Euralille, une alternative entre ville et faubourg

La question des articulations d’Euralille, entre ville et faubourgs, représente un enjeu sensible, pour ne pas dire polémique. On se souvient des articles au vitriol de l’Architecture d’aujourd’hui parus à la fin de 1995. Il était alors difficile de faire la part de ce qui était visé : la réalité construite d’Euralille à son émergence ou la radicalité iconoclaste des théories de Rem Koolhaas, notamment en regard du projet urbain “à la française”.

Aujourd’hui, il est temps de désamorcer ce débat idéologique et ses schématismes caricaturaux, de sortir de toute idéalisation, qu’elle soit béate ou morbide. Euralille est une réalité urbaine présente, active, vivante. Il faut désormais considérer le résultat de cette phase “héroïque” (1985-1995) comme un contexte et non plus comme un projet ou “une fiction de ville”. Dès lors, les urbanistes, architectes ou paysagistes se doivent d’analyser ce territoire singulier et d’intervenir de manière critique au sein de cette situation complexe.

Une situation contemporaine

Euralille constitue une situation emblématique du monde contemporain. La mutation d’une agglomération industrielle en une métropole à vocation tertiaire est devenu un enjeu commun en Europe. Le programme et l’ambition d’Euralille peuvent s’identifier clairement comme une manifestation de la globalisation (ce que Koolhaas nommait pudiquement « modernisation ») inscrite au sein d’une réalité locale. Sans exagérer la dialectique, Euralille concrétise à l’échelle urbaine cette tension économique et politique qui anime notre monde contemporain.

Le débat, sans aucun doute idéologique à l’époque des choix initiaux, se déterminait en une alternative de rupture ou de continuité. Fallait-il voiler cette mutation, cette irruption du global, au nom de continuités historiques illusoires sur ce site d’Euralille ou, au contraire, en révéler tous les signes à travers le projet ? Rem Koolhaas, dans son entreprise de « déstigmatisation » du vieux continent, a répondu clairement en affirmant les ruptures jusqu’à la démonstration.

Rappeler cette rupture doctrinale, ce fameux « saut », permet sans doute de comprendre l’intensité de ce projet dont la brutalité apparente relève aussi de son inachèvement provisoire.

Dès lors, quelle posture adopter aujourd’hui, au moment de compléter cette phase initiale ? Il faut tout d’abord considérer Euralille comme un contexte à toute action, et non plus comme un projet, comme « une fiction de ville ». Ensuite, de même que l’on peut chercher à redéfinir les conditions de la globalisation en proposant d’autres modèles, il faut sans doute altérer les modèles urbains. Un retour à la ville classique, tel que celui proposé par les tenants du projet urbain, rendrait la greffe ridicule. Poursuivre le modèle initial pur relèverait d’un opportunisme tout aussi aveugle, voire cynique. II faut penser Euralille comme un extraordinaire laboratoire qui doit constituer, en l’absence de modèles préétablis efficients, un lieu d’expériences, de tentatives. C’est l’exigence de ce quartier et la condition de son articulation à la réalité présente de la ville. La problématique est difficile, sans doute risquée, mais l’articulation du global et du local paraît aussi ardue sur le plan politique. Par quel miracle, la ville pourrait-elle faire l’économie de cette question de société ?

Un processus en deux temps

Euralille a eu une genèse fulgurante émaillée de crises immobilières entre 1985 à 1995. Après cette “phase héroïque”, s’est ouvert un second temps de réinterprétation, une phase critique. Au-delà des querelles stériles, il me semble que ce mouvement en deux temps, ce moment de reprise constitue une opportunité pour Euralille. Ce processus, il est vrai en grande part conjoncturel, relève bien plus d’une réalité urbaine que ces projets monolithiques et univoques, souvent condamnés à feindre la diversité ou la complexité de la ville par des artifices formels. Il ne s’agit en aucun cas de simuler la stratification historique, mais bien d’insister sur un enchaînement de séquences fondatrices et critiques, dès lors qu’elles sont constructives.

Lorsqu’on rabat ce processus au niveau de la réalité des projets, c’est la pensée du global design qui est également remise en cause. Quel sens y a-t-il aujourd’hui à livrer des morceaux de villes clés en main ? Quelle que soit la qualité des architectes, des paysagistes ou des designers, l’unité du projet, du lampadaire à la façade, pose problème. On aboutit trop souvent à des situations aseptisées, à “un effet de ville”.

Tenter autrement la ville

L’enjeu principal de la seconde phase d’Euralille se situe au niveau des articulations entre le centre d’affaires et la ville. On peut distinguer deux champs d’intervention qui tentent d’établir ces articulations : les franges et les espaces publics.

Côté faubourg, le projet de l’îlot Saint-Maurice de De Geyter, Laloux et Lebecq s’inscrit, à mon sens, dans cette tentative de recherche de formes alternatives. Inscrit entre le boulevard périphérique et le faubourg, le projet se définit comme une altération subtile de l’îlot classique. Il mêle densité et ouverture, massivité et porosité. Les bureaux et logements s’organisent en bandes selon une direction oblique qui densifie les perceptions extérieures, tout en ménageant des passages et des transparences intérieures. Le maillage existant des arbres, le jeu de la topographie et la diversité des architectures achèvent de complexifier les perceptions. Le projet rompt clairement avec le principe du cœur d’îlot privé, sans renoncer à une certaine intimité de l’intérieur. Sur le plan urbain, ce projet me paraît exemplaire d’une démarche alternative qui répond aux exigences spécifiques du site et de ses articulations.

Le projet du Romarin, en marge d’Euralille, constitue un projet complexe aux enjeux délicats. La reprise du plan par François Grether tente de structurer l’ensemble selon un principe de rues, de squares et de places. Le site demeure marqué par l’émergence aérienne du boulevard périphérique et le statut routier du grand boulevard qui privent le site de ses accroches avec le Vieux-Lille et le divisent en son milieu. La place du Romarin impliquera sans doute une redéfinition du statut du grand boulevard si elle veut parvenir à se constituer.

Les espaces publics constituent le second axe de cette logique d’articulations. Si Euralille s’est dotée d’infrastructures, il faut désormais donner une forme à celles-ci et instaurer les relations nécessaires, notamment au niveau des flux piétonniers. À l’opposé d’une démarche globale, on assiste à une pluralité d’interventions qui répondent chacune à des problématiques spécifiques comme autant d’éclats contrastant avec la massivité des constructions.

Cette méthode, même si on peut regretter l’absence de dialogue entre les concepteurs, rompt avec l’approche unificatrice qui caractérise souvent le projet urbain classique. Elle semble néanmoins pertinente en regard de ce contexte qui jongle avec des échelles de lieux inédites.

Dans ce contexte de rupture programmatique et stylistique, de rupture d’échelle, les espaces publics ont la délicate mission de nouer, de tresser les liens en structurant les flux. La tâche n’est pas simple, notamment en regard de l’introversion du centre commercial, qui incorpore son propre réseau. Encore une fois, je ne crois pas ici à la pertinence du projet urbain qui se résume trop souvent à une réplication du modèle haussmanien. Non que la rue, le boulevard ou la place soient des modèles caduques, mais, sauf à provoquer des exotismes singuliers, il faut aujourd’hui faire évoluer ces principes, les altérer et retrouver ainsi leur actualité ! De plus, au-delà de la question formelle, se superpose une crise ou une mutation de la sphère publique qui tend à se démultiplier, à se dématérialiser. Les espaces publics, dans leur dimension physique, sont aujourd’hui loin d’assumer seuls les fonctions d’échange, de lien entre les communautés.

Le projet que nous avons développé pour l’allée de Safed et la place de Rotterdam s’inscrit dans le prolongement de l’ancien périphérique “recyclé” par Christian Devillers en boulevard urbain. Profitant de la contrainte d’une desserte automobile du centre commercial croisant un flux piétonnier, essentiel entre la gare et le palais des congrès et Euralille 2, nous avons articulé un chapelet de lieux qui rythment et animent la rive du boulevard, au pied de la façade aveugle du centre commercial.

Entre la gare et le centre commercial, Florence Bougnoux et Jean Nouvel ont démêlé l’écheveau des flux de la place des Buisses (une large nappe mi-minérale, mi-synthétique). Les mâts colossaux amorcent la rupture d’échelle du centre commercial et de son auvent.

Quel horizon hors du commerce ?

Je voudrais maintenant aborder une dimension essentielle de l’articulation : celle des usages, des pratiques et des activités. Euralille et ses infrastructures ont indéniablement accéléré les mobilités et le croisement des personnes. Pour autant, on peut s’interroger sur la nature des échanges induits. Euralille décline un large éventail de programmes qui renvoient néanmoins tous au commerce : centre commercial, galerie commerciale, école de commerce, palais des congrès, bureaux, banques, etc. On conçoit bien aujourd’hui l’hégémonie du commerce dans le monde et son impact dans la ville. Il ne s’agit pas de dialectiser, en opposant par exemple le modèle de l’agora au centre commercial, mais si le commerce peut constituer un moteur pour le développement de la ville, ce qu’Euralille démontre parfaitement, faut-il qu’il en demeure le seul horizon ? Le récent échec de l’implantation d’une antenne de Beaubourg sur le site du centre d’affaires confirme la difficulté de la ville à ouvrir le champ des activités et des pratiques, à élargir la nature des échanges au-delà du commerce et du pur “entertainment”. Euralille pose clairement cette question, qui devient cruciale lorsqu’on parle d’articulation urbaine ? Encore une fois, il faudrait développer de réelles alternatives programmatiques si l’on veut échapper au modèle de pensée dominante qui, à l’échelle de la ville aboutit souvent à une ségrégation spatiale et sociale.

François ANDRIEUX
Architecte


SOUHAM 3

par l’Atelier d’architecture Chaix & Morel et associés

La parcelle se situe à la frontière entre le cœur ancien de Lille et la nouvelle ZAC d’Euralille, en vis-à-vis des gares et du parc Matisse. Elle est soumise à un certain nombre de contraintes imposées par l’aménageur.

Le bâtiment de bureaux intègre le contrefort d’un mur de rempart inscrit à l’inventaire des monuments historiques. Il est implanté sur le site de la caserne Souham, rue des Canonniers et comporte cinq niveaux (R+4) en superstructure sur deux niveaux de parking en sous-sol.

La structure porteuse est constituée d’un ensemble poteaux-poutres en béton armé et de planchers en dalles alvéolaires précontraintes de grande portée. Cette disposition permet de créer de vastes plateaux libres de toute structure verticale pour l’ensemble du bâtiment, facilitant l’aménagement intérieur et son évolution possible.

Les noyaux centraux abritant les circulations verticales, les gaines et les sanitaires sont réalisés en voiles béton qui participent pleinement au contreventement du bâtiment. Ce bâtiment est conçu avec un seul joint de dilatation intéressant uniquement les superstructures.

Au rez-de-chaussée, les poteaux de diamètre quarante centimètres portent les façades des niveaux supérieurs.

En étages, les voiles périphériques des façades sont en béton de dix-huit centimètres. Ils sont décalés pour reprendre en partie les porte-à-faux donnés par les inclinaisons des façades.

Les façades sont réalisées par une véture en terre cuite qui répond aux exigences des inclinaisons générant des paraboloïdes hyperboliques. Les modules de terre cuite ont un format horizontal de 30 x 60 cm rainurés et maintenus par des clips en inox, fixés sur des rails aluminium (fixations invisibles). Les joints horizontaux sont marqués et ont une épaisseur variant de cinq à sept millimètres régnant au périmétre des façades alors que les joints verticaux sont serrés et décalés. Les menuiseries sont en aluminium.

La couverture, de même nature que les façades, est ajourée. Réalisée par des bandes de terre cuite de largeur constante, elle génère des vides de dimensions variables. Elle permet également de disposer, en les dissimulant, les équipements techniques en toiture sur une dalle béton étanchée.


Témoignage

Euralille est une cité d’affaires de vingt hectares, au carrefour des lignes qui relient Paris, Londres et Amsterdam, et sur « un bord de ville (où) mourait un “no mans land” de parkings et le périphérique »1 . Il fallait que la gare de TGV fût dans la ville.

En fait, ces infrastructures routières et ferroviaires se superbosent aux anciens glacis des fortifications, dont les vestiges demeurent visibles, avec la porte de Cambrai, classée, qui ouvre sur le parc Matisse, élément majeur du “plan vert” d’Euralille, les casernes Souham qui y sont attenantes, les anciens bastions qui affleurent. Le cimetière de l’Est, face au faubourg Saint-Maurice, reste un élément important de paysage taillé dans les espaces dégagés devant les fortifications.

Ces monuments, que sont casernes et vestiges des remparts, fondent la consultation de l’architecte des bâtiments de France, mais celle-ci va bien au-delà et Jean-Louis Subileau, grand prix d’urbanisme 2001, qui a succédé comme directeur d’Euralille à Jean-Paul Baïetto, le consulte parmi les experts réunis dans ce qui pourrait ouvrir vers la renaissance du « Cercle de Qualité Architecturale » que son prédécesseur avait institué dès 1989, à la naissance de la ZAC Euralille.

Lorsque Rem Koolhaas, choisi en 1988 pour mener à bien l’opération d’Euralille, institue « deux rythmes, deux échelles », et « à côté du plan rassurant qui avait longtemps caractérisé l’urbanité flamande de la ville, …juxtapose ou oppose un nouvel univers, une forme moderne et plus anonyme, en bouquets ou en faisceaux, qui donne à l’aspect du fourreau matérialisant le passage du train une magnificence géométrique un peu à l’image de l’expérience des gratte-ciel », on doit au Cercle de Qualité « l’atténuation de l’effet de l’urbanisme de dalle présidant à la conception initiale… réduit pour retrouver la lisibilité de l’ensemble des ouvrages, leur rapport au réseau existant et au sol naturel »2 .

Aujourd’hui, les points forts de l’ensemble sont en place, avec la gare du TGV, les tours dues à Christian de Portzamparc et Claude Vasconi, le centre commercial de Jean Nouvel, le Palais des Congrès de Rem Koolhaas. L’heure est à assurer l’interconnexion, maître mot de l’OMA, l’agence de Koolhaas, avec des interventions d’échelle intermédiaire, qui relient la ville à ses faubourgs de Fives, Saint-Maurice, la Madeleine, par delà les infrastructures, et à réaliser la « rue des affaires » voulue par Koolhaas.

Ce sont :

  • trois immeubles dus à François Delhay en remplacement de la tour hôtel de l’architecte japonais Shinoara, qui viendront ponctuer la perspective du viaduc Le Corbusier, du centre en direction des faubourgs,
  • l’opération du faubourg de Saint-Maurice qui s’offre en façade urbaine de la rue des affaires et ménage des perspectives vers le paysage du cimetière de l’Est,
  • le quartier du Romarin qui ponctue l’opération du Nord en direction de la Madeleine.

Sur ces opérations, mon action d’architecte des bâtiments de France vise à aider les architectes à exploiter au mieux la logique de leurs partis, et à préserver l’intégrité des réalisations : veiller à la qualité des matériaux de façade et au traitement de leurs superstructures pour assurer la pureté du profil des tours de F. Delhay, affirmer les perspectives et les transparences de l’ensemble de Saint-Maurice, favoriser l’unité de la place du Romarin, éviter les parasitages divers par les enseignes en particulier. Mon prédécesseur Corine Payen avait très activement participé à la définition de ces opérations qui permettent aujourd’hui l’articulation des éléments majeurs de l’ensemble d’Euralille avec la ville et ses faubourgs. Le plafond de hauteur de l’ensemble de Saint Maurice avait été fixé à cinquante mètres NGF.

Je prolonge cette action lors de la mise au point des différents immeubles avec le souci des transparences, des perspectives et de la transition vers les quartiers anciens des faubourgs de Fives et Saint-Maurice. C’est un travail de concertation soutenue, avec les urbanistes d’Euralille, sans oublier les architectes du service d’urbanisme de la ville de Lille.

Pierre CUSENIER
Architecte des bâtiments de France du Nord

  1. Alain Demangeon dans Portrait de ville : LILLE métropole européenne, B.I.A, n°171 (1993 Institut Français d’Architecture - DATAR)
  2. idem.
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