier-coller d’époques et de symboles ?
Les Halles ont deux trous rouges au côté : on avait expulsé les morts à la fin du XVIIe siècle, on sortit la terre à la fin du XXe. Double éviscération, qui achève de fabriquer un faux lieu, un lieu vide de sens. Un assassinat en règle, dont Louis Chevalier serait bientôt le redoutable notaire (1977).
Le jardin, cache-misère
Il n’est pas sûr que l’histoire des Halles d’après 1971 constitue un épisode aussi significatif patrimonialement, à moins que l’accélération de l’histoire ne témoigne ici de la diffculté de notre époque à élaborer un projet cohérent, à défaut d’être plastiquement réussi. Comment ne pas se désespérer que la gare souterraine, nécessaire à des millions d’usagers, soit un non-monument, sans autre ambition que d’aligner des centaines de mètres de tunnels à petits carreaux ? C’est en effet en surface que les grands architectes des Trente Glorieuses avaient rêvé signer un grand “geste”, dont la tour de Jean Faugeron demeure sans doute le plus beau spécimen. L’opération, on le sait, se termina dans le bricolage et l’interstitiel. On a oublié qu’à peine élu président, Valéry Giscard d’Estaing obtint l’annulation du Centre de commerce international, triste cube de verre marron qui devait se dresser devant la façade sud de Saint-Eustache: les permis étaient délivrés, l’État paya une forte indemnité.
On procéda donc, dans les nouvelles Halles, par soustraction, plaçant tous les espoirs urbains dans un grand jardin qui viendrait évider le trop-plein de jadis, et mettant toutes les contraintes financières dans un centre commercial établi à l’est, entre sous-sol et surface. On baptisa l’ensemble du beau nom antique de forum, dans un détournement sémantique pathétique : circulation et consommation ne recouvrent qu’imparfaitement, en effet, le sens d’un espace sacré et politique inventé par les Romains. Les colonnes et les frontons de Ricardo Bofill, qui devait bâtir ce Forum de carton-pâte, n’auraient rien amélioré. Et le nouveau maire de Paris, élu en 1977, y mit bon ordre. Chef-d’œuvre du chiraquisme, au fond, le non-lieu des Halles devenait, avec son centre commercial insaisissable, un non-édifice. Il aura vécu une génération à peine, condamné pour des motifs fonctionnels qui recouvrent, plus ou moins habilement, d’autres raisons plus fondamentales. Après le temps long du cimetière et les siècles d’or du grand marché, le temps de l’architecture jetable. Un concours international (2004), des débats stimulants et une large consultation populaire plus tard, le mastaba inversé Vasconi doit être remplacé par une “canopée”, autre mot antique employé de manière un peu grotesque.
Pourquoi notre époque ne peut-elle plus nommer les choses ? On édifie aux Halles un nouveau centre commercial, temple de la consommation. Si l’on y joint la prostitution publicitaire chère à notre temps, on pourrait croire que le génie des lieux a triomphé. Il manque cependant aux Halles postmodernes une dimension, celle qui sépare notre modernité de l’ancienne vie : la mort a disparu. Dans la canopée aux lignes fluides, nos contemporains sont invités à chasser leurs soucis métaphysiques. Ne plus penser, se glisser dans le grand trou de la mémoire.
Alexandre GADY
Historien, président de la SPPEF
Plutôt corriger que détruire
Lettre ouverte au maire de Paris, juin 2010
Le cahier des charges du concours de 2007 a produit des réponses totalement affligeantes,
à l’exception d’une bien élégante proposition de “Canopée” qui, confrontée aux contraintes
de la réalité, sera à son tour conduite au naufrage. Sur le plan urbain, le jardin se retrouve organisé selon l’axe est/ouest, suivant un schéma issu de la fonctionnalité des halles de Baltard, mais qui n’est pas adapté à l’environnement ni aux modes d’usage de l’espace actuel. Le caractère “public” des places centrales et des circulations souterraines est nié au profit du caractère exclusivement mercantile. Au lieu d’améliorer la situation, le projet de “Canopée”, après avoir tout détruit, accentue la confidentialité des accès
et asservit les futurs équipements publics aux contraintes d’un nouveau formalisme architectural parfaitement inadapté à leurs besoins. En effet, toute arrivée de lumière zénithale sur les circulations souterraines est supprimée pour faire place à des terrasses qui n’ont d’autre utilité que d’effacer définitivement l’arrivée dans les étages inférieurs de la maigre luminosité naturelle qui aurait pu filtrer au travers du couvercle.
Georges PENCRÉAC’H
architecte honoraire