Reconvertir : « La reconversion est une rénovation avec un changement de programme, comprenant une réaffectation, une redistribution ou une requalification des espaces. Le monument est en quelque sorte recyclé dans la société, réutilisé, réemployé. […] Le recensement montre que tous les types de bâtiments sont susceptibles de subir une réaffectation. »1
La reconversion des églises peut sembler aujourd’hui quelque peu polémique et soulève les passions2 . Force est de constater que, même désacralisés, les édifices religieux conservent une connotation spirituelle qui provoque des difficultés ou des tensions quand il s’agit d’y installer un nouveau programme. Mais c’est aujourd’hui un enjeu urbain et économique important pour les collectivités.
Cet article n’a pas la prétention d’être exhaustif mais de peindre, par petites touches et à partir d’exemples significatifs, le sujet de la transformation et des divers usages possibles des lieux de culte, au fil du temps et des lieux pour exciter la curiosité le débat et rappeler que le phénomène n’est pas contemporain.
Conserver, réutiliser ou démolir ?3
Certains se plaignent de l’évolution vers une utilisation profane des lieux de culte inutilisés allant jusqu’à préférer la démolition à la dénaturation. D’autres se félicitent qu’on puisse l’éviter par un nouvel usage. Souvent, une fois que la reconversion est admise, c’est la nature du programme qui est un sujet de débat. L’activité future devra-t-elle être supportable et non dégradante pour ne pas altérer la signification du bâtiment ? Puis, au-delà des considérations d’ordre symbolique, ce sont les qualités patrimoniales intrinsèques du bâtiment qui limiteront la nature des interventions. Cette prudence et ces hésitations sont bien le reflet de notre attitude complexe par rapport aux bâtiments religieux quand ils ont perdu cet usage.
Trois facteurs, profondément ancrés dans notre culture, ont donné une stature spécifique à ces édifices de notre environnement bâti. Tout d’abord, ne perdons pas de vue que notre histoire est fortement liée à l’Église catholique et la dimension sacrée des églises reste très présente dans notre culture. Ensuite, la paroisse et son clocher jouent également le rôle de marqueur du territoire et remplissent une fonction civile de symbole du village. Ceci se traduit par un attachement au clocher, même dégagé de sa fonction religieuse. Les églises avaient d’ailleurs des fonctions plus larges que simplement religieuses au Moyen-Âge. Enfin, notre conception du patrimoine, qui s’est organisée à partir de la Révolution de 1789, attribue aux églises une fonction mémorielle contenant les deux approches précédentes4
. Si, aujourd’hui, nous avons une
conception plus mesurée et moins radicale de la restauration, ces théories ont laissé leur empreinte, qui augmente notre difficulté à admettre des transformations qui ne respectent pas la logique interne du bâti et de son usage originel.
La nature des édifices a également une influence importante sur la sensibilité et le degré de faisabilité d’une opération de réutilisation. Ainsi, la valeur patrimoniale, les dimensions, la configuration spatiale5 , la situation rurale ou urbaine, l’intégration ou non dans un ensemble bâti6 , l’époque de construction7 , la domanialité8 sont autant de variables qui vont avoir de l’influence sur les possibilités d’intervention.
Que faire ?
Gardons en tête le nombre de plus de quarante-sept mille édifices cultuels sur notre territoire, dont vingt-six mille environ sont des monuments historiques et plus de trente-cinq mille sont des églises paroissiales. Il est impossible de faire une évaluation précise du nombre d’édifices qui seront concernés à terme par une réaffectation mais, considérant dans les territoires ruraux des regroupements de paroisses dépassant les trente clochers, un tiers environ des églises pourrait être à réaffecter dans les décennies à venir9 . Bien évidemment, il s’agit essentiellement d’églises. C’est une question de nombre et la suite de l’article évoquera principalement ces édifices. Le sujet concerne aussi les temples et les synagoques, mais d’une façon différente.
L’enjeu touristique existe10 . Il est consensuel mais ne dégage pas un équilibre économique permettant de maintenir l’état des édifices. Il faut envisager d’autres voies. Le réseau des églises fortiñées de Thiérache illustre bien cette problématique. D’une grande valeur patrimoniale, avec un aspect esthétique puissant et varié, dans un paysage agréable, ces églises souffrent d’une situation dans une région isolée et peu attractive. Les élus, pourtant volontaires, peinent à mettre en place un projet de valorisation.
Le contexte économique, allié aux enjeux de développement durable, au besoin de nouveaux espaces pour équiper les territoires et à la présence de bâtiments sans utilisation, constitue pourtant un terrain très favorable pour le réemploi des églises inutilisées. Les mentalités doivent cependant encore évoluer, mais c’est une question de temps. Nos voisins européens sont plus avancés que nous sur ce point.
Au fil de l’histoire
Comme toute autre construction, les églises ont fait l’objet de réemploi au cours de l’histoire. Nos anciens avaient tout simplement un certain sens pratique et ne s’embarrassaient pas de considérations patrimoniales au sens moderne du terme. Si l’usage premier était perdu et qu’un nouveau besoin existât, l’économie de l’opération tenait alors dans le temps gagné et le coût des matériaux de construction. Le pouvoir religieux étant propriétaire et acteur de ces transformations, la question morale était résolue en amont. Cependant, ces transformations restent ponctuelles.
L’évolution des attitudes face de la réutilisation du patrimoine religieux, une fois la désacralisation admise, témoigne, au fil du temps, des transformations intervenues quant aux considérations que nous portons à notre héritage architectural. Il s’est opéré une évolution majeure allant de la simple économie à la volonté de préserver et de mettre en valeur notre patrimoine au sein de projets collectifs. François Énaud distingue une évolution en trois phases : spontanée, sauvage, rationnelle11 .
AU Moyen Âge, les monuments, les places, les routes furent réemployés pour reformer de nouveaux cadres de vie. L’occupation spontanée de ces lieux se fit sans égard pour leur conservation et leur matière première fut utilisée pour reconstruire, aménager et transformer le cadre bâti. On peut ainsi observer de nombreux éléments de chapiteaux et sarcophages romains dans les murs de la cathédrale de Saint-Lizier, en Ariège, dans la ville basse, ou encore un arc romain dans la paroi nord de l’ancienne cathédrale de Carpentras. Des transformations célèbres ont également eu lieu dans des contextes politiques de reconquête. Il faut alors citer, en élargissant à l’occident chrétien, Sainte-Sophie, église chrétienne de Constantinople du VIe siècle qui est devenue mosquée au XVe siècle sous le règne du sultan Mehmedil. C’est aujourd’hui un musée, sans affectation cultuelle. Inversement, au XIIIe siècle, la grande mosquée de Cordoue, initialement un temple romain, deviendra cathédrale après la Reconquista de Ferdinand III de Castille, avec d’importantes transformations, il est vrai. À Tolède, il existe un édifice surprenant bâti dans le plus beau style mudéjar en 1180 mais pour être une synagogue. En 1405, elle deviendra l’église Santa-Maria La Blanca, qui est maintenant un musée. Toujours en Espagne, à Séville, la Giralda, tour formant le clocher de la cathédrale, n’est autre que l’ancien minaret de la Grande mosquée almohade12 .
Plus tard, à la Renaissance, les aménagements médiévaux furent de nouveau adaptés et des éléments anciens préservés où incorporés dans les édifices religieux. La basilique San Lorenzo à Milan, par exemple, est un bel exemple de composition intégrant un péristyle romain pour limiter son parvis. Cette période fut architecturalement et artistiquement très riche, les vestiges de l’Antiquité devinrent les premiers édifices patrimoniaux qu’il convenait de conserver et d’imiter. Cependant cette attitude concerna moins les édifices du Moyen-Âge, les mentalités étant plus favorables à une nouvelle organisation du monde qui se traduisait par une attitude plus radicale sur les transformations de ces édifices.
Si La période de la Révolution fut fondatrice pour la notion de patrimoine13
, c’est aussi l’époque des “temples de la Raison”14
implantés dans des églises et celle des biens
nationaux15
. Cette seconde politique entraîna une reconversion de masse des édifices religieux. La substitution de l’usage marque l’avènement d’une nouvelle conception
de la fonction symbolique des monuments dans l’aménagement des villes. Beaucoup d’églises, dont la valeur artistique était reconnue ou non, furent alors transformées en ateliers, en greniers à grains, en prisons, en hôpitaux ou même en caves viticoles16
. Quelques tendances et exemples particuliers méritent d’être soulignés.
Ainsi, un nombre important de ces biens confisqués et revendus, parmi lesquels plusieurs abbayes de l’ordre cistercien, a été transformé en usines de coton, ce qui a rapidement fait de la France le premier producteur textile d’Europe. Le phénomène est particulièrement présent dans les départements marqués par l’industrie textile17 , mais il s’est répandu sur tout le territoire et d’autres départements, moins marqués par le textile, ont aussi compté de nombreux biens nationaux transformés de la sorte18 .
Un second type d’occupation récurrente à cette époque est l’usage militaire. Il s’est surtout développé durant la période napoléonienne car la politique de conquête de Napoléon a provoqué d’énormes besoins immobiliers pour établir les armées. Les établissements religieux désaffectés avaient une fonctionnalité bien adaptée et les églises ont été facilement utilisées en magasins ou écuries19 . Ces occupations seront généralement pérennes, les besoins étant permanents et les emplacements favorables.
À Bordeaux, le cinéma Utopia est un bel exemple de ces transformations multiples. Il conserve encore des vestiges importants de l’église Saint-Siméon construite au XIVe siècle. C’était une bâtisse à nef unique et à chevet plat possédant des baies à remplages rayonnants. En 1791, à la Révolution, la paroisse est supprimée. L’église est d’abord reconvertie en arsenal. En 1833, les frères Laporte, anciens officiers de la marine marchande, ouvrent dans ces lieux l’École navale des mousses et novices, puis le Gymnase français. Leur œuvre est à vocation sociale, culturelle, pédagogique, et va permettre de sortir de la misère de nombreux enfants issus du quartier du port, devenu très populaire au début du XIXe siècle. L’école sera déménagée. À la fin du XIXe siècle, dans la période de développement des technologies alimentaires, la famille Teyssoneau s’installe dans l’ancienne église et invente la clef pour ouvrir les boîtes de sardines à l’huile. Au XXe siècle, alors que l’industrie automobile est en plein essor, le bâtiment devient un garage. Pendant plusieurs décennies, les lieux restent inoccupés et, après avoir servi de parking jusqu’au milieu des années 1990, ils sont transformés en un cinéma pas tout à fait comme les autres, intégrant un café-restaurant20 .
L’abbaye de Fontevraud, dans le Maine-et-Loire, représente, avec l’abbaye de Clairvaux, dans l’Aube, l’archétype des transformations d’édifice religieux en établissement pénitentiaire. Napoléon fait racheter et transformer ces deux abbayes après 1810. À Fontevraud, la prison est conçue pour recevoir mille détenus et en comptera deux mille en 1830. Les dortoirs des gardiens sont dans la nef de l’abbaye. Fontevraud fermera en 1963 et l’abbaye de Clairvaux abritera des détenus dans ses murs jusqu’en 1970. Aujourd’hui, Clairvaux reste une prison, au cœur de l’ancienne enceinte monastique mais dans des bâtiments modernes.
À Paris, le musée des Arts et Métiers occupe les corps de bâtiments où étaient logés les moines ainsi que l’ancienne église prieurale de l’ancien prieuré royal de Saint-Martin-
des-Champs. Nationalisé en novembre 1789, cet ensemble architectural considérable a été affecté au Conservatoire en 1798. L’ensemble a été largement réaménagé sous la monarchie de Juillet et sous le Second Empire, par l’architecte Léon Vaudoyer. Un décor néogothique habille ainsi la nef et le chœur de l’ancienne église pourtant maintenus comme musée.
En contrepoint, lors de la construction du musée d’Amiens, premier bâtiment en France à être construit en tant que tel, une action inverse se produit : afin d’assurer une meilleure présentation de l’art religieux, un fausse chapelle est réalisée dans le bâtiment.
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Philippe CIEREN
rédacteur en chef,
avec le concours de François MICHAUT
- Dominique Rouillard, Architectures contemporaines et monuments historiques, Éditions du Moniteur, 2006. ↩
- Le cas de l’église Saint-Éloi de Vierzon, construite en 1950 et mise en vente par le diocèse en 2012, est symptomatique de la sensibilité du sujet. C’est finalement la mairie qui rachètera l’édifice pour en faire une salle municipale ou un centre de santé afin de couper court à la polémique qui s’est installée pour sa réutilisation comme mosquée ou comme chapelle traditionaliste. ↩
- Voir la revue In Situ, l’article La polémique autour de la démolition des églises : le cas du Maine-et-Loire, Guy Massin Le Goff. ↩
- Au XIXe siècle, les premières théories rationalistes autour de la conservation des bâtiments anciens apparaissent. Sur la base des conceptions de Viollet-le-Duc, l’objectif du service de restauration des monuments historiques était alors de sauver un nombre choisi de monuments exceptionnels et de les restaurer, c’est-à-dire « de les rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Les théories de Viollet-le-Duc affirmaient l’existence d’une logique inhérente à toute architecture, de laquelle il fallait déduire le principe de sa restauration. ↩
- Les églises du XIXe siècle, souvent d’un intérêt patrimonial moindre et construites en quantité dans les faubourgs à l’époque de l’essor industriel, peuvent être d’un réemploi plus simple par leur localisation et leur spatialité. ↩
- Monastère, abbaye, hôpital, séminaire, lieux d’enseignement… ↩
- Plus une église est ancienne, plus son “contenu” spirituel est fort et moins sa spatialité est adaptable. ↩
- Selon que les édifices relèvent de la sphère publique ou religieuse ou sont privés. ↩
- En juillet 2014, une quarantaine d’anciennes chapelles et d’églises sont en vente chez l’agent immobilier Patrice Besse, spécialisé dans la vente de monuments historiques, et sur le Bon Coin. ↩
- En France, le tourisme religieux représente, selon l’Agence française d’ingénierie touristique (AFIT), 44 % de l’ensemble du tourisme culturel. Plus de dix mille sites sont aujourd’hui ouverts à un très large public. Le tourisme religieux s’ouvre progressivement au plus grand nombre avec des pratiques et des attentes variées. Certains ont un intérêt culturel et artistique, d’autres une quête de spiritualité. Bon nombre de sites religieux français ont développé des activités parallèles (lieu de retraite, hébergement, musée, lieu d’exposition ou de festival de musique sacrée…). ↩
- François Énaud, inspecteur principal des monuments historiques, Du bon et du mauvais usage des monuments anciens, essai d’interprétation historique, Monuments historiques n° 5, 1978, p.9. ↩
- À la suite d’un tremblement de terre, qui a entraîné la destruction de la mosquée d’origine, les devis de construction de la nouvelle cathédrale prévoyaient la préservation de la Giralda, qui a cependant fait l’objet de modifications. C’est l’un des monuments les plus importants de l’architecture hispano-musulmane et la figure symbolique de Séville. ↩
- En 1790, Aubin-Louis Millin (1759-1818) attire l’attention de la Constituante sur les “monuments historiques” et la Commission des monuments fut créée. ↩
- Cette religion éphémère ne durera que neuf ans, entre 1793 et 1802, date de rétablissement du culte catholique. ↩
- Les biens nationaux sont des domaines et possessions de l’Église (bâtiments, objets, terres agricoles, bois et forêts) confisqués durant la Révolution française, en vertu du décret du 2 novembre 1789, et vendus pour résoudre la crise financière qui a causé la Révolution. ↩
- À Poligny, dans le Jura, l’église des Jacobins du XIIIe siècle est aujourd’hui occupée par la coopérative viticole de Poligny. ↩
- En Haute-Savoie, le couvent des Clarisses devient la manufacture de coton d’Annecy ; dans l’Oise, l’abbaye de Royaumont où l’abbaye Notre-Dame d’Ourscamp devient, après 1825, l’usine de velours de coton la plus importante du département ; dans l’Aisne, le couvent des Capucins à Château-Thierry devient une filature de coton. Idem : dans les Vosges, les abbayes de Moyenmoutier et de Senones ; en Alsace, la manufacture textile de Mulhouse, fondée dans le couvent de la Commanderie des chevaliers teutoniques de Rixheim ; dans la Loire, le couvent des Récollets de Saint- Germain-Laval ; en Saône-et-Loire, l’abbaye de la Ferté-sur-Grosne ; en Belgique, alors annexée par la France, le couvent de Royghem et l’abbaye de Tronchiennes ou encore l’abbaye de la Cambre à Ixelles, qui devient fabrique de betteraves puis de coton. ↩
- Idem : dans les Bouches-du-Rhône, le couvent des Le cinéma Utopia à Bernardines de La Ciotat, qui deviendra ensuite un chantier naval ; dans la Manche, l’église de l’abbaye de La Lucerne à partir de 1794 ; en Haute-Saône, pendant la première moitié du XIXe siècle, l’abbaye de l’ordre de Citeaux d’Adelans-et-le-Val-de-Bithaine ; dans l’Hérault, l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert (dont le cloître, vendu à un maçon, sert de carrière de pierre) ; en Eure-et-Loir, l’abbaye cistercienne de Notre-Dame de Bonneval, qui devient en 1793 une filature, puis une colonie agricole pour enfants abandonnés, un asile et finalement un hôpital ; dans l’Eure, l’abbaye Notre-Dame-de-Fontaine-Guérard en 1792. ↩
- À Caen, le couvent de la Visitation de Caen (ou monastère de la Visitation de Sainte-Marie) est transformé en caserne pendant la Révolution, il est aujourd’hui englobé dans l’emprise du Quartier Lorge. À Angers, la caserne de la Visitation fait également partie des nombreuses casernes installées après la Révolution dans des bâtiments religieux évacués. ↩
- Cinéma Utopia, 5 place Camille-Jullian, 33000 Bordeaux. ↩