Venise et son arsenal, nouveaux paradigmes pour l’Europe

Vue d’ensemble de l’Arsenal de Venise. 2018. © P.Val.
Vue d’ensemble de l’Arsenal de Venise. 2018. © P.Val.

Lieu d’activités multiples, l’arsenal de Venise porte une forte valeur d’héritage : espace industriel et zone militaire en profonde liaison avec la ville et son territoire, qu’il structure. Les arsenaux sont – dans toutes les villes qui les abritent - des emprises industrielles imposantes parce que le navire a toujours été le plus important “manufatto”1 mobile, construit par l’homme.

Un corpus exceptionnel

Ce patrimoine a une place importante dans les grands cycles de l’histoire d’un pays, dans le développement et les transformations des villes et dans les révolutions des processus de la production industrielle. Aujourd’hui, la plupart de ces lieux posent des questions de valorisation patrimoniale, mais aussi environnementale et culturelle. Dans de nombreux pays européens et extra européens, l’intérêt pour les arsenaux se manifeste depuis des décennies.

Détail de la vue en perspective de Venise par Jacopo de Barbari, 1500. © Biblioteca Marciana, Venise.

Les importants travaux de recherche sur l’histoire et sur les transformations de l’arsenal de Venise sont peu connus en France. L’exceptionnel corpus scientifique produit sur l’arsenal2 nous permet de comprendre les différentes phases des transformations du lieu dès l’origine, au début du XIIIe siècle, jusqu’à l’histoire plus récente du XXIe siècle.

L’arsenal de Venise et les reconversions (en rouge).

Une histoire passionnante des modifications des lieux et des dispositifs (espaces, caractéristiques du bâti, connotations techniques des machines et des équipements) qui sont consacrés aux processus de fabrication des bateaux. Cette histoire nous montre comment ce lieu est caractérisé par la continuité sur la “longue durée” qui le lie -par des relations spécifiques- à la ville de Venise et à l’écosystème de la lagune. L’ensemble monumental de l’arsenal est un morceau de ville intégré à Venise, il ne peut pas être considéré comme une simple somme d’édifices détachés de la ville.

Arsenal de Venise, vue intérieure de la Tese di Terra. © C. Menichelli.

La transformation de l’arsenal de Venise, au cours des trente dernières années, est emblématique d’un changement des paradigmes qui régissent les relations entre le contexte urbain, l’environnement et les processus de valorisation, restauration, entretien de ces lieux. Les arsenaux sont des lieux exceptionnels de valeur universelle qui peuvent être offerts en partage au monde, à partir de la reconnaissance des valeurs historiques, artistiques, d’usage. Lieu de production, d’échange, de recherche, d’innovation, de documentation et de transmission des savoirs, les arsenaux sont des lieux de l’histoire des influences -voire des contaminations– internationales, scientifiques et technologiques de la construction maritime3 . Aujourd’hui ce sont des lieux investis par de nouvelles approches de la notion d’échange, notamment de la culture scientifique, de sa production et de sa diffusion.

Étude pour l’aménagement du théâtre démontable L’Arche de Prométhée de Renzo Piano à l’est des Galeazzes.
Plan du rez-de-chaussée et coupe longitudinale de la Tese della Novissima, 2015. Source : Stefano Rocchetto professeur, coordinateur de la recherche IUAV.

La notion d’échelle est centrale dans la réaffectation des arsenaux. Un élément commun est constitué par les modifications environnementales et par leurs conséquences de plus en plus nettes sur les aires côtières. Les processus actuels comportent « une extension des submersions temporaires ou permanentes sur les espaces côtiers bas, une accentuation de la salinisation des eaux souterraines littorales »4 . Le réchauffement climatique de la basse atmosphère -et ses répercussions sur l’évolution des côtes dans le courant des prochaines décennies- est un des facteurs qui rendent vulnérables les processus de transformation. Afin de mieux percevoir les risques existants ou les prévenir ou limiter leurs conséquences, des recherches plus ciblées devraient être développées sur l’impact des facteurs environnementaux sur les processus de transformation des arsenaux.

Système de connexions

Le grand historien de l’architecture Manfredo Tafuri, a écrit : « Venise nous oblige à revoir toutes nos catégories mentales ».5 Il a invité à « aller au-delà du regard » au-delà de son image. On ne peut percevoir Venise en envisageant sa simplification à travers une idée unitaire et globalisante. Il en est de même pour ses parties et pour l’arsenal. Le système des connexions, difficilement lisibles au premier abord, qui organise Venise, est l’élément structurant et stratégique pour une politique de conservation et de rénovation. Les ouvrages qui régulent le rapport entre terre et mer sont structurants et stratégiques comme, par exemple, les différentes et indispensables formes de bornage qui délimitent chacune des îles de la lagune, petites ou grandes. Les différents types de bornage divisent, relient, préservent et déterminent parfois, la manière osmotique d’articuler le rapport entre terre et mer.

Plusieurs ouvrages régulent le rapport entre terre et mer : aujourd’hui le projet du M.O.S.E., dont les digues qui contrôlent l’afflux des marées dans les trois embouchures de la lagune, régulent le niveau des acque alte à Venise ; les ponts, avec leur structure et leur technè spécifique, voués à déformer leurs typologies et à réinterpréter à chaque fois le site, les caractéristiques du sol, et la façon de s’y implanter ; enfin, les techniques constructives, sophistiquées et composites, qui furent élaborées et progressivement affinées de façon à régler les dimensions, la forme, la structure et la matérialité des constructions de Venise et de l’arsenal.

Enjeux continuellement mis à jour, en fonction de l’évolution des connaissances et des techniques de construction navale, mais déclinés de façon à ce que le neuf se stratifie sur l’existant sans jamais l’altérer. L’arsenal présente toutefois une autonomie morphologique partielle par rapport à la ville. Ses typologies et ses logiques d’implantations sont spécifiques, et sont observables et comparables, en tant que modèles, dans d’autres villes.

La Torre di Porta Nuova : escalier intérieur en acier corten. MPA studio (F. Magnani e T. Pelzel architectes) © Alessandra Chemiolo.

Venise est une ville fondée sur une rationalité diffuse, ponctuelle et flexible, dotée, justement en raison de son caractère diffus et discontinu, d’espaces libres en son sein. Dans l’ensemble de la lagune on trouve jusqu’à aujourd’hui des espaces urbains inachevés et des espaces délaissés disponibles pour des opérations significatives de transformation. Ce sont des lieux améliorables par des interventions de microchirurgie, qui doivent être identifiés et soigneusement circonscrits et valorisés. Ces enjeux mettent en étroite relation les disciplines du projet architectural et de la restauration. La seconde, la restauration, met à disposition des méthodes pour recueillir et identifier les données de l’existant, afin d’orienter le projet vers des choix qui puissent instaurer un équilibre entre valeurs mémorielles et valeurs contemporaines. Les années quatre-vingt-dix ont été le témoin d’un nombre significatif de réalisations dans Venise. Naturellement, elles sont le résultat de l’engagement conjoint des pouvoirs publics, instances patrimoniales et administration. La série de réalisations s’est poursuivie au XXIe siècle. On peut citer comme exemplaires les projets d’Alvaro Siza, de Carlo Aymonino, de Gino Valle et Cappai Mainardis, sur l’île de la Giudecca, mais aussi le projet de Vittorio Gregotti sur le l’ancien site Saffa à Cannareggio, l’extension du cimetière San Michele de David Chipperfield, l’extension de l’Hôpital S.S. Giovanni e Paolo de Semerani, le musée de Tadao Ando dans la Punta della Dogana, le projet de la Fondation Vedova de Renzo Piano, les logements de Giancarlo De Carlo sur l’île de Mazzorbo et son projet sur le Lido, ainsi que le projet du Fondaco dei Tedeschi de l’O.M.A., etc. De même, les projets paysagers des embouchures de la lagune accompagnant le M.O.S.E, peuvent être mentionnés dans le contexte de renouvellement engagé à Venise pendant ces années. Ces projets contrastent avec la résistance à la modernité dont Venise faisait preuve seulement quelques années auparavant.

M.O.S.E. Conseil général pour l’insertion architecturale et paysagère de l’embouchure du port. IUAV : embouchure du Lido. Photo aérienne globale de l’état actuel de la nouvelle île. Consultant spécifique pour la zone : Carlo Magnani.
M.O.S.E. Conseil Général pour l’insertion architecturale et paysagère de l’embouchure du port. IUAV : embouchure de Chioggia. Vue en perspective, depuis l’eau. Consultant spécifique pour la zone : Alberto Ferlenga.

Nouveaux paradigmes européens

La crise économique de 2008, la crise pandémique et l’actualité ont modifié paradigmes, stratégies et techniques constructives. Régénération du patrimoine habité, requalification urbaine, innovation des processus de construction et usage attentif et critique de la technique, en fonction du coût élevé de l’énergie, des matières premières et de la main d’œuvre, sont quelques-uns des mots clés qui redélimitent le champ disciplinaire. L’union européenne décline tout cela en une série de politiques. Elle exige une faible occupation du sol, la réutilisation et la régénération du patrimoine existant, la conception de bâtiments flexibles, adaptables dans le temps et aux changements. Elle demande que le projet soit étendu, non seulement à la conceptualisation et au processus constructif, mais aussi à la gestion de l’architecture produite en fonction de son entretien continu et dans la durée.

Dans ce cadre la Fondazione Venezia Capitale Mondiale della Sostenibilità -constituée en mars 2022, et qui a comme objectif de réaliser un plan d’intervention durable et résilient- est un outil institutionnel qui articule la recherche, l’instruction supérieure, l’environnement et le développement technologique. Cet outil aura dans les prochaines années un impact majeur sur la régénération urbaine et sur l’évolution et la valorisation de l’arsenal.6

La transformation de l’arsenal montre la possibilité de conjuguer les caractères spécifiques et résilientes de Venise, ces temporalités extrêmement riches et stratifiées, avec une nouvelle contemporanéité de la ville durable du XXIe siècle.

Donato SEVERO, architecte et historien, est professeur HDR à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris Val de Seine. Chercheur à l’EVCAU, il est responsable scientifique de la Chaire partenariale “Archidessa, Architecture, Design, Santé”.

PierAntonio VAL, architecte, est professeur dans le domaine de la conception architectural à l’Université IUAV de Venise. Ses projets ont remporté des concours internationaux et ont été exposé en Italie à l’international. Il est co-responsable du Master Européen conjoint ENSA Paris Val de Seine- Université IUAV Venise.

  1. Un “manufatto” est une œuvre de l’homme qui a subi un travail de transformation ou d’élaboration, soit à la main, soit avec l’aide de machines. Le “manufatto” est contraposé, de manière explicite ou implicite, au concept de “naturel”. Source : http://www.treccani.it/vocabolario/manufatto/
  2. Claudio Menichelli, La transformation et la reconversion de l’Arsenal de Venise ; Stefano Rocchetto, La contribution de l’IUAV aux projets de transformation de l’Arsenal de Venise, in Donato SEVERO et PierAntonio VAL, Temporalités et régénération de la ville historique. L’Arsenal de Venise, Anteferma, Venise 2020.
  3. Colloque international : Les arsenaux de Marine (c. 1600-c. 2000) Université de Bordeaux, 19-22 octobre 2016. Argumentaire publié le jeudi 10 décembre 2015 par Céline Guilleux.
  4. C. CLUS-AUBY, R. PASKOFF et F. VERGER, Impact du changement climatique sur le patrimoine du Conservatoire du littoral. Scénarios d’érosion et de submersion à l’horizon 2100. https://www.conservatoire-du-littoral.fr/38-changement-climatique.htm
  5. Rassegna, N°22, gennaio 1985.
  6. La fondation vise à créer un plan d’interventions pour la croissance économique, environnementale, technologique et durable de Venise, axé sur la création d’une ville dédiée à l’enseignement supérieur et à la recherche. La fondation rassemble en partenariat la région, la municipalité, les institutions culturelles et académiques de la ville, les entreprises et les associations, les réalités d’importance nationale, y compris Confindustria Veneto, Generali, Snam, ENI, ENEL, Boston Consulting Group et l’Université IUAV de Venise.
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