Enjeux patrimoniaux et politique urbaine

« Les services techniques, déclarait en 1991 le maire de Nîmes, Jean Bousquet, sont un état dans l’État. Ils décident de l’urbanisme et de l’architecture, alors que leur rôle est de gérer le fonctionnement. Il faut les consulter sur tout permis de construire, appel d’offres. Mais la décision ne leur appartient pas ! » Cette vigoureuse affirmation du pouvoir des élus dans le cadre de la décentralisation ressemble fort a une déclaration de guerre à l’administration, surtout quand on sait que le maire en question entendait mener sa ville en chef d’entreprise, sinon en hobereau maître de son fief…

Comment faire valoir ses compétences et ses responsabilités à l’égard des secteurs sauvegardés, face à un tel interlocuteur, bénéficiant de surcroît d’appuis bien placés au niveau national.

Deux opérations sont particulièrement révélatrices des rapports parfois difficiles, mais toujours stimulants, entre le maire et les services extérieurs de l’État à Nîmes : la médiathèque (ou “Carré d’art”), confiée à Norman Foster, à la suite d’un concours international ouvert en 19831 , et la faculté des Lettres, réalisée par Andréa Bruno, lauréat d’un concours ouvert en 19922 .

Norman Foster et le Carré d’art

Inauguré en 1991, abondamment publié, ce coup d’envoi des “grands travaux”, dont la ville était maître d’ouvrage, constitua le fer de lance de la politique urbaine impulsée par Jean Bousquet. Priorité fut donnée par le cahier des charges à l’insertion dans un centre ancien et au respect des abords d’un monument historique prestigieux : la Maison Carrée. Il s’agissait de construire un centre d’art-médiathèque dans un îlot dégagé en 1952 par l’incendie de l’ancien opéra, datant de 1827 -et dont ne subsistait que le portique, inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques. Cette colonnade aux formes plutôt lourdes, représentait, en quelque sorte, la réponse d’un architecte du début du XIXe siècle à la présence, au milieu d’une place dont elle constituait depuis des siècles le pôle structurant, de la célèbre Maison Carrée, point fort -avec les arènes- du patrimoine gallo-romain de la ville. Le tissu urbain et la voirie portent eux aussi leur poids d’histoire : la place de la Maison Carrée est située exactement à la limite entre l’ancienne trame médiévale, autrefois entourée de remparts (le cœur historique proprement dit), et les extensions des XVIIe et XVIIIe siècles, au tracé en quadrillage régulier et constituées des célèbres maisons nîmoises aux toits de tuiles ocre. Les remparts, détruits au XVIIIe siècle, ont laissé place à une ceinture de boulevards, dont l’avenue Victor Hugo, qui conduit des arènes à la Maison Carrée et longe la place à l’ouest, juste devant l’emplacement prévu du centre d’art. Il s’agissait donc pour les architectes appelés à concourir d’insérer leur propositions dans un site urbain très structuré, d’en respecter l’esprit et les proportions et de travailler aux abords d’un monument historique prestigieux. Il semble, qu’avant même l’ouverture du concours, Sir Norman Foster en ait senti l’enjeu. Cet Anglo-Saxon, peu coutumier et de la Méditerranné et de l’Histoire, a déployé tous ses efforts pour préparer un projet qui, semble-t-il, le fascinait, envoyant durant un mois toute une équipe travailler sur le site, l’architecture méridionale, les monuments antiques et l’histoire de la ville. Cette démarche conquit le maire, dont les préférences pesèrent beaucoup dans le choix du lauréat. L’architecte en chef des Monuments historiques représentant la Culture dans le jury, il fut conseillé à l’architecte des bâtiments de France, depuis Paris, de ne pas y participer, afin de garder toute sa liberté de jugement ou de laisser se manifester en toute liberté les options municipales.

Bien que la réponse de N. Foster, à la surprise de beaucoup -on avait en tête la hardiesse de certaines de ses réalisations antérieures- fut reconnue comme la seule à ne pas atteindre à l’intégrité et à la nature du site, le projet initial n’en subit pas moins de vingt variantes successives (plus de quinze maquettes au 1/200°, selon l’habitude de l’architecte anglais).

L’architecte des bâtiments de France s’inquiéta de la hauteur du bâtiment, dont la masse trop lourde, vue de l’avenue Victor Hugo, aurait écrasé la rue et rompu le rythme des frontons du boulevard. Il demanda de supprimer un étage. Des discussions parfois orageuses avec le maire, dont le mot d’ordre, à l’époque, était « L’héritage historique ne doit pas paralyser la modernité », aboutirent à un compromis : le dernier étage, sous l’auvent, sera en retrait. Le programme du concours ne prévoyait pas d’intégrer la colonnade de l’opéra et, dans le premier projet de N. Foster, elle ne figurait pas. Or, sous la pression de l’opinion nîmoise, J. Bousquet demanda à l’architecte une étude visant à l’intégration. Si l’on en juge par les maquettes qui s’en suivirent, on peut estimer que N. Foster n’a pas réellement cherché : les projets avec colonnade, loin de laisser espérer une reprise harmonieuse de cet écho néoclassique à la Maison Carrée, sont d’une lourdeur affligeante. Le déplacement du portique fut donc décidé. D’où une pétition réunissant dix-sept mille signatures qui fit remonter l’affaire jusqu’à la commission supérieure des Monuments historiques, en décembre 1985. Résultat, le ministre chargea l’architecte en chef territorialement compétent d’exiler le portique sur une aire de l’autoroute, au sud de Nîmes !

Alliant le béton, le verre et le métal, le Carré d’art, posé perpendiculairement à la Maison Carrée, veut évoquer, par sa forme générale, et la scansion classique des piliers colonnes de sa structure, le temple antique. Mais à la façon d’une citation discrète, ne pesant guère sur le bâti environnant et laissant se manifester pleinement l’architecture de son modèle. La façade, réduite à un auvent léger, supporté par cinq minces colonnes dont l’élancement ajoute à la transparence de l’ensemble, répond, sans insister, au portique de la Maison Carrée. Loin d’être une confrontation, le rapport entre les deux édifices et le contexte urbain s’établit dans une coexistence paisible, où l’architecte du XXe siècle rend délibérément hommage au passé. L’entrée, prévue initialement au centre de la façade principale, a été décalée par N. Foster vers la gauche, créant ainsi à l’intérieur du bâtiment un axe diagonal reliant la Maison Carrée aux autres points forts historiques de la ville : les arènes et les jardins de la Fontaine.

Certes, les lourdes contraintes du programmme d’une médiathèque-centre d’art ont parfois donné la priorité à des nécessités fonctionnelles sur l’ambition proprement architecturale. Mais la préoccupation, affirmée dès le départ par l’architecte, de dialoguer avec le patrimoine existant et de s’insérer dans le réseau des liens urbains, s’est manifestée par la retenue et une volonté de classicisme. Au final, les exigences de l’architecte des bâtiments de France concernant l’échelle du bâti environnant ont été entendues, et, de la terrasse, dégagée par le retrait de l’étage supérieur, on est à la hauteur des toits ocrés de Nîmes… Harmonie que souligne au sol le traitement heureux de la place par N. Foster, dégageant la Maison Carrée de ses grilles et des voitures en stationnement, et créant entre les deux bâtiments et les maisons qui les entourent un espace unitaire dallé de pierre des Cévennes.

Andréa Bruno et le site universitaire Vauban

C’est dans un tout autre contexte que s’inscrit l’implantation de la faculté des Lettres. Baptisée “site universitaire Vauban”, cette faculté, inaugurée en octobre 1995, est installée dans les trois hectares de l’enceinte du fort Vauban, citadelle du XVIIe siècle, utilisée comme prison depuis la Révolution et rachetée par la ville en 1990. Sa réalisation se rattache à la politique nationale et régionale de développement de l’enseignement supérieur dans les villes d’importance moyenne, notamment dans le cadre du plan Université 2000. Il y avait, certes, convergence entre ces options de délocalisation universitaire et l’ambition de la municipalité en matière d’architecture et d’urbanisme. Mais les temps n’étaient plus aux grands coups imposés par le maire : restrictions budgétaires, interventions incontournables d’autres instances décisionnelles, prise de conscience aussi, de la part de la municipalité, de la nécessité d’une politique plus globale, basée sur la notion-clé d’espace public et aboutissant en 1989 à la création d’une agence d’urbanisme. D’où un climat plus serein dans les relations entre la ville et les services extérieurs, permettant un dialogue suivi sur le patrimoine. Les architectes des bâtiments de France, au côté des représentants de l’État, de la Région, de la Ville, du Conseil général et de l’Université, participaient au jury du concours que la Région -à qui l’État avait confié la maîtrise d’ouvrage- voulait réserver aux architectes locaux, mais que le Service départemental de l’architecture et l’agence d’urbanisme demandèrent d’élargir à un niveau international. La dynamique urbaine et architecturale impulsée par J. Bousquet avait fait des émules !

Au plan urbanistique, le site choisi était très intéressant : il s’agissait de créer un nouveau “Quartier latin” en centre-ville, les équipements universitaires existant -mis à part l’école des beaux-arts, située à côté des arènes- étant implantés en périphérie3 . Au plan opérationnel, il représentait encore une fois le défi d’intervenir dans un milieu sensible : si le fort Vauban lui-même n’a jamais fait l’objet d’une protection au titre des monuments historiques, il est en revanche situé aux abords d’édifices protégés dès 1840 (le castellum, aboutissement de l’aqueduc romain, et la tour Magne). Au plan symbolique, le pari pouvait sembler un peu fou. Construite en 1688 sur un promontoire au sommet en méplat, à la limite nord du centre historique, cette dernière n’a jamais été destinée à la défense de Nîmes, mais à la surveillance par le pouvoir central, dans le cadre de la réorganisation militaire de la région après la révocation de l’édit de Nantes, de ce bastion traditionnel du protestantisme qu’était la ville. Forteresse-mirador, le fort Vauban4 est par essence une structure close - une « présence quasi hostile » dira le lauréat Andréa Bruno- que l’enjeu était de transformer en un lieu d’activités « en interaction avec la ville », en répondant à des exigences fonctionnelles précises sans pour autant faire disparaître sa dimension de lieu de mémoire. S’il existait un architecte capable de relever un tel défi, c’était bien Andréa Bruno. Ce Turinois, professeur à la faculté d’architecture de Milan, directeur du Centre d’études du patrimoine architectural et urbain de Louvain, architecte-conseil de l’Unesco, s’était illustré entre autres avec l’implantation d’un musée d’art contemporain au Castello di Rivoli et son projet d’aménagement du Centre national des arts et métiers à Paris.

C’est surtout sur les abords et les accès que les architectes des bâtiments de France sont
intervenus au cours de la réalisation du projet d’Andréa Bruno. Si l’accès principal au site universitaire Vauban se fait toujours au sud, vers le centre-ville, par la rampe inclinée (qui fut longtemps le seul accès, très contrôlé, au fort), d’autres entrées piétonnières sont prévues, par les bastions latéraux et par le nord-est des murailles, menant au bois urbain prévu au secteur nord -solution proposée par A. Bruno à la mise en suspens actuelle d’un développement ultérieur de la faculté-, puis, à travers douves et chemins de ronde, au secteur sud, cœur du site universitaire, par la bibliothèque ou par la fameuse “porte à la coquille”, merveille de l’art stéréotomique du XVII siècle.

À Nîmes, le travail de restauration/construction d’A. Bruno et de son équipe se fonde sur deux principes. Le premier est la lisibilité affirmée de la superposition des éléments anciens et nouveaux. Démarche éminemment pédagogique, où les interventions de l’architecte, marquées par des couleurs, des textures différentes (ainsi les amphithéâtres enjambant les douves et les ancrages des poutres dans la muraille) sont perçues comme une étape dans l’histoire des lieux, dont les remparts, les douves et les chemins de ronde demeurent parfaitement lisibles et interprétables. Deuxième principe, peut-être plus représentatif encore d’une profonde compréhension des espaces : la grande subtilité du traitement des fermetures et des passages.

À la clôture de l’ensemble fortifié, conçue précédemment pour surveiller ou enfermer, se trouve assignée une nouvelle fonction : abriter un milieu d’enseignement et de recherche, signaler au sein du centre historique une sorte de second cercle, « deuxième degré d’intimité », protégé des « interférences gênantes », selon les termes mêmes d’A. Bruno dans sa présentation du projet. Mais protéger n’est pas couper, c’est inviter à l’accueil. Dès les premiers croquis de l’architecte, sont marqués des passages, des ouvertures, des circulations internes et vers l’extérieur, jouant avec la topologie “rusée” de l’architecture militaro-carcérale.

Les architectes des bâtiments de France et l’architecte du secteur sauvegardé ont accompagné la phase de réalisation, intervenant notamment quand il s’est agi de convaincre A. Bruno de ne pas couvrir de cuivre l’ensemble des édifices du fort !

Mais c’est surtout sur la question des accès et des abords, de l’ouverture sur la ville et de la création d’un quartier à laquelle les architectes des bâtiments de France étaient particulièrement attachés que les relations ont été les plus fructueuses, avec l’installation d’une présentation des vestiges du castellum et la transformation de l’ancienne École normale toute proche en résidence universitaire.

Si, quelques mois après l’inauguration, la pinède prévue dans la partie nord reste toujours à l’état de projet, l’ouverture du fort Vauban à la population estudiantine a modifié, non seulement le lieu, mais tout son environnement.

Avec la médiathèque et son insertion réussie dans un milieu particulièrement sensible, avec le site Vauban, dont une restauration et des incrustations bien comprises et maîtrisées ont fait un pôle urbain revitalisant, une conception vivante du patrimoine monumental, éloignée de tout fétichisme, a pris corps à Nîmes.

Odile GANDON
journaliste

  1. Architectes invités à concourir : Frank Gehry, Jean Nouvel, Cesare Pelli et Norman Foster, lauréat.
  2. Architectes invités à concourir : Lucien Kroll, Reichen et Robert, Gérard Thurnauer, François Fontès et Andréa Bruno, lauréat.
  3. Équipements universitaires nîmois : à l’ouest, Médecine (cycle complet) et Droit (premier cycle) ; à Saint-Césaire, IUT ; à l’est : École d’infirmières et IUFM ; au sud : École d’ingénieurs en informatique (EERIE) et CNAM.
  4. Le fort n’est en fait pas l’œuvre de Vauban lui-même, mais d’un de ses émules, Jean-François Ferry, inspecteur général des fortifications du Languedoc, qui construisit par ailleurs les citadelles de Bayonne et de Blaye et l’arsenal de Rochefort.
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