Témoignage : un ABF pour quoi faire ?

L’avenir des terrains Renault du Val-de-Seine, incarnés par l’île Séguin, ont entraîné débats et concours successifs depuis plus de dix ans. Il y a une quinzaine d’années, la société Renault décidait de cesser sa production industrielle d’automobiles sur ce site et de se retirer des terrains situés en grande partie à Boulogne-Billancourt et Meudon, mais aussi à Issy-les-Moulineaux et Sèvres, l’ensemble couvrant près de quatre-vingt-dix hectares.

En 1990, le gouvernement de l’époque avait commandé à Jean-Eudes Roullier, ancien directeur de l’urbanisme et des paysages, un rapport sur la problématique de la transformation de ces friches industrielles aux portes de Paris. Ce dernier dressait les grandes lignes d’orientation et d’aménagement, d’ailleurs toujours pour partie étonnamment actuelles.

Ce rapport, une fois approuvé, l’État mettait en place une mission d’aménagement confiée à l’ingénieur général des Ponts et Chaussées, Jean-Pierre Morelon, ce qui pouvait préfigurer un établissement public d’aménagement où lÉtat tiendrait un rôle majeur.

En 1993, le nouveau gouvernement laissait l’initiative aux collectivités locales, répondant ainsi aux vœux d’une plus grande décentralisation. Dès lors, l’ABF et le préfet devenaient les seuls garants des intérêts de l’État. Le secteur est totalement protégé, au titre des abords de huit monuments historiques différents et partiellement au titre des sites ; le secteur de Sèvres se trouve entièrement en site classé. De ce fait, l’ABF devenait incontournable.

La mission Morelon, une équipe d’une dizaine de personnes, dans le peu de temps qu’elle put œuvrer, produisit un nombre important d’études en amont, dans la ligne du rapport de J.E. Roullier. Elle se lança aussi dans une consultation d’urbanisme et retint la proposition esquissée par l’architecte Renzo Piano. De cette année 1993, date une longue série de consultations d’urbanistes, menées de manière désordonnée jusqu’en 1995, par chaque commune sur son territoire et la société Renault dans le plus grand secret. En 1997, sous la houlette du Syndicat intercommunal, créé en 1991 et réunissant six communes, le département et la région (le syndicat mixte du Val-de-Seine) associé à Renault et sous l’impulsion du nouveau maire de Boulogne et président du syndicat, Jean-Pierre Fourcade, à la suite de l’approbation du schéma directeur du Val-de-Seine en décembre 1996, une nouvelle consultation était lancée. En l’absence de programme défini, aucune n’aboutit et l’ABF resta dans l’ignorance des résultats.

Ces projets ne comportaient aucune réflexion de fond sur les interférences des dimensions patrimoniales ou paysagères en dépit de l’étude de qualité réalisée par Alexandre Chemetoff en novembre 1992, ce que Jean Nouvel releva mais d’une façon caricaturale et orientée.

Cette temporisation permit à l’ABF d’affiner sa stratégie. Plutôt que d’essayer en pure perte de contrer les auteurs et initiateurs des projets (par exemple, le projet de Bruno Fortier pour l’île Séguin annihilait toute possibilité de mémoire, une lente pédagogie se mit en place dans les échanges avec les responsables élus et fonctionnaires locaux et lors du passage obligé qu’est la révision indispensable des POS de communes, dans leurs dimensions patrimoniales et paysagères.

Sa conviction de la nécessité de conserver des éléments de mémoire fut partagée et s’est traduite par une liste annexée au POS de Boulogne de bâtiments remarquables dont une demi-douzaine de bâtiments industriels de Renault : le pont Daydé mis en service en 1928, le bâtiment X, datant de 1922, le kiosque de Louis Renault où il construisit sa première voiture en 1898, le jardin entourant ce kiosque, la façade de l’entrée principale de l’usine place Jules Guesde, construite vers 1930 et le bâtiment “57 Métal” réalisé en 1983 par l’architecte Claude Vasconi. Ce choix allait s’imposer aux futurs urbanistes et architectes.

Certainement d’autres éléments de mémoire sont encore à préserver et doivent faire l’objet de discussions, comme le pont Seibert, la porte d’entrée sur l’île depuis le pont Daydé ou la pointe amont de l’île. En la matière, pour l’’ABF, mieux valait attendre et se prononcer à l’occasion des procédures d’autorisation. Ainsi, à trois reprises et de manière tactique mais fondée, l’ABF s’opposa à des demandes officielles de démolition entre 1996 et 1999. Elles concernaient la pointe aval de l’île Séguin, dessinée par Laprade en 1946, le château d’eau situé au milieu du Trabèze construit vers 1955 et la façade du bâtiment N sur le quai de Stalingrad, datant de 1917. Dans le bremier cas, la demande avait été jugée prématurée ; pour la deuxième, l’immeuble pouvait être réutilisé et pour le dernier, l’avis défavorable rédigé après consultation de la Direction de l’architecture et du patrimoine insistait sur l’emblème que représente en particulier la porte monumentale centrale de la façade du bâtiment N.

À aucun moment, l’instruction d’une protection monument historique sur un bâtiment n’a été entamée, compte tenu de la complexité du projet d’aménagement ; des servitudes monuments historiques pouvaient se révéler néfastes et contre productives tant que les grands choix d’aménagement ne seraient pas décidés.

Depuis deux ans, à Boulogne, le contexte a évolué, avec l’arrivée en 1999 auprès des élus du groupe G3A conduit par Jean-Louis Subileau comme assistant à l’aménagement, de François Barré, ancien directeur de l’architecture et du patrimoine, comme conseil en programmation, de l’urbaniste François Grether et du paysagiste Michel Desvigne pour la définition du cahier des charges des formes urbaines et paysagères. Parallèlement, Renault a, en novembre 2000, signé une promesse de vente des terrains Séguin-Trapèze à un groupement de trois promoteurs (groupes Nexity / Hines / Sorif dénommé + Développement Boulogne Séguin).

Elle a décidé de transformer le bâtiment “57 Métal” en centre de communication, projet confié en 2001 aux architectes Jacob et Mac Farlane à la suite d’un concours, et d’installer le futur siège social de l’entreprise sur le Trapèze face à la Seine. Le programme et le cahier des charges de l’île Séguin sont à présent respectueux de la mémoire.

À Meudon, le projet d’aménagement a été facilité par l’absence de réelle valeur patrimoniale de l’existant et l’importance plus restreinte de la zone à aménager (une quinzaine d’hectares). Après trois consultations successives depuis 1994 (une par la ville et deux par Renault), les lauréats ont été désignés en novembre 2000 (le siège européen de Cisco Systems / Pei-Cobb-Macary architectes et une centaine de logements Cogedim /Cornet-Vernet architecte). La concertation préalable auprès des associations a permis d’aboutir. Il ne reste plus que le tracé des voies de communication à arrêter.

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Christian BÉNILAN
Architecte des bâtiments de France des Hauts-de-Seine

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