L’aménageur et l’architecte, faire jouer le temps avec l’espace

La société G3A à été créée pour le management de grands projets de construction. D’abord dirigée par Gilbert Mouillon, puis par Jean-Pierre Matton, elle s’est tournée résolument vers le projet et vers le client. En dix ans, elle a à son actif des réalisations de qualité dans le domaine des grands équipements et de la valorisation de patrimoine foncier. À l’heure de l’externalisation croissante, cette fonction, exercée de manière professionnelle, est indispensable et appelée à un bel avenir.

Le rôle de l’aménageur est mal identifié, comme l’atteste la difficulté à distinguer, dans la pratique du langage courant des non professionnels, les termes maître d’’œuvre et maître d’ouvrage. Ne parlons pas du flou, plus grand encore, qui entoure le rôle et la compétence de l’urbaniste. Pour l’ensemble de la population, le pouvoir urbanistique est dévolu, à juste titre, au maire, lui-même convaincu de la pertinence d’un dialogue direct et unilatéral avec l’architecte.

Dans cette configuration, le projet de l’architecte fait rêver mais le passage à l’opérationnel est rarement pris en compte. L’image d’une ville future “finie” est privilégiée d’emblée. Quand l’opération se met en route, le projet peut déjà dater et il sera de toute façon transformé au cours de sa vie.

Faire de l’espace un lieu

Au départ, il y a souvent une grande emprise foncière à valoriser pour des impératifs économiques et de développement. Il ne faut pas trop tôt faire appel à des promoteurs ou procèder à un concours d’architecture. Une programmation urbaine et un cahier des charges solides doivent d’abord être définis, intégrant les recommandations des services techniques et les objectifs du conseil municipal. Dès cette concertation préalable, l’analyse patrimoniale doit être établie et l’intervention de l’architecte des batîments de France est souhaitable. Enfin, le montage opérationnel et financier, le niveau d’investissements entre le privé et le public, doivent être arrêtés en parallèle.

Le site de l’île Seguin et les grands équipements envisagés par la ville de Boulogne-Billancourt et pour la fondation François Pinault constituent une formidable occasion d’écrire une nouvelle page de l’histoire de la ville. Cette implantation va dans le sens de la stratégie urbaine mise en place avec les grands projets de l’État : Bibliothèque nationale de France, Grand Louvre, musée d’Orsay, musée des Arts Premiers. Elle continue à magnifier le lit du fleuve.

Le temps, matière de la Ville

Un projet urbain s’inscrit dans la durée et va connaître l’évolution de la société, le renouvellement des acteurs et plusieurs cycles économiques. La dimension temporelle est donc fondamentale lors de la conception. Le projet, pour vivre et s’enrichir, doit s’appuyer sur une réflexion collective et le schéma directeur s’affirmer à travers une discussion professionnelle et pluridisciplinaire. Élaborer la transcription spatiale à petits pas et dans le dialogue, c’est minimiser le risque d’un architecte-urbaniste triomphant et mieux découvrir les potentialités du site. Créer un centre d’affaires à Euralille ou d’activités aux Entrepôts et Magasins généraux à Aubervilliers et Saint-Denis, redévelopper les grands dépôts RATP entre Alésia et Montsouris à Paris, ces opérations s’étalent sur dix à vingt ans et exigent un pouvoir d’anticipation, un approfondissement des objectifs et une adaptation du projet tout au long de sa vie. L’équipe d’Euralille éprouvée par les difficultés rencontrées par le projet pendant la crise, soudée par le caractère exceptionnel du projet et attachée à le développer, l’a adapté à la demande économique et sociale sans renier ses fortes ambitions d’origine. Mais les SEM sous-estiment souvent l’importance de la création architecturale et urbaine. Les architectes de renom ou d’ambitions naissantes, eux, supportent mal les contraintes données par l’aménageur. Ainsi à Euralille, Rem Koolhaas, urbaniste omni-puissant, avait provoqué un désir de retour à l’architecture régionale, vernaculaire ou de promoteurs. Il a fallu résister à cette tentation du repli, tout en se soumettant aux impératifs économiques et en se mettant à l’écoute des élus et de la population.

Une action collective

Dégager la vision finale du projet revient à en déterminer la trame principale et à donner au secteur concerné une lisibilité anticipatrice pour tous les acteurs. La difficulté consiste à extraire les éléments structurants sans tomber dans la grandiloquence ou s’assujettir à la mode. Au cours de cette élaboration, l’aménageur est le coordonnateur du trio qu’il forme avec le maître d’œuvre et l’élu. Il déploie lors des multiples discussions sens de l’écoute, goût pour l’action collective, perception de l’espace… afin de faire partager la vision du site à transformer et de rassurer sur l’échéance lointaine du processus urbain.

Ainsi, l’École normale supérieure, transférée de Saint-Cloud et Fontenay à Lyon, a-t-elle contribué à la mise en valeur du quartier de Gerland. Les architectes Henri et Bruno Gaudin ont traduit le programme universitaire dans un rapport subtil avec le tissu existant.

Une lecture à plusieurs voix

À chaque époque, Twin Towers, Jérusalem, mur de Berlin, la Bastille et le faubourg Saint-Antoine… les villes sont beaucoup plus qu’elles-mêmes. Une part de l’humanité. C’est pourquoi, elles méritent qu’on s’y consacre avec passion. Sur le terrain, l’histoire se manifeste, avec évidence dans les bâtiments mais également dans les tracés urbains, les découpages fonciers et leur lecture gagne à un rapprochement avec l’architecte des bâtiments de France. Il s’agit pour le projet de réinterpréter la trame foncière et paysagère et d’y inclure les éléments patrimoniaux d’hier afin de permettre l’émergence de ceux de demain. Cette lecture commune de l’espace favorise la mise en valeur distanciée des éléments phares comme des points plus subtils. Elle contribue aux transformations d’usage des lieux et n’interdit pas la subversion, voire l’irrévérence, ainsi que l’a montré Jean Nouvel à l’opéra de Lyon.

La ville compacte le temps, sédimente les apports des diverses époques, les bouscule et les mêle. C’est, par excellence, le lieu de la mémoire vivante. Réussie, elle devient patrimoine. À l’utopie négative de la décomposition des villes, il s’agit d’opposer une
démarche volontariste et créatrice, celle qui depuis l’origine caractérise l’aménagement urbain de la France.

Aujourd’hui, sans chercher à composer la ville comme aux XVIIIe et XIXe siècles, il faut tirer du chaos, de l’informe, de l’aléatoire, la ville démocratique, lutter pour que le sens du long terme prévale dans l’aménagement des villes. À l’instar de l’”exception culturelle” dans le grand mouvement de dérégulation, il faut exiger une “exception urbaine”, sauver la convention publique d’aménagement. Ouvertes au marché, les villes ne doivent pas être une marchandise. Enfin, il faut affronter le croisement des échelles. Le territoire appelle cohésion, solidarité, équilibre. La dialectique des lieux et des territoires est le propos de l’urbanisme d’aujourd’hui.

Jean-Louis SUBILEAU
Grand prix d’urbanisme , conseiller du président de SCIC SA

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