Si la protection de certains sites peut être, sur le littoral, considérée comme relativement ancienne, les quatre dernières décennies portent cependant la marque d’un effort constant des États, d’associations dynamiques et attentives, au-dessus des actions de la communauté internationale (Nations Unies, Unesco, Commission Océanographique Internationale…). Cet effort découle d’une prise de conscience de la spécificité des littoraux, de leur originalité autant biologique que géomorphologique, de leur fragilité également du fait de pressions accrues de populations attirées par la richesse des milieux et l’attrait des paysages.
Au Royaume Uni, le National Trust (National Trust for Places of Historic Interest or Natural Beauty), fondé en 1895, a de longue date entrepris de mettre en défens des monuments et des sites, qu’ils soient littoraux ou non. Cette patrimonialisation s’inscrit en droite ligne des objectifs premiers de cette association britannique à but non lucratif. Visitons, pour s’en convaincre, un site célèbre, la Chaussée des Géants en Ulster.
« La Chaussée des Géants est une merveille de la nature. C’est surtout un site remarquablement mis en valeur. Isolé à la pointe septentrionale de l’Irlande et dominant la mer de ses hautes falaises de basalte, le site exprime d’abord la beauté des paysages naturels. L’isolement est, en effet, celui d’une nature préservée de l’empreinte de l’homme. Celle-ci existe toutefois, alentour, sous des formes classiques, Portrush et ses plages à l’ouest, ses golfs qui vont jusqu’en bord de mer au sud, Ballentoy enfin, plus à l’est. Majestueux, le promontoire de basalte domine de loin ces ensembles. La route qui y mène est étroite, elle conduit à un parking, pas trop vaste, aussi discret que cela puisse être. Le promeneur pénètre alors dans le périmètre de « Giant’s Causeway » : un bâtiment bas, à larges baies vitrées, l’accueille, à droite, des rayons proposent des brochures concernant le site lui-même, d’autres sont là pour le souvenir. Passage obligé de la civilisation des loisirs, et le pire y côtoie parfois le meilleur. À gauche enfin, dans une longue salle cloisonnée de panneaux, l’exposition commence : coupes géologiques, reconstitutions historiques (jusqu’aux rebelles catholiques). Cela s’appelle une mise en valeur : on peut la visiter avant de parcourir le site, on peut le faire après une longue promenade pour mieux en comprendre l’intérêt. Chacun est libre. Libre enfin d’assister à la projection d’un film où l’imagination le dispute au réalisme. Le propriétaire des lieux n’impose pas, il propose dans le silence religieux d’un musée, un site d’une incomparable richesse esthétique (an area of outstanding scenic beauty), un fleuron du patrimoine de l’homme au Royaume-Uni et dans le monde : La Chaussée des Géants1
. Sorti de l’exposition, le promeneur peut désormais jouir de la nature et des sentiers l’y invitent. S’il a du courage, il peut faire le circuit entier, s’il est pressé ou fatigué, la voie la plus courte lui est proposée, vers ces dalles de basalte polies par la mer. Il a intérêt à prendre la brochure, il reconnaîtra aisément Hamilton’s Seat et Chimney Tops ; s’il a de la chance, un faucon pèlerin parmi les 50 espèces qui fréquentent le site en permanence…Voilà. Faut-il préciser le nom du propriétaire, le National Trust qui accueille là chaque année plusieurs centaines de milliers de visiteurs. Tout est propre, organisé, didactique sans lourdeur. Protéger et mettre en valeur le littoral, l’aménager à cet effet, voilà qui est bien dans les traditions anglo-saxonnes. Non pas ouvrir au public seulement mais aussi lui expliquer pourquoi il doit être fier de ce patrimoine, pourquoi il doit le respecter, pourquoi enfin, il ne le quittera que plus intelligent. Un modèle de gestion de la nature sur le littoral ».
Ce court extrait d’une thèse de doctorat d’État2
introduit à une meilleure connaissance de cette Chaussée des Géants qui est tout à la fois un bel exemple de formes littorales taillées dans les basaltes mais aussi un bel exemple de ce que l’on peut appeler un effort de médiation pour mettre en valeur un véritable géomorphosite. La falaise borde au nord le plateau d’Antrim en Irlande du nord qui est constitué d’un empilement de laves basaltiques qui se sont mises en place il y a environ 40 millions d’années. Un des effets locaux de l’ouverture de l’Atlantique qui s’est accompagnée d’une intense activité volcanique. Comme en d’autres endroits dans le monde (dans le Cantal par exemple, avec les « orgues » de Saint-Flour) ces coulées par refroidissement ont constitué toute une série de colonnes qui arment la falaise, environ 40 000 colonnes hexagonales verticales juxtaposées livrées à la fois aux modalités de l’érosion terrestre et à celles de l’érosion marine. La mer, dont il ne faut pas exagérer la puissance, a façonné, tant bien que mal, en pied de falaise une plate-forme d’érosion assez irrégulière, formée de ces blocs tronqués. Les modalités du refroidissement des basaltes ont permis la fracturation verticale en hexagones, prismes à quatre, sept, huit et jusqu’à dix faces qui forment un pavage plus ou moins régulier, une « chaussée ». Une merveille de la nature certes mais aussi un site si particulier qu’il a, dès le XVIIe siècle, engendré bien des récits relatifs à sa formation. Le mystère ajoute alors à l’originalité du site et, en quelque sorte, la dimension culturelle est progressivement atteinte. Restait au National Trust britannique dès la fin du XIXe siècle à fusionner originalité géomorphologique et dimensions culturelles pour aboutir à ce qui est Giant’s Causeway Area of Special Specific Interest. Une série de contraintes protègent le site qui est une zone spéciale de conservation (dans le cadre de la directive Habitats) pour les oiseaux en particulier, une zone de beauté naturelle exceptionnelle (Area of Outstanding Natural Beauty). Le site s’étend sur une trentaine de kilomètres et soixante-dix ares. Il est aménagé selon un plan progressivement né de manière assez empirique des observations concernant sa fréquentation, équipé de chemins, de panneaux d’explications qui portent sur tous les aspects d’une nature exceptionnelle, les reliefs par leur forme, les oiseaux marins et la végétation spécifique des milieux côtiers et, bien sûr l’ancrage dans l’histoire et le légendaire. Une « médiation » dont la portée fait l’objet de débats : attirer les hommes, c’est bien, mais limiter les effets de la fréquentation, c’est encore mieux. La nature est présentée comme un patrimoine commun de l’humanité et le site même de la Chaussée des Géants comme l’expression d’un intérêt « culturel » exceptionnel. La valeur culturelle est déjà présente dans les premières marques d’attention portées au site, notamment dans un article de 1765 issu du volume 12 de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert illustré de gravures de Suzanna Drury. Des aquarelles de cette même artiste avaient déjà popularisé le site en 1739. À cela, il faut ajouter le mystère et le rêve autour des géants supposés avoir donné leur nom à la chaussée…
L’évolution des recherches actuelles, à la charnière Nature-Culture, fait ainsi émerger la notion de géomorphosite, concept issu de la recherche universitaire (géologie, géomorphologie, histoire, art…) qui entend appuyer les démarches de connaissance et de gestion sur une série de critères. Le premier est la valeur scientifique (que l’on peut décliner en éléments de représentativité, de rareté et de valeur paléogéographique). Viennent ensuite la valeur écologique, les valeurs esthétiques (point de vue, contrastes paysagers…) et enfin des valeurs culturelles par l’importance religieuse, géohistorique, artistique et littéraire, et aussi économique. Au fond, une inscription de valeurs dans le monde des hommes et pour les hommes. Avant l’émergence de ce concept de géomorphosite, il faut bien admettre que le superbe promontoire de la Chaussée des Géants en présentait déjà tous les critères. Le National Trust a tracé une voie d’excellence, celle par exemple, que suit le Conservatoire du Littoral en France, celle qui met en valeur des sites célèbres comme la pointe du Raz après élimination de trop de valeurs strictement marchandes. Un mouvement qui vient de loin et s’inscrit dans la longue durée de la mise en valeur des héritages patrimoniaux !
- Le site est aussi étonnant et monumental qu’est discret et ajusté le bâtiment d’accueil des visiteurs construit par l’agence d’architecture Heneghan Peng. L’équipe d’architectes, habituée des commandes d’équipements publics, en particulier des musées, a été inspirée ici par les manifestes qualités du site. La façade rythmée des pilastres de basalte s’inspire des orgues naturels des concrétions de falaise. Un biomimétisme assumé, qui enrichit la perception du site, loin des querelles plates de l’architecture « d’accompagnement » ou « manifeste d’invisibilité ». L’emplacement, niche à l’écart des impressionnantes falaises, joue de la topographie du plateau lardé d’infrastructures et des lignes directrices de ce paysage agité. Ainsi, comme une performance tendue et soignée, l’édifice fait émerger les tracés alentours, qu’ils soient naturels ou artefacts, verticaux ou horizontaux, courbes escarpées ou droites filantes. Il concentre à lui seul les textures, celle minérale de la roche sombre et celles plus fluides, du végétal, de l’océan et du climat maritime. Cette œuvre, lien subtil entre architecture et paysage, choisie sur concours en 2005, fut un des six projets finalistes du RIBA Stirling Price 2013. (Mireille Guignard) ↩
- Alain Miossec : La gestion de la nature littorale en France Atlantique ; étude comparative Royaume-Uni, Pays-Bas, Espagne, Etats-Unis. Thèse de doctorat d’Etat es lettres, tome 1, 469 pages, Université de Brest, janvier 1993. NB : il est également auteur d’un dictionnaire incontournable sur le littoral (MIOSSEC, Alain (dir).). Dictionnaire de la mer et des côtes. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012). ↩