L’affaiblissement du rôle des architectes des bâtiments de France inscrirait un échec, un recul dans la longue et belle histoire de nos monuments, de nos espaces protégés, de nos paysages, histoire qui s’est constamment enrichie, approfondie, élargie… Aujourd’hui, nos monuments sont certes porteurs du passé, mais aussi d’avenir, de modernité, de création.
Nos secteurs sauvegardés représentent le cœur même de nos projets urbains, capables d’inspirer nos visions sur la ville durable, toute entière. Nos paysages, exceptionnelle richesse de la France, nos villages, nos campagnes déterminent l’enjeu culturel source d’une relance économique issue d’abord de l’identité des lieux, des modes de vie ; ils expriment le sentiment d’appartenance d’une population à sa terre, à son cadre de vie. Autant de valeurs qu’un mode de développement non pensé, non maîtrisé, “transféré” de façon artificielle a mis à mal.
Nous avions cru comprendre que la prise de conscience du caractère dévastateur de certaines pratiques économiques et de certains opérateurs publics et privés, allait remettre au premier plan les acteurs et les outils de politiques patrimoniales fondées sur l’intelligence, la connaissance, l’économie des moyens, la valorisation des métiers. sur la vision globale et à long terme de nos actes et de leurs conséquences. Force est de constater que la mobilisation autour du Grenelle a ignoré ceux qui défendaient seuls un urbanisme plus raisonnable, et le trésor de savoirs et d’expériences accumulés sur nos territoires urbains et ruraux. Pire que cette ignorance, l’État se désengage du rôle historique qu’il a joué dans ces domaines depuis l’origine. Les moyens d’études qu’il consacrait ont été quasiment annulés. Les investissements se sont effondrés et les services mis à mal. Sous le coup d’une vision strictement administrative et budgétaire, les missions de l’État disparaissent. Reste un militantisme sur le terrain dans nos services départementaux de l’architecture et du patrimoine, mais pour combien de temps ? Enfin, intervint dans une indifférence gouvernementale inadmissible ce “coup” désastreux de l’été contre les architectes des bâtiments de France. Seuls les élus, les associations d’élus, celle des maires de France, celle des villes d’art et d’histoire à secteurs sauvegardés, les nombreuses associations qui agissent au jour le jour concrètement s’indignent contre cet abandon et se révoltent. Il faut comprendre que nous nous trouvons là au cœur d’une politique publique nationale où l’État, les collectivités locales, les associations partagent des responsabilités et doivent resserrer leurs liens, intensifier leurs actions car des tendances lourdes et négatives jouent constamment contre nos ambitions. Il faut comprendre qu’une politique de développement maîtrisé, économe d’espaces, d’énergie, créative de solidarité, d’innovation, de beauté. se construit avec beaucoup d’efforts et de temps. Tout abandon de l’un des acteurs se ressent auprès des autres.
Toute idée qu’il faut aller vite pour la “relance” est une erreur car c’est le temps de l’intelligence qui seul permet la relance. L’intelligence marque le temps de la réflexion, du conseil, de la compétence, du dialogue. C’était notre but avec la zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager.
Un recul historique
La zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager est une vision élargie du terrain qui dépasse la seule proximité avec le monument. Elle saisit les patrimoines dans leurs relations vivantes avec les habitants ; elle établit le passage, comme dans les secteurs sauvegardés, de la préoccupation légitime de la protection à celle du projet. Cette étape ne peut s’effectuer par le seul règlement, elle nécessite un socle de connaissances et d’ambitions élaborées et partagées entre les collectivités locales, les habitants, les architectes, les urbanistes, les services de l’État, grâce à une concertation et un dialogue permanents. Le principal demeure la gestion dans la durée du projet selon une perspective dynamique. L’ABF représente un atout, une force irremplaçable. La zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager répondait par une démarche très moderne au mouvement de décentralisation et de déconcentration par lequel la maîtrise d’ouvrage revient à la collectivité locale, cependant que l’État reste incontournable. Sur ce point, nous reculons aujourd’hui, et l’équilibre risque fort d’être rompu tandis que l’ambition d’une même politique nationale est remise en cause, car nous allions du local à l’universel. Que gagneront ceux qui, pour de bien médiocres intérêts locaux, ont pris ce risque ? Un désengagement encore plus inquiétant des services de l’État, la tentation d’une réglementation plus étroite qui voudrait se substituer au dialogue, la multiplication des contentieux ou même l’abandon de cette démarche. Certains diront que c’est beaucoup de bruit pour une question mineure « d’avis conforme » dans une procédure particulière. Au-delà des conséquences néfastes pour cette procédure quiillustrait un grand progrès, c’est aussi le signe visible d’une absence de politique de l’État, de l’affaiblissement du ministère de la Culture et des services du ministère en charge de l’urbanisme au plan national comme au plan local.
Une relance patrimoniale
Face à cette situation, nous devons être nombreux dans les collectivités, dans les services de l’État, dans les associations à réagir. En définitive, cet échec pourrait nous servir et nous conduire à une vraie relance, celle d’une approche nouvelle de nos patrimoines qui les replace au centre de nos politiques de développement. Est-il possible que tous les outils que nous avons créés en faveur de nos monuments, de nos espaces protégés, soient revisités, améliorés, complétés ? Pouvons-nous retravailler l’ensemble des politiques patrimoniales depuis la question de l’archéologie jusqu’à celle du paysage, des grands sites, des parcs nationaux et régionaux qui ouvrent des voies d’avenir à des échelles nouvelles ? Pouvons-nous faire comprendre que chaque outil est en lui-même utile, mais que ce qui compte le plus c’est l’ensemble des outils, leur cohérence, leur articulation dans l’espace ? Pouvons-nous acquérir une vision globale du territoire avec l’idée que l’exemplarité des procédures et des pratiques les plus exceptionnelles doit bénéficier, grâce à une planification renouvelée qui porte les mêmes exigences, à l’ensemble du territoire national ?
La France qui, dans ces domaines, a été pionnière veut-elle le rester ? Peut-elle porter une ambition pour une Europe des territoires et des villes comme elle a su le faire avec l’Unesco ; en effet, elle a développé le concept nouveau de « paysage culturel » reconnu dans le Val-de-Loire, inscrit depuis 2000 sur la liste du patrimoine mondial, exemple qui fait école dans le monde.
Nous nous étions d’ailleurs engagés auprès de l’Unesco à gérer ce grand site et d’autres avec l’outil adapté de la zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager. L’État est-il conscient qu’en affaiblissant cette procédure, il affaiblit sa responsabilité vis-à-vis de l’Unesco ? Dans un monde obscurci par tant d’incertitudes, puisons notre inspiration dans les valeurs fondamentales que nous côtoyons chaque jour et que nous avons trop ignorées. Retrouvons-nous autour d’un grand projet culturel : la vision commune du développement de nos villes et de nos territoires fondé sur nos ressources patrimoniales fragiles et menacées.
Yves Dauge
Sénateur d’Indre-et-Loire