L’opération de Pessac est conçue par Le Corbusier comme un lotissement de cent cinquante habitations dans une banlieue de Bordeaux particulièrement bien située, au sud-ouest de la ville, sur la route d’Arcachon.
Cependant, les maisons se vendent mal, la desserte par le tramway n’arrive pas, Henri Frugès fait de mauvaises affaires et fuit en Algérie, la crise économique mondiale arrive et le chantier s’arrête. Pourtant, si l’œuvre architecturale semble trahie et méconnue, la cité est une réussite sociale : les familles restent et s’y adaptent.
À la fin des années 1970, devant la multiplication des travaux “artisanaux” et hétéroclites, la communauté des architectes s’émeut de la préservation de ce patrimoine unique en France et en Europe (le plus important ensemble de maisons de Le Corbusier conservé).
Le 2 mars 1976, la cité Frugès est inscrite dans son intégralité à l’Inventaire supplémentaire des sites, générant ainsi une servitude d’utilité publique globale à l’échelle de la cité. Ce système a connu un succès relatif, la prise de conscience des habitants du quartier demeurant limitée. La municipalité s’implique en achetant en 1983 une maison gratte-ciel et conduit un chantier expérimental médiatisé et ouvert aux habitants. Travaux et études instaurent un partenariat entre l’architecte des bâtiments de France, la fondation Le Corbusier, la commune et les habitants, et débouchent sur l’idée de créer une ZPPAUP1 .
Un outil de protection et de gestion
Le principe de l’élaboration d’une ZPPAUP est apparu comme un outil d’urbanisme réglementaire pertinent et synthétique, capable de répondre rapidement aux problèmes de conservation et de mise en valeur de la cité Frugès.
La ZPPAUP, dans la continuité du site inscrit, mais avec une plus grande finesse d’analyse, représente un cahier de gestion et d’entretien des cinquante maisons, au sein d’une zone 1 visant à restaurer, voire restituer l’œuvre initiale. Elle assure juridiquement la préservation et la valorisation du plan masse de Le Corbusier, avec tous ses éléments architecturaux et paysagers. Tous les travaux extérieurs relèvent d’un avis conforme de l’architecte des bâtiments de France, adossé aux autorisations d’urbanisme du maire, lesquelles se réfèrent au règlement opposable au tiers qui précise en détail les techniques, les matériaux et l’aspect souhaités.
Devant l’urgente nécessité de responsabiliser l’ensemble des acteurs, la procédure de ZPPAUP avait l’avantage d’être rapide et de permettre la mise en place, par un seul acte, d’un périmètre et de son règlement associé, tout en comprenant un volet de sensibilisation pris en charge par la commune, par principe plus proche des habitants, les services de l’État garantissant la permanence scientifique et juridique nécessaire. Le 27 octobre 1998, la ZPPAUP de Pessac est donc instituée par arrêté préfectoral, se substituant aux servitudes de site inscrit et d’abords de monument historique antérieures.
La mise en place de cet outil a institué de fait une servitude d’urbanisme dont la collectivité et l’État se doivent d’assurer le respect et la mise en application. D’autre part, l’écriture du règlement annexé au POS, puis au PLU, a le mérite de clarifier dans l’esprit des habitants du quartier les attentes conjointes des différents acteurs (SDAP, fondation, mairie). Ces acteurs, en se confrontant à l’application quotidienne de ces règles, partagent une culture et sont à même d’en évaluer les effets.
Efficacité de la ZPPAUP
Incontestablement l’ensemble fonctionne et les différents acteurs publics ont pris la mesure de leurs rôles respectifs. Les propriétaires, dont la plupart sont encore les familles de la création de la cité, apprécient la dimension cité-jardin et ont accepté le principe d’un contrôle urbanistique fin. La présence d’architectes passionnés parmi les propriétaires et celle d’un lieu d’accueil des visiteurs qui viennent du monde entier contribuent à pérenniser des savoir-faire techniques et architecturaux d’excellent niveau.
Par ailleurs, la souplesse de l’outil permet une progression asymétrique des efforts de mise en valeur en fonction de chaque propriétaire, et tolère les différences de rythme et d’appréhension culturelle de ce lieu et de cette œuvre. L’effet ghetto culturel qui pourrait se produire autour de cette icône du mouvement moderne est compensé par la nature même de la cité ouvrière, son relatif enclavement dans l’agglomération et la taille réduite de ses logements.
Le projet de dossier de candidature au patrimoine mondial de l’humanité auprès de l’Unesco autour d’une sélection internationale des œuvres majeures de Le Corbusier pourrait bien être un nouveau stimulant. Ce processus devrait en effet inciter le ministère de la Culture à remettre à plat le fonctionnement actuel avec tous les acteurs locaux et à instaurer, comme pour tous les lieux “patrimoine mondial”, un dialogue de gestion revigorant la réflexion de tous.
La cité Frugès dispose d’un véritable trésor patrimonial, immatériel. La cité imaginée par Le Corbusier demeure un laboratoire d’idées sur l’architecture et l’urbanisme, mais aussi sur la sociologie et sur les techniques du bâtiment. Le formidable essor de ce type d’architecture internationale et sa relative fragilité méritent que l’on se préoccupe de sa pérennité comme de son amélioration.
François Gondran
ABF, Chef du SDAP de Gironde
- Afin de bénéficier de l’accumulation de savoir des études initiales, son étude est confiée à MM. Ferrand, Feugas, Le Roy et Veyret de 1994 à 1996. Son originalité consiste à allier dans le même temps la gestion d’un ensemble patrimonial à propriétaires multiples et celle de ses abords. ↩