Le marégraphe de Marseille

Partons à la découverte des secrets du marégraphe de Marseille, implanté sur la corniche du Président Kennedy. Son histoire est intimement liée à celle du nivellement, technique susceptible de fournir des éléments chiffrés pour traduire le relief.

« L’eau anonyme sait tous mes secrets »
Gaston Bachelard

L’altitude d’un point est la coordonnée par laquelle on exprime l’écart vertical de ce point à une surface de référence appelée géoïde. Le modèle de géoïde défini à Marseille est le niveau moyen de la mer enregistré au marégraphe pendant une période donnée.

Aux environs de 1860, le premier nivellement général de la France est dû à Paul-Adrien Bourdalouë, qui prend pour origine le trait 0,40 m de l’échelle des marées de Marseille, implantée dans le Vieux-Port. La cité phocéenne est essentiellement retenue parce que les marées y sont faibles et que le niveau moyen de la mer y est considéré comme étant le plus bas (l’objectif est d’éviter les cotes négatives). Mais le zéro Bourdalouë tombe bien vite en discrédit, notamment à cause de son imprécision. Aux environs de 1880, dans la dynamique du plan de travaux publics proposé par Charles de Freycinet, on institue donc un Comité du nivellement général de la France, afin d’établir un repère fondamental de nivellement à l’abri de toute cause de perturbation et d’installer un marégraphe enregistreur, dont les relevés permettront la détermination exacte du niveau moyen de la mer à Marseille, alors supposé constant.

Un écrin monumental

La construction du marégraphe de Marseille relève du savoir-faire d’un conducteur des Ponts et Chaussées expérimenté, Auguste Sébillotte, qui a déjà joué un rôle très actif dans l’établissement des bassins de radoub du port de La Joliette. Le bâtiment principal du marégraphe est un puissant édifice aux reins solides : un soubassement en pierre de Cassis rustiquée règne sur tout le développement de ses façades. Il est couronné par une corniche en calcaire bouchardé. Son frontispice est muni d’un grand cartouche en pierre de taille mouluré portant l’inscription: MARÉGRAPHE. Le rez-de-chaussée de ce bâtiment abrite l’appareil marégraphique, qui trône dans son écrin de protection. Dans la chambre souterraine, accessible par un remarquable escalier en colimaçon en fonte, est établi le repère fondamental du nouveau nivellement, constitué par un rivet en bronze à tête sphérique ; la calotte supérieure est faite en un alliage très dur de platine et d’iridium, déjà employé pour la fabrication du mètre-étalon déposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres. Au niveau de la corniche, est édifiée la maison du gardien des lieux, où habiteront onze surveillants successifs. Cet ensemble impose le respect et évoque l’importance de l’œuvre accomplie entre ses murs. Bien assis sur un site rocheux, il est construit pour durer et son volume est beaucoup plus important que celui des treize autres abris de marégraphes français construits à la même époque.

Un instrument unique

L’appareil installé dans cet observatoire est issu d’une démarche inventive consistant à incorporer un planimètre à un marégraphe. Un système dit totalisateur permet la détermination du niveau moyen de la mer par une simple division de deux nombres fournis par l’instrument. Le marégraphe de Marseille est fabriqué à Hambourg. Aujourd’hui unique au monde dans sa catégorie, il est le résultat de longues discussions techniques entre l’inventeur du système totalisateur, l’ingénieur allemand F. H. Reitz, et le secrétaire du comité du nivellement général de la France, l’ingénieur des mines Charles Lallemand, qui deviendra le premier directeur du service du nivellement général de la France (NGF). Véritable âme du marégraphe de Marseille, ce dernier présidera à sa destinée pendant quarante-trois ans.

Prenant en compte tous les éléments que nous venons de résumer, l’arrêté du 28 octobre 2002 considère que « la conservation du marégraphe de Marseille (Bouches-du-Rhône) présente au point de vue de l’histoire un intérêt public en raison de l’importance de cette réalisation au regard de l’évolution des procédés de mesure scientifiques » et classe l’observatoire (l’ensemble immobilier, l’appareil et les installations techniques) parmi les monuments historiques. Sous le contrôle du ministère de la Culture, de l’architecte des bâtiments de France et avec l’appui de Mireille Pellen, architecte du patrimoine, les bâtiments sont entièrement restaurés en 2006-2007.

Propriété de l’État, aujourd’hui attribué à titre de dotation à l’Institut géographique national, le marégraphe de Marseille sert de station de surveillance de haute qualité intégrée aux programmes nationaux et internationaux d’observation du niveau des mers. Il constitue un élément du réseau mondial d’observatoires du niveau de la mer mis en œuvre par l’Unesco et fait partie du réseau que le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) a mis en place sur l’ensemble des côtes françaises. Depuis 1998, il est doté d’un marégraphe numérique fonctionnant en parallèle au marégraphe totalisateur mécanique. Les deux appareils permettent de vérifier que le niveau moyen de la mer à Marseille a augmenté d’environ onze cm depuis la fin du XIXe siècle. Grâce à la longueur de sa série de données marégraphiques, l’observatoire contribue aussi à des analyses statistiques sur les niveaux extrêmes et, par suite, à des études de dimensionnement de travaux maritimes, de protection du littoral, de classifcation de zones inondables, de permis de construire ou de remboursement par les assurances…

À l’heure où les problématiques liées aux changements climatiques prennent de plus en plus d’importance, l’interprétation de cette longue série est facilitée par l’association de la marégraphie avec d’autres techniques de mesure, en particulier avec les techniques spatiales de positionnement précis qui permettent de s’assurer de la stabilité du socle sur lequel il repose. Une station GNSS permanente (Global Navigation Satellite System), intégrée au réseau permanent européen, est ainsi installée depuis le 1er août 1998 au marégraphe de Marseille. L’observatoire abrite aussi plusieurs points où l’IGN mesure l’intensité de la pesanteur (amélioration de la connaissance du géoïde). Grâce à la complémentarité de ses équipements, il est un élément essentiel de la contribution française aux réseaux géodésiques européens et mondiaux.

Tous ces arguments actuels, et en constante modernisation, contribuent aujourd’hui fortement à la pérennité de l’intérêt porté à cet élément du patrimoine national. Le marégraphe de Marseille n’a pas livré tous ses secrets et a encore de beaux jours devant lui !

Alain COULOMB
IGN
et Jacques GUÉRIN
ABF

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