L’architecture à la Culture 1/2

Le transfert à la Culture revêt-il une signification ? Le ministre de la Culture l’a dit : « Les architectes ont besoin d’un ministre qui les défende, et je veux être ce ministre » 1 .

Peut-être le ministre de l’Équipement ne le faisait-il pas. Pour en savoir plus sur ce point, il suffira de vérifier combien de postes administratifs, celui-ci laissera à celui-là dans le cadre du transfert et à l’issue des tractations que l’on devine : si le nombre en est faible, c’est qu’en effet, il faisait peu. De vérifier, aussi, combien la Culture en fera créer au prochain budget : si le nombre en est élevé, c’est qu’en effet, elle aura vaillamment soutenu l’architecture.

Je ne connais pas de façon plus positive de tranquilliser les esprits inquiets de savoir comment s’illustrera la défense de l’Architecture que de leur recommander ce point de vue. Et, à ceux qui espèrent en l’avènement du moins d’État, qui, après avoir naïvement cru que le rapport Picq2 serait mis en œuvre, pensent que l’heure est enfin venue avec la mission Silicani3 de restreindre l’expansion des administrations centrales et qui, pour finir, s’étonnent de la création d’une direction et, peut-être, de plusieurs sous directions supplémentaires, à ceux-là, je dirais qu’il vaut mieux subir ce type de dépenses nouvelles que de ne pas savoir où va l’argent des impôts.

À moins… que cette création ne s’accompagne de la suppression, rue de Valois, d’une direction voisine. En ce cas, laquelle ? Cherchons parmi les plus “petites” : les Archives, le Livre ?

Les paris sont ouverts et, si telle est la solution au problème budgétaire posé, peut-être en sera-t-on réduit à regretter que, rue de Valois, on aimait moins le patrimoine écrit ou tel autre.

Dans cette hypothèse, on se rappellera qu’au retour de l’Enfant prodigue, les frères aînés ont dû se serrer la ceinture.

Tout ceci pour affirmer d’emblée, une de ces vérités qui ne sont pas nécessairement bonnes à dire qu’en ces temps de non-croissance, l’argent donné aux uns est retiré aux autres.

Cela s’appelle choisir des priorités et, gouverner, c’est choisir.

L’utopie d’une direction de l’architecture et du patrimoine

Il est vrai qu’à l’époque (octobre 1995) où le ministre était interrogé par Le Moniteur, il n’était pas question de créer une direction nouvelle, puisque chacun raisonnait sur l’hypothèse d’une association, dans le cadre d’une direction unique, de l’architecture et du patrimoine.

Des faits d’ordre conjoncturel ont conduit à l’abandonner mais on peut se demander s’il était vraiment avisé de penser pouvoir reproduire, en 1996, un type d’organisation supprimé en 1978, soit une demi-génération plus tôt, celui de l’ancienne direction de l’architecture où voisinaient les sous-directions des monuments historiques, de la création architecturale et des sites et espaces protégés.

En ces temps là, on connaissait en quelque sorte la situation de feu l’Empire d’Autriche-Hongrie : on vivait côte à côte, on s’efforçait de parler la langue du voisin, on s’enrichissait au contact des différences, mais on croyait d’autant plus à son identité. Et, lorsque vint l’heure de mettre un terme à l’ancienne fédération, qui avait d’ailleurs déjà perdu la tutelle des Bâtiments civils, on se lamenta, certes, mais chacune des parties ne fut point mécontente de recouvrer son indépendance : les Monuments historiques se modernisèrent dans le concept englobant de patrimoine, les Espaces protégés partirent civiliser les contrées, réputées barbares -et, de fait, telles elles étaient- de l’Aménagement. Vingt ans plus tard, il était probablement aussi utopique de croire pouvoir recoller les morceaux, que de prétendre réunir la Hongrie et la Slovaquie.

Un exemple : la Culture serait-elle fondée à gérer le corps des architectes et urbanistes de l’État au sein duquel a été intégré l’ancien corps des architectes des bâtiments de France, aux côtés de la filière aménagement et urbanisme ? Revendiquer la tutelle des carrières, comme aux temps anciens, était impossible, sauf à inquiéter les urbanistes qui travaillent pour le compte de l’Équipement.

D’où l’étrange, mais nécessaire, révolution qui a conduit le gouvernement à en attribuer la responsabilité à la Fonction publique.

Les bienfaits de l’exil à Babylone

Il est probablement trop tôt pour dresser le bilan de ces dix-sept années passées à l’Équipement, mais parions qu’une étude fine montrerait qu’elles n’ont pas été cet exil à Babylone que l’on a dit parfois et, que, bien au contraire, elles ont profondément transformé l’architecte des bâtiments de France dans ses moyens et dans sa mentalité professionnelle. Dans ses moyens d’abord : rappelons que, dès la fin des années 1970, une ambitieuse politique de recrutement a considérablement augmenté et rajeuni les effectifs, comme jamais la Culture n’avait pu le faire jusqu’alors et qu’une logistique de bureaux, véhicules et secrétariats a été mise à disposition de ce qui est devenu le Service départemental de l’architecture. Si bien qu’on passa rapidement de l’héroïque époque du bricolage avec des bouts de ficelle valoisiens à un professionnalisme plus efficace. Ce fut seulement lorsque Jack Lang donna à la rue de Valois le lustre qu’on sait que d’aucuns commencèrent de regretter de ne pas être plus explicitement intégrés à un ministère aussi médiatique.

Dans sa mentalité ensuite : la réforme de 1978 fit de celui qui passait encore, quelles que fussent ses compétences en fait de sites et d’abords, pour l’héritier de l’antique architecte ordinaire et le correspondant privilégié de l’architecte en chef des monuments historiques, un véritable chef de service, d’autant mieux reconnu que son action s’intégrait dans le cadre puissant et incontournable du droit de l’urbanisme et d’autant plus indépendant qu’il relevait dorénavant, outre le préfet, de deux services régionaux et de deux, voire de trois, ministères -et qu’il avait échappé à la tutelle du directeur départemental de l’équipement. En peu d’années, donc, le groupe des architectes des bâtiments de France a perdu le disparate qu’il devait à un recrutement bariolé, s’est rajeuni, a joui d’une considération accrue et, surtout, a perdu dans l’action administrative cette sorte de modestie ombrageuse et parfois agressive qui devait beaucoup à l’attentisme prudent, sinon pusillanime, qui caractérisait la direction de l’architecture d’avant 1978 dans la gestion du personnel.

Les menaces sur la police patrimoniale écartées

Cette métamorphose s’est révélée providentielle, car les coups de boutoir portés aux architectes des bâtiments de France ont été nombreux dans les années quatre-vingt : l’institution des Zones de protection du patrimoine architectural et urbain en 1983, la loi de 1986 portant simplifications administratives en matière d’urbanisme s’en prenaient particulièrement, comme le confirment les débats parlementaires de l’époque, à ces fantassins de première ligne que sont les architectes des bâtiments de France. À chaque fois, les élus critiquèrent le pouvoir d’avis conforme et le principe du rayon de cinq cents mètres, se plaignirent des délais d’instruction. À tel point que de bons apôtres de l’administration centrale imaginèrent un temps de supprimer le contrôle aux abords des édifices inscrits. Il ne faudrait pas croire qu’aujourd’hui la situation est moins menaçante : les débats parlementaires relatifs à la loi Bosson portant diverses dispositions en matière d’urbanisme (1993) confirment que l’avis conforme de l’architecte des bâtiments de France reste considéré comme une entrave par les élus, comme l’atteste encore la récente proposition de loi présentée au Sénat dans sa session ordinaire de 1995-1996 qui entonne une fois de plus la vieille antienne rénovatrice : « La rigueur avec laquelle doivent être protégés nos sites et monuments ne doit pas se confondre avec un quelconque arbitraire ». À tous ces assauts, la police architecturale des espaces protégés a, jusqu’à présent, résisté. Je ne puis m’empêcher de penser que cette victoire du patrimoine contre l’aménagement édilitaire est due, pour partie, à la modernisation de la profession d’architecte des bâtiments de France depuis la fin des années soixante-dix.

Qu’en sera-t-il demain ?

Les collèges régionaux du patrimoine et des sites : une invention démocratique

De même que la création des services départementaux d’architecture a contribué, en cherchant à intégrer la protection des espaces au cadre général de l’urbanisme, à légitimer une action patrimoniale qui, jusqu’alors était généralement suspectée de mettre en cause l’unité de l’action des pouvoirs publics (entendez, sous cette vertueuse expression, la délivrance des permis de construire), de même la création des collèges régionaux du patrimoine et des sites se révèle avoir été une initiative bénéfique. Pour la
démocratie surtout, car, en refusant de calquer leurs statut sur le modèle des commissions administratives habituelles, pour le placer, non plus sous la tutelle du préfet, mais sous la présidence d’une personnalité indépendante, le législateur a créé un espace de concertation rare dans l’administration française entre les élus, les fonctionnaires et les usagers. En 1983, la Culture aurait voulu fusionner son projet de déconcentration de l’inscription sur l’inventaire supplémentaire avec les collèges régionaux, de façon à coordonner la politique de protection, mais l’organisation régalienne des Monuments historiques l’en a empêché : il y eut des commissions régionales du patrimoine historique, archéologique et ethnologique à côté des collèges régionaux. Va-t-on tenter, au nom du rattachement de l’Architecture à la rue de Valois, de regrouper les deux instances ? La scission est probablement définitive, tant sont différents les modes d’organisation de celles-ci. S’il en va autrement, la démocratie y perdra.

La Restauration impossible

De cette courte analyse des conséquences des vingt dernières années, découle, donc, une conviction fondamentale : il faut écarter de l’esprit toute velléité de mettre entre parenthèses le passage à l’Équipement pour revenir à la situation de 1978. C’est à une situation nouvelle que l’on est confronté et non à une quelconque restauration. Et c’est sur cette conviction que reposent les quelques considérations qui vont suivre.

Deux questions préalables doivent cependant être posées : conçue comme une structure organique, avec trois sous-directions et un bureau, et non point fusionnée avec la direction du patrimoine, la direction de l’architecture pourra facilement être détachée à terme du ministère de la Culture, si l’exigent, un jour, la composition du gouvernement ou les appétits du corps des Ponts et Chaussées. Il suffira de la renvoyer en bloc, sans avoir à conduire les multiples négociations au prix desquelles elle a été extraite de l’ancienne direction de l’architecture et de l’urbanisme. Peut-elle, en revanche, être intégrée un jour à la direction du patrimoine ou la direction du patrimoine à celle de l’architecture ? Il est difficile, dans ce cas, comme dans le cas précédent, de jouer les devins, mais un tel scénario, quelle qu’en soit la variante, me paraît peu probable, malgré les conflits picrocholins auxquels on assiste avec affliction depuis quelques mois dans les matières frontalières et qui n’offrent d’autres conséquences que de détruire les espoirs de ceux qui aspiraient à une gestion conjointe des monuments et de leur environnement. Moins pour des questions de personne, que pour des motifs d’ordre structurel : en se confiant à la tutelle d’une direction autonome, l’architecture retrouve un lustre administratif qu’elle avait perdu depuis plusieurs années. Il serait impolitique de le lui retirer, tant à l’égard des corps que des professionnels, qui ont plus à perdre qu’à gagner à une fusion avec le patrimoine, quand bien même les tentatives d’économie sur le train de vie de l’État et la cohésion de la politique patrimonale en seraient pour leurs frais. Ceci posé, où résident les enjeux d’une intégration qu’on suppose durable ?

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Jean-Michel LENIAUD
École pratique des hautes études

  1. Le Moniteur, 6 octobre 1995, p. 4.
  2. Picq Jean, Rapport de la mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État, mai 1994, publié dans la Revue administrative, sept.-oct., nov.-déc. 1994, nos 281 et 282.
  3. Le rapport de M. Jean-Ludovic Silicani, Maître des requêtes au Conseil d’État et de M. Bruno Ory-Lavollée, Conseiller Référendaire à la Cour des Comptes a été remis au Premier Ministre le 13 octobre 1995.
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