Les Balkans, au sud-est du continent européen, constituent un espace qui nous semble à la fois proche et lointain. La proximité est d’abord géographique, rappelons que les côtes albanaises sont à 200 km de l’Italie. Certains de ces pays font partie de l’Union européenne, comme la Bulgarie en 2007, la Croatie en 2013 et le processus d’intégration des Balkans occidentaux suit son cours.
Encore récemment, si les Balkans renvoyaient à l’image d’un “Bloc de l’Est” faisant face au “Bloc occidental”, aujourd’hui, le tourisme dans cette région commence à transformer cette image ; le clivage est également économique et social, avec des populations plus soumises à la pauvreté que ses voisins européens. Sans compter que l’image de la « poudrière des Balkans » a été ravivée dans les mentalités par les guerres de Yougoslavie (1991-2001) et du Kosovo (1998-1999).
Les Balkans possèdent une histoire très riche : l’Empire romain, l’Empire byzantin puis l’Empire ottoman occupèrent tour à tour ces pays, et y marquèrent une forte influence, toujours visible de nos jours, de même que la période socialiste.
Riche d’une histoire, de paysages exceptionnels, de savoir-faire traditionnels, d’une architecture particulière, les Balkans constituent un cadre idéal de coopération en matière de préservation et de mise en valeur des patrimoines.
Un projet pour faire des patrimoines un levier de développement des territoires
Sites & Cités remarquables de France développe des partenariats dans la zone balkanique - et ailleurs - depuis sa création en 2000, avec le soutien du ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères et le ministère de la Culture.
Quatre villes, quatre pays, donnent à voir le projet mené avec l’association : Veliko Tarnovo, en Bulgarie ; Bitola, en République de Macédoine1
; Berat, en Albanie et enfin Travnik, en Bosnie-Herzégovine.
Veliko Tarnovo, le « petit Istanbul »
Dans l’ouvrage Bazars ottomans des Balkans2
, Donka Koleva, architecte en chef du patrimoine de la ville de Veliko Tarnovo, présente ainsi sa ville « À l’époque de la Renaissance bulgare, aux XVIIIe et XIXe siècles, Veliko Tarnovo était un centre commerçant, artisanal et culturel que l’on surnommait Kiouchouk Stanbul (Petit Istanbul). Les témoignages historiques tendent à montrer que les marchands de Veliko Tarnovo voyageaient dans tout l’Empire ottoman et qu’ils disposaient de relais à Istanbul, Leipzig, Vienne, Odessa, Brasov, Londres ». C’est pendant la Renaissance bulgare que la ville se dote de nombreuses maisons qui font aujourd’hui sa renommée.
Sites & Cités remarquables, dans le cadre d’une coopération entre les villes de Bayonne et de Veliko Tarnovo, a mis en œuvre une coopération permettant l’élaboration commune de politiques locales fondées sur la connaissance, la protection et la mise en valeur du patrimoine. Du travail partagé sur le règlement d’urbanisme patrimonial de la ville de Veliko Turnovo découlent plusieurs actions.
La conception d’un plan d’urbanisme patrimonial constitue le principal axe de travail. Il exige un inventaire préalable, étape nécessaire pour la connaissance historique et technique. Les fiches inventaires dressées pour 300 maisons proposent une analyse du bâti et des pistes de restauration pour les architectures traditionnelles. En 2010, l’inventaire du centre historique de Veliko Tarnovo est achevé. Outil de sensibilisation du grand public à son cadre de vie, il a servi de base à deux expositions présentées à la population locale.
La valorisation des acquis de l’inventaire patrimonial passe aussi par la réalisation d’un chantier de référence et par l’échange de professionnels au travers de séminaires, d’expertises et de voyages d’études.
À Veliko Tarnovo, la coopération implique un large partenariat : élus et techniciens des collectivités de Bayonne et de Veliko Tarnovo, architectes et professionnels du patrimoine, mais également le tissu économique local (artisans, entreprises du bâtiment et maîtres d’œuvre), qui est associé aux opérations de restauration.
Depuis 2014, les actions menées par la ville ont été élargies par la création de l’association des villes historiques de Bulgarie, regroupant des municipalités bulgares engagées dans la préservation et la mise en valeur des patrimoines et présidée par la mairie de Veliko Tarnovo. La création de ce réseau permet d’essaimer les expériences et bonnes pratiques mises en place par la ville de Veliko Tarnovo.
Bitola, la ville des consuls
Située sur une voie de communication ouest-est, qui mène aujourd’hui d’Ohrid à Prilep, Bitola, l’ancienne Monastir, a constitué, en République de Macédoine, un centre commercial et économique majeur des Balkans. Le principal témoignage que nous en avons est la čaršija - le Bazar -, un centre économique et historique unique, un ensemble qui a préservé une esthétique particulière.
À l’instar de Veliko Tarnovo, le partenariat avec la ville de Bitola s’est orienté vers l’inventaire du patrimoine bâti. Constituant l’un des plus vastes ensembles sauvegardés de République de Macédoine, même s’il ne subsiste aujourd’hui qu’une partie des 700 bâtiments répartis dans 30 rues, c’est naturellement la čaršija qui a fait l’objet d’un travail d’inventaire.
Durant le développement du centre urbain, la čaršija a toujours formé un ensemble cohérent au cœur de la ville. Par ses modifications morphologiques, elle a influencé la structure physique de la cité. La čaršija a été édifiée par étapes, on y reconnait donc différents héritages architecturaux, employant des matériaux de construction variés.
L’inventaire a été mené par une équipe pluridisciplinaire composée d’historiens et d’architectes, et complété par les actions de médiation du service du tourisme.
La méthode d’étude initiée, basée sur une analyse de chaque bâti, à la parcelle, a permis d’identifier précisément les immeubles à restaurer, à conserver ou bien à faire évoluer ou démolir. Il a également permis de définir les règles d’implantation et de composition des nouvelles constructions afin de garantir l’intégration harmonieuse du bâti contemporain dans le tissu ancien de la ville.
L’analyse effectuée lors de l’inventaire de 100 bâtiments inscrits dans plusieurs îlots a permis de définir la propriété de chacun des bâtiments, leur datation via les analyses de terrain et leur état. Au travers de ce processus, il a été possible de définir la typologie des édifices et leurs caractéristiques, les matériaux utilisés, le système de construction employé. L’étude suivante a permis de déterminer les changements structurels effectués sur les bâtiments, avec un examen des causes de la dégradation. Ainsi a été défini leur degré de conservation.
Ce travail de connaissance, essentiel pour la préservation de l’architecture traditionnelle de Bitola, s’est accompagné d’un travail de mise en valeur du patrimoine, auprès des habitants et des visiteurs.
En partenariat avec le ministère français des Affaires étrangères, les ministères français et macédonien de la Culture, la ville de Bitola et Sites & Cités remarquables ont élaboré une signalétique patrimoniale, mettant en valeur les richesses de la ville, élaborant un parcours de visite, et contribuant ainsi à renforcer l’offre touristique de la ville tout en permettant aux habitants de mieux connaître leur cadre de vie.
Berat, la ville aux mille fenêtres
Ville située au centre-sud de l’Albanie, Berat est, en 2008, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, avec Gjirokastër, « en tant que rares exemples de styles architecturaux représentatifs de la période ottomane ». La vieille ville s’organise autour de trois espaces, le quartier Mangalem sur la rive droite de la rivière Osum, le quartier Gorica sur la rive gauche et la Citadelle, au sommet de la colline dominant Berat.
Berat porte le témoignage de la coexistence de différentes communautés religieuses et culturelles au fil des siècles. Elle comprend une citadelle, localement appelé la Kala, dont la majeure partie fut construite au XIIIe siècle, bien que ses origines remontent au IVe siècle avant J.-C. Le quartier de la citadelle comporte de nombreuses églises byzantines, dont plusieurs du XIIIe siècle, ainsi que plusieurs mosquées construites sous l’ère ottomane qui débuta en 1417. Et les maisons caractéristiques ont fait de Berat la ville « aux mille fenêtres ».
Le site est remarquablement préservé. Son centre urbain traduit la richesse de l’habitat traditionnel, à l’exemple des maisons étagées sur les collines, dont les nombreuses baies favorisent la pénétration de la lumière.
Depuis 2010, Sites & Cités remarquables mène une coopération avec Berat sur les sujets suivants :
- la mise en place d’une méthode de travail pour la restauration du patrimoine vernaculaire en intégrant les problématiques liées à la qualité patrimoniale et à l’efficience énergétique.
- l’accompagnement sur l’évolution de la méthode d’inventaire
- l’évolution urbaine et l’intégration du bâti contemporain dans le centre ancien, notamment dans la zone tampon
L’organisation de missions d’expertises sur place, de séminaires et d’accueils de professionnels et d’élus en France a permis de répondre à ces sujets. Le partenariat est entendu dans un sens élargi, en intégrant les travaux menés par la ville d’Elbasan, les directorats régionaux de la culture nationale - services déconcentrés du ministère albanais de la Culture -, les ministères français des Affaires étrangères et de la Culture et l’ambassade de France en Albanie.
Sites & Cités remarquables accompagne ainsi la préservation des patrimoines et le développement des relations entre autorités locales et nationales albanaises, tout en promouvant le développement d’un tourisme durable, s’appuyant sur la diversité des richesses patrimoniales du pays.
Travnik et Jajce, au cœur de la Bosnie-Herzégovine
Connue par la Chronique de Travnik3 , d’Ivo Andrić, Prix nobel de littérature en 1961, Travnik est située dans le canton de Bosnie centrale. Dès l’époque romaine, elle a été un carrefour européen important, grâce à la vallée de la rivière Lasva, ce qui explique ses différents héritages : ottoman, austro-hongrois… Avec plus 28 bâtiments culturels et historiques protégés et un centre urbain patrimonialement important, Travnik constitue l’une des villes les plus riches de Bosnie-Herzégovine.
À 50 km au nord-ouest de Travnik, se trouve la ville de Jajce. Ses cascades, son paysage naturel et urbain ainsi que ses sites d’importance majeure - temple du Dieu Mitras et nécropole du IVe siècle - et son patrimoine bâti traditionnel ont font l’une des villes patrimoniales de Bosnie-Herzégovine. Siège des rois de Bosnie au XVe siècle, la ville passe sous domination ottomane et plusieurs établissements d’enseignement deviennent des centres d’écriture importants. Austro-hongroise à partir de 1878, Jajce est ensuite intégrée à la Yougoslavie. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, en 1943, c’est à Jajce qu’est organisée la deuxième convention de l’AVNOJ (Conseil antifascite de libération nationale de Yougoslavie), pendant laquelle Tito pose les bases de la future République fédérative socialiste de Yougoslavie.
Sites & Cités remarquables, soucieuse de renforcer sa cohérence géographique dans les Balkans, a noué des liens avec ces deux collectivités, avec le soutien important de l’ambassade de France en Bosnie-Herzégovine, ainsi que des ministères de l’Europe et des Affaires étrangères.
Depuis 2016, les missions d’expertise menées dans les deux collectivités ont associé le service urbanisme de la ville de Troyes et ont permis d’échanger sur les problématiques de l’urbanisme patrimonial, du tourisme culturel ainsi que de la mise en réseau des collectivités.
À Travnik, le quartier Osoje constitue, avec la Citadelle, le centre ancien de la ville, les principales richesses patrimoniales de la ville. Le musée de Travnik, en lien avec l’université de Sarajevo, a réalisé une remarquable étude du bâti dit « bosnien », datant de la période ottomane. Un nouvel inventaire verra le jour sur l’architecture « austro-hongroise » de Travnik, en partenariat avec Sites & Cités remarquables. Il pourra s’appuyer sur les expériences de Veliko Tarnovo, en Bulgarie, de Bitola et de Skopje, en République de Macédoine, pour définir une méthodologie d’inventaire adaptée à la Bosnie-Herzégovine. Parallèlement, Sites & Cités remarquables sera en mesure d’accompagner la collectivité pour le renouvellement de son plan de gestion et de mise en valeur du patrimoine.
Au cours d’une formation de décideurs locaux et de professionnels organisée par l’ambassade de France et animée par Sites & Cités remarquables a été suggérée l’idée de développer les voies vertes en Bosnie-Herzégovine. Cette proposition a permis de relancer le projet de voie verte entre Jajce, Donji Vakuf et Travnik, sur une ancienne voie de chemin de fer, qui permettra de diversifier l’offre touristique en Bosnie-Herzégovine.
D’autre part, les maires de Jajce et de Travnik, en présence du ministre de l’Urbanisme du canton de Bosnie-centrale, ont échangé sur l’opportunité de développer un réseau national, comme il en existe dans les pays voisins, en Croatie, en République de Macédoine, en Bulgarie, en Roumanie et en Hongrie, et ont demandé à Sites & Cités remarquables son appui pour l’initier.
Les patrimoines et la culture, vecteurs de dialogue entre les peuples
Dans les Balkans, l’action menée par Sites & Cités remarquables, ses villes membres et ses partenaires internationaux répond à une demande de meilleure gestion, préservation et mise en valeur des patrimoines, dans un souci de développement économique, social et culturel. Les travaux conjoints ont permis de promouvoir une culture partagée du patrimoine en élaborant une stratégie d’actions, des méthodes et des outils s’appuyant sur des échanges équitables et sur un partenariat toujours plus étoffé et de qualité.
Les Balkans constituent un ensemble géographique, culturel, historique et social homogène, malgré ses différences, et qui porte le témoignage de la coexistence de différentes communautés religieuses et culturelles au fil des siècles. Malgré des spécificités locales et régionales, le bâti traditionnel des Balkans reste similaire de la Bulgarie à la Bosnie-Herzégovine, en passant par l’Albanie et la République de Macédoine.
Cette similitude est due à l’héritage ottoman dont la domination a duré plus de quatre siècles. Mais cet héritage est souvent mal vécu, pas accepté, et de ce fait, très vulnérable. La disparition d’immeubles est fréquente d’autant que les constructions dans une čaršija, par exemple, sont de petite dimension et leur valeur tient surtout à l’effet d’ensemble. Il est souvent à craindre que pour des raisons de « modernité », pour cause de péril ou d’insalubrité, ces bâtiments disparaissent au profit de constructions neuves et que disparaissent ainsi le témoignage d’une période « mal aimée ».
Dans ce contexte, la coopération a toujours été envisagée de manière transversale et régionale : les ateliers menés en Bulgarie, en République de Macédoine et en Albanie ont rassemblé des collectivités des pays voisins, les voyages d’études en France ont associé élus et professionnels des différents pays de la zone, la création d’associations nationales a permis l’émergence de réseaux d’élus et de professionnels impliqués dans la préservation des patrimoines et contribuant au dialogue entre les autorités locales et les pays.
À l’heure de l’Année européenne du patrimoine culturel, dans un continent qui tend à voir se développer les réflexes nationalistes et de repli sur soi, il est essentiel de promouvoir les patrimoines comme un élément central de la diversité culturelle et du dialogue interculturel, de valoriser les meilleures pratiques pour assurer la sauvegarde et la valorisation de ces patrimoines et des cultures.
- Un accord entre la Grèce et l’ancienne République Yougoslave de Macédoine a été trouvé le 12 juin 2018 pour le nom du pays, qui sera « République de Macédoine du Nord », après les ratifications des parlements des deux pays et du référendum prévu à l’automne, en République de Macédoine. ↩
- DERENS Jean-Arnault, GESLIN Laurent, ORTIZ Marylise (Dir.), Bazars ottomans des Balkans, Non Lieu, 2009 ↩
- ANDRIC Ivo, La Chronique de Travnik, Traduction de Pascale Delpech, éditions Belfond, 1996. ↩