« Né à Paris en 1955, Marc Mimram est maître es sciences mathématiques, ingénieur diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées, architectes DPLG, titulaire d’un Master in Civil Engineering de l’université de Berkeley (États-Unis) et d’un DEA de Philosophie »1 On lui doit quelques-uns des plus beaux ponts construits dans le monde.
Ph C : Selon vous qui avez la double casquette, qu’est-ce qui prime quand vous construisez un pont ? Qui, de l’architecte ou de l’ingénieur s’exprime en premier ? Est-ce, par exemple, l’École des ponts qui vous a fait venir aux ponts, ou y êtes-vous arrivé par un autre détour ?
MM : Mon parcours est à la fois étonnant et banal… J’ai toujours voulu faire des ponts ! Dans ma tendre enfance, je dessinais déjà des ponts, jusqu’aux ponts de la Seine que je n’avais encore jamais vus. J’ai commencé par faire des maths, pour entrer à l’École des Ponts (pensant naïvement y faire des ponts ! Erreur…) et me suis finalement tourné vers l’architecture où j’ai pu m’adonner à ma passion, avant de rentrer finalement, à l’École des Ponts, puis de partir à Berkeley pour un master de structures. Toutes ces formations sont pour moi indissociables et participent d’une même logique.
Ce qui nous met en commun, ingénieurs et architectes, ce sont deux choses : la conception et les raisons de la conception (j’insiste sur le pluriel) ; la raison et le territoire, c’est-à-dire le paysage. Là où ça devient intéressant et où ça met du piment, c’est que là où l’ingénieur ne verra souvent qu’une raison unique, j’y vois moi des raisons. Et pour moi, ces raisons ne sont pas antinomiques de la question des passions dont parlait Descartes. Car la question du paysage permet des lectures multiples. Ce qui m’a plu dans la formation d’ingénieur, c’est que l’on fonde son savoir sur un raisonnement étayé et non pas sur des a priori (ce que l’on pourrait reprocher aux architectes « formalistes »), mais ce qui m’a heurté et m’a paru limitant, c’est cette idée que la raison apporterait à une question unique, une réponse unique. Or, en architecture, la question n’est pas unique et la solution est toujours multiple. Et même si la question était unique, la solution resterait multiple ; multiple « possiblement », c’est-à-dire qu’elle est raisonnablement multiple. Il ne s’agit pas de se dire que tout est possible, mais de donner du sens à plusieurs solutions.
Cependant, pour en revenir au paysage, le paysage, c’est la question du territoire local et global, la question de l’ici et de l’ailleurs, la question du spécifique et du générique. Le grand ouvrage d’art a une vertu extraordinaire, c’est qu’il parle d’un lieu mais en même temps, il parle d’une vallée, d’un ici et d’un ailleurs, à l’exemple des grands aqueducs des XVIIIe et XIXe siècles. Son infrastructure parle d’un lieu et d’un autre lieu en mettant en commun des choses qui sont à distance et nous met dans des géographies partagées et pourtant différentes. Elle fait signe et sens, ici et ailleurs… et ça, c’est génial ! Cela nous met dans des situations où l’on peut regarder où le soleil se lève, où poussent un arbre, un jardin, où passe une rivière. En même temps, on est au-delà, puisque l’infrastructure renvoie à des territoires très loin- tains. Cette question du territoire à grande échelle peut paraître très constitutive, mais à condition de ne pas oublier son autre dimension, locale. Comme le disait Michel Corajoud, le paysage, c’est la rencontre entre le ciel et la terre. J’ai été très marqué par les paysagistes, une discipline que j’ai découverte sur le terrain car on ne l’aborde pas en école d’architecte ou d’ingénieur ; ils m’ont appris à regarder le lieu comme une condition du projet. Et je m’amuse beaucoup de cette question de l’intégration car il n’y a rien de plus désintégrant dans un paysage qu’un ouvrage d’art. Quoi de plus drôle en somme que de vouloir intégrer dans un paysage un élément par essence déstructurant ! Le viaduc de Garabit ou le pont du Gard sont autant d’éléments qui fabriquent le paysage et qui s’insèrent dans un ensemble beaucoup plus vaste. Certains ponts comme le pont Valentré à Cahors, construit en pierre locale, parviennent à parler du lieu de manière très spécifique, de la matière du lieu. Le spécifique et le générique sont une autre question très importante. Dans la culture de l’ingénieur, le générique est issu de la solution technique idéale. L’ingénieur possède une rationalité quasi immanente et il a une solution unique à un problème unique et donc une solution idéale, avec par exemple des solutions calculées en fonction des portées, des solutions génériques valables en tout lieu. Cette vision a évidemment engendré des transformations radicales du territoire avec des modèles de ponts qui s’exportent tels quels en Finlande, au Maroc ou en Chine. Or, pour moi, encore une fois, les solutions sont spécifiques et là est la grande rupture entre l’ingénieur et l’architecte. Certains ouvrages peuvent avoir des écritures qui se ressemblent, mais la solution doit rester spécifique car elle vient d’une lecture faite à une autre échelle, celle de la lecture du paysage. Le programme d’un pont est simple, c’est aller d’un point à un autre. Mais intervient très vite l’interprétation du programme, aussi simple soit-il !
Par exemple, la passerelle des Deux Rives se dresse entre Strasbourg et Kehl, entre la France et l’Allemagne ; la place centrale créée prend toute son importance pour des raisons historiques. Il fallait recréer du lien après une rupture ; il ne s’agissait pas seulement d’aller de là à là, ni même de franchir le Rhin. Le pont, quel qu’il soit, est avant tout un espace public, un espace pour tous, qui devient un espace de représentation du pouvoir. Aujourd’hui, le pont est un espace partagé qui est devenu un symbole du lien. Ce n’est pas pour rien qu’en cas de conflit, on commence souvent par détruire les ponts, pour rompre ce lien. La symbolique de l’ouvrage est fondamentale. Dans l’exemple de Kehl-Strasbourg, la passerelle et son vaste espace public ont déplacé inconsciemment la frontière en rapprochant les Français et les Allemands qui ont pris conscience qu’ils étaient finalement plus proches les uns des autres que de leurs lointains compatriotes. Le Rhin devient leur géographie partagée, commune. Sur le plan technique, le plan en courbes et en élévation permet- tait un cheminement pendant les crues, répondant ainsi à une contrainte locale, et offrait un parcours complexe évoquant au final une bande de Möbius (et, pourquoi pas, la relation franco-allemande !).
La passerelle Solférino, à Paris, crée évidemment un parcours, un lien entre les quais bas et les quais hauts. Mais j’aimais surtout l’idée d’habiter le vide de la structure, d’être entre le sol et le ciel, d’ouvrir une fenêtre et de se projeter dans le ciel en se mettant dans une situation agravitaire.
Un autre exemple que j’aime beaucoup est cette passerelle chinoise, réalisée très vite à partir d’une feuille de tôle : Liu Shu, la « feuille de saule », comme l’ont finalement surnommée les Chinois. On m’avait au départ appelé pour travailler sur un autre projet, plus ambitieux et, sur place, je me suis vu confier la réalisation d’une petite passerelle « en attendant ». Il fallait la réaliser en moins de six mois, en vue des célébrations du Parti communiste. Yangzhou est une ville de construction navale très importante et j’ai évidemment été visité les chantiers. J’ai trouvé ça extraordinaire, notamment leur manière de façonner la tôle. Je leur ai parlé d’une structure de 75 tonnes, l’affaire de dix minutes, mais c’était trop « petit » pour eux… Finalement, inspiré par le Parti Communiste, le projet a pu aboutir : une promenade sur cette feuille incertaine, pliage à partir d’une technologie locale, sorte de système très fragile…
Sur place, on voit des gens pratiquer le taï-chi. C’est peut- être finalement cet équilibre stabilisé qui définit un ouvrage ; tous ces gens en position un peu délicate, tendre, douce, une technologie brute, locale et une « feuille de saule ». La réussite de ce projet n’a pas seulement à voir avec une équation purement structurelle, pour autant, cet ouvrage, encastré, est totalement issu de cela. Tout cela est bien lié à la raison statique, mais pas seulement. On retrouve cet enchevêtrement de raisons dont je vous parlais précédemment.
Les raisonnements sont multiples et les solutions sont spécifiques et, à partir de là, on aboutit à un ouvrage particulier. Ce qui nous rassemble, architectes et ingénieurs, c’est le projet. Avec le temps, je me suis rendu compte que les ouvrages franchissaient toujours des frontières, politiques et géo- graphiques bien sûr, mais plus encore des frontières sociales. À Saint-Denis, près du Stade de France par exemple, j’ai construit une petite passerelle au-dessus du canal, avec d’un côté le stade et de l’autre le quartier du Franc-Moisin. Un enfant m’a fait remarquer avec fierté que depuis la passerelle, il n’habitait plus au Franc-Moisin mais au Stade de France ! Cette passerelle a, à l’évidence, franchi une frontière sociale. Même chose à Rabat, où l’on a franchi un espace qui séparait les riches des pauvres, en créant un viaduc horizontal au bout de cette dentelle de béton, sous lequel a été créé un espace public. Au départ, l’ensemble devait reposer sur un simple talus qui aurait coupé la ville en deux ; à l’inverse, en transformant le programme, j’ai réussi à transformer ces 600 mètres de talus en 600 mètres de viaduc. Encore une fois, le problème du pont n’est pas seulement de franchir un espace, mais de s’ancrer dans deux territoires situés de part et d’autre de ce pont. Ce viaduc constitue une forme de toit, un espace public, un lieu partagé, à l’ombre, équipé d’eau et d’électricité et où l’on peut imaginer l’implantation d’un souk ou d’un marché.
Un autre exemple, un pont sur un lac artificiel à Sino-Singapour, Tianjin, en Chine. Comme on n’avait pas de problème de gabarit, on a décidé d’y faire comme un pont flottant. On a encore là un bon exemple de cas où l’on a inventé un système constructif qui permet de parler d’un rapport gravitaire et d’imaginer que cela donne cette impression de soulèvement. On en a fait une autre variante sur le même lac, tout en transparence cette fois, comme sur sorte de ruban en acier qui vient se développer. La diversité de ponts n’est donc pas liée à un développement formel ou abstrait, mais à un raisonnement multiple, pluriel, attentif aux conditions du lieu et aux conditions de la production du lieu. Tous ces ponts ont gagné une dimension culturelle au regard des conditions de production marocaine ou chinoise, notamment en faisant appel aux savoir-faire locaux.
On peut donc développer des projets de ponts comme l’on peut développer des projets de bâtiments, sans se limiter à l’idée qu’il y a une solution unique à une question unique et que l’on peut trouver de la pluralité, de la multiplicité « en somme ». Être en résonance avec le lieu et prendre du plaisir ! Prendre du plaisir et en donner… Beaucoup de ponts ont été construits en Chine depuis dix ou douze ans. Il faut dire que les Chinois sont très sensibles aux marques, attentifs à la représentation. Et ils ont très vite compris que l’on pouvait représenter une ville par un ouvrage d’art. Et là, où, chez nous, nous détruisons de « vieux » ouvrages d’art symboliques et iconiques, eux ont compris qu’il s’agissait de leur image. L’ouvrage d’art, le pont, a évidemment cette capacité à devenir emblématique d’une situation, représentatif de la société, du pouvoir (à un moment donné). Avec la tentation parfois d’en faire des objets génériques, trop identifiés à leur époque, à leur architecte… Il y a donc toujours une limite à la démonstration, à la démonstrativité. L’important, c’est l’équilibre, instable par définition, et souvent ce mouvement de balancier, de rééquilibrage vient des architectes.
On assiste par certains côtés à une rupture avec les années 60, où l’on construisait encore en masse et dans l’urgence, avec une prédilection pour les bâtiments génériques. Cette vision de l’urbanisme s’est évidemment appliquée aux ouvrages d’art avec des ponts fruits de l’ingénierie, commandes du ministère de l’Équipement ; des ponts à caissons, répétés à l’infini sur tout le territoire. On est sans doute en train de renouer avec une tradition antérieure où les ingénieurs, véritables artistes, s’ingéniaient à inscrire le pont dans un paysage avec une vision poétique.
Ph C : Du choix des matériaux…Y a-t-il selon vous une compétition entre l’acier et le béton ?
MM : En mettant le bois à part, même s’il connaît un développement non négligeable, sans oublier que l’on peut sans doute voir dans le tronc d’arbre le pont originel, je n’ai pas d’a priori. Je ne mets jamais les matériaux en compétition, j’essaie de regarder, de comprendre et de voir comment, à partir des situations, on peut sortir des tautologies (bois chaud, acier froid, etc.) et comment on peut réinterpréter la matérialité, surtout quand la technique a permis de repousser les limites, de concevoir des coques en acier, en béton et de réunir des éléments disparates (on retrouve alors l’idée de prouesse : construire plus haut, plus loin, etc.). Pour moi, le choix du matériau et de la solution technique vient répondre à différentes questions, il ne peut être pensé seul. Mais à partir du moment où je fais le choix, pour les raisons multiples que je viens d’évoquer, j’essaie de considérer les raisons propres à ce matériau, parfois en les réinterprétant ; je ne suis jamais dans une sorte d’abstraction, ni par rapport au matériau, ni par rapport à la construction. Et puis, comme tout ouvrage d’architecture, c’est aussi un travail partagé avec des hommes qui se lèvent tôt le matin, qui soudent de la tôle, qui coulent du béton et qui mettent des aciers… Un pont, c’est un moment d’histoire. Ce n’est pas un bâtiment anodin.
Un dernier exemple, à Linz en Autriche, sur le Danube où je m’apprête à construire un pont… Un personnage est originaire de cette ville : Hitler ! Ce dernier rêvait déjà d’en faire une capitale culturelle, d’y construire un pont et je me retrouve dans ses pas, à prolonger son projet ! Tout cela est compliqué, puissant, émouvant et dépasse bien évidemment l’idée du simple pont. La petite histoire rencontre toujours la grande ; on est toujours dans une situation historique très particulière.
Un pont est bien plus qu’une équation, c’est un espace public, un espace symbolique, un espace de regard sur la géographie, une interprétation du monde.
Notes :
- Cf. « Marc Mimram, Architecture et Structure», de Philip Jodidio. Éd. Prestel.