« La meilleure façon de conserver le patrimoine, c’est de s’en servir », enseigne Camillo Boîto. La meilleure façon de s’en servir, c’est de l’adapter, soit, d’évidence, savoir le transformer et le faire muter, quitte à en démolir une partie, nous enseigne encore aujourd’hui Barcelone.
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La réhabilitation des marchés couverts, un modèle en faveur d’une dynamique urbaine de proximité
Carme Pinos en charge du projet du Centre d’Art et Design, place Gardunya, avait déjà entamé par des jeux savants de pans de couverture de zinc et découpages de parois lumineuses, la métamorphose de la façade arrière du marché La Boqueria, le plus vieux et le plus emblématique de Barcelone, avec ses 6 000 m² d’échoppes, au coeur de la Rambla. Il attend aujourd’hui sa réhabilitation complète, impulsée par la municipalité.
L’architecture fait la ville. Partie prenante de ce réseau d’espaces publics en débat, les marchés couverts, tradition séculaire, sont le fruit d’une politique de gestion originale et remarquable, fondée sur une stratégie de renouvellement. La transformation des habitudes alimentaires, la désuétude ou le vieillissement des locaux, leur indispensable adaptation aux normes, notamment environnementales, avec la volonté d’assurer une proximité en privilégiant des espaces publics de qualité, nécessitent une politique d’investissement continuelle par l’organisme autonome dédié, l’institut du marché municipal (IMMB) créé en 1991.
Au service des habitants, les marchés sont répartis équitablement dans la ville. Celle-ci est découpée en 73 quartiers réunis en 10 arrondissements, administrés chacun par un directeur des services. Une planification minutieuse a été lancée pour prévoir des équipements dans les nouveaux quartiers et anticiper les travaux de restructuration. Tous les projets font l’objet de concours. Quarante marchés et aires d’influences rentrent dans le plan stratégique, ce qui représente 2 400 concessionnaires. À ce jour, 25 sont terminés et 5 sont en travaux. La rénovation de chaque commerce est affaire de négociation individuelle et collective (moyenne de 1 500€/m²). Le succès du modèle attire les investisseurs privés. Les marchés couverts sont des moteurs urbains. Dans un quartier, la présence des commerçants sédentaires n’est pas anodine. Ils sont garants d’une animation et d’une dynamique économique où se joue la survie du commerce de proximité.
La valeur historique et patrimoniale de ces équipements ne fait pas débat. La plupart sont remarquables, certains sont protégés ; tous feront l’objet d’une attention minutieuse par un diagnostic historique et « un plan d’usage ». L’enjeu est alors de contracter avec des maîtres d’oeuvre de qualité afin de respecter les qualités intrinsèques de l’édifice, ses matériaux et sa spatialité, mais aussi de conforter la maîtrise d’ouvrage éclairée, où souvent architectes et urbanistes garantissent cette compétence critique nécessaire.
À l’image de la diversité des marchés, chaque chantier est différent. La typologie classique du XIXe siècle faite d’architecture de métal et de verre est variable et les initiatives contemporaines sont favorisées. Ainsi, le Marché Santa Caterina dans le quartier de la Ribera a été totalement reconfiguré par les architectes Enric Miralles and Benedetta Tagliabue de EMBT (2005). Une vague composée d’une structure bois aérienne et d’une couverture en céramiques multicolores forme le nouveau toit de l’édifice de pierre, clin d’oeil aux architectures de l’Art nouveau catalan. Autre exemple récent, le marché aux puces Els Encants, l’un des plus vieux marchés d’Europe, figure une architecture étonnante contemporaine conçue par Fermín Vázquez Huarte-Mendicoa, architecte qui dirige actuellement le studio b720. Il répond à une double originalité ; celle d’une temporalité provisoire liée au chantier urbain exceptionnel de la place des Gloriès et celle d’une architecture plastique audacieuse où les entrelacements du volume déployé aux parois réfléchissantes démultiplient l’espace des étals et, au delà, la ville et son ciel.
Autre exemple, le fameux Marché de Sant Antoni est le premier marché construit en dehors de la vieille ville. Il fait l’objet d’une opération de renouvellement urbain emblématique, participant à la transformation de l’ancien secteur industriel du Poblenou (super-îlot cité ci-avant). La superbe architecture de métal et de briques conçue par Antoni Rovira i Trias et Josep Cornet i Mas (ouvert en 1882), figure une croix au milieu d’un îlot proche de la vieille ville qui joue de la géométrie du plan de Cerda. À la croisée, huit piliers de fonte supportent une coupole octogonale. Le projet conduit par l’architecte Ravetllat-Ribas, lauréat du concours, redessine totalement le contexte urbain et souterrain de la halle, respectant un programme gourmand en surfaces (quatre niveaux de sous-sol, pour les stationnements, un supermarché et un gymnase : 40 000 m² et 80 millions d’euros). Les travaux ont duré huit ans et se sont terminés en mai dernier. Afin de ne pas perdre la dynamique commerciale pendant le chantier, des locaux provisoires occupaient un bras de rue attenant. Un curetage, une démolition des aménagements extérieurs, une rénovation minutieuse de la structure ancienne et une lourde reprise en sous-oeuvre ont métamorphosé l’édifice historique. De plus, les affouillements ont mis à nu un fragment antique de la Via Augusta, ainsi que la muraille médiévale de la vieille ville. Les strates historiques ont enrichi le projet et ont bousculé heureusement le plan initial du concours : une place publique en cour anglaise vient aujourd’hui chercher la maçonnerie ancienne et un espace muséal expose les vestiges. Maîtrise d’ouvrage et maître d’oeuvre de concert ont su prendre l’opportunité de la découverte.
La politique des Marchés Municipaux tient à une conjoncture fragile fondée sur des critères éprouvés, gages de leur succès : une continuité historique institutionnelle avec un plan d’action global, des concessions familiales, une maîtrise d’ouvrage compétente, une exigence de qualité architecturale et des habitants attachés à ces équipements de proximité.
La réhabilitation des quartiers populaires, le cas de Can Peguerra
Conformément à son plan stratégique, la mairie de Barcelone mène une politique accrue en faveur de l’habitat. Outre la restauration d’aides publiques auprès des propriétaires, les logements d’urgence pour les réfugiés et la construction de logements neufs de qualité, la réhabilitation de l’habitat existant bénéficient d’une politique de rénovation à l’écoute de la population. Ainsi, le quartier de Can Peguerra fait actuellement l’objet d’une sauvegarde exemplaire par la municipalité.
Situé dans les hauteurs de Nou Barris, entre les quartiers Turó de la Peira et La Guineueta, le quartier regroupe six cents maisons unifamiliales modestes, construites par l’architecte Ramon Albó en 1929, maisons bon marché, construites pour le compte du Patronat Municipal de l’Habitat, afin de loger les ouvriers qui venaient travailler sur les chantiers du métro et de l’Exposition universelle. Les maisons sont identiques avec peu de variables. Mitoyennes, de plain-pied, elles s’alignent le long des rues ou placettes de la trame viaire régulière, parfois à l’alignement, parfois en retrait dégageant alors un petit jardin sur rue. Chaque logis bénéficie d’une cour arrière qui permet l’adaptation volumétrique du logement. Les murs sont enduits de chaux et les toits sont de tuiles. Encadrement, couleur et soubassement sont les seuls signes décoratifs distinctifs permettant l’individualisation. La morphologie urbaine est aussi simple que la rénovation est complexe. Il s’agissait de réaliser un diagnostic fin et à l’écoute des besoins des habitants afin de concevoir des interventions adaptées à chaque famille, de prendre en compte l’ensemble des possibles au niveau individuel, les usages et le confort. Il s’agit dans le même temps, au niveau collectif, de prendre en compte le contexte urbain, dans toutes ses composantes, sociale, environnementale, culturelle et économique. L’originalité de la méthode tient au « faire avec ». Ici, les résidents et riverains organisés pourront infléchir le projet.
C’est grâce à l’action militante de ces associations d’habitants, que ce type de quartier existe encore, contrant la spéculation et les calculs sur les questions de rentabilité foncière. Il y a quelques années, à « Bon Pastor », autre lotissement social près du Besos, face à une démolition imminente, les habitants regroupés en collectif, ont initié une démarche originale qui a pris la forme d’un concours international pour un appel à idées, « Repensar Bon Pastor »1
.
Si l’on se tourne à nouveau vers Oriol Bohigas, à la tête de la direction de l’urbanisme, celui-ci avait initié, dès son arrivée, la revalorisation des quartiers anciens de la ville, « du fait de leur rôle comme témoignage historique, de leur fonction symbolique et des conditions de vie globalement mauvaises »2
. Cependant, il n’hésitait pas à faire des compromis avec la nécessité de démolir, et au nom de multiples raisons (ruine, insalubrité, réduction de la densité), il sut légitimer une politique interventionniste d’esponjament («assainissement») et faire place nette, ne pouvant empêcher malgré l’affichage, la destruction de bâtis ou de tissus remarquables pour faciliter les opérations de renouvellement urbain.
Sur ce point, la municipalité actuelle semble plus combative. Reconnus aujourd’hui comme patrimoine de Barcelone, témoins de l’habitat social des années 20, les «cases barates» de Can Peguerra, construisent l’outil idéal pour expérimenter méthode et savoir constructif à l’appui des politiques de réhabilitation.
Opportunité ou stratégie ?
D’après Oriol Clos et Ariella Masboungi, les deux sont valables. Il n’y a pas un concept imaginé par avance, mais une capacité à se saisir des chances offertes par le hasard des initiatives individuelles ou collectives. Dans une continuité historique d’actions, l’équipe municipale sait associer les énergies créatrices des habitants, tout en s’appliquant à conserver la ligne des différents axes de la stratégie municipale et la cohérence architecturale et urbaine des projets qui ont été négociées, éprouvées et évaluées par les expertises et rapports scientifiques engagés par chaque partie, y compris les associations d’habitants outillées et éclairées en ce sens.
Ce sont moins des formes que des méthodes qui garantissent ici la qualité du cadre de vie dans toutes ses échelles spatiales et temporelles. La défense du patrimoine peut constituer des freins, des archaïsmes identitaires, surtout lorsque on l’oppose dès la conception à la modernité et l’innovation. À Barcelone, c’est cette politique inclusive, au contraire, garante de continuité sociale avec l’héritage exceptionnel urbain qui fortifie son passage dans l’avenir plus qu’elle ne le fragilise… « un poisson pilote qui peut faire modèle. »
- Le concours a obtenu plus de 45 réponses d’équipes pluridisciplinaires de toutes origines géographiques. Y. Maury & Collectif Barcelone, « Repensar Bon Pastor » de l’héritage de Cerdà à la ville du XXIe siècle, Repensar Bon Pastor, Etudes foncières, n°150, Mars-Avril 2011 ↩
- Hovig Ter Minassian. Patrimonialisation et gentrification : le cas de Barcelone. Cahier Construction politique et sociale des territoires, 2012, pp.49-58. ↩