Deux ponts remarquables de la fin du XVIe siècle : le vieux pont de Mostar et le pont de la Sainte Trinité à Florence

Le vieux pont de Mostar en 1974, avant sa démolition, Bosnie-Herzégovine. © Wikimedia ; Jean-Pierre Bazard
Le vieux pont de Mostar en 1974, avant sa démolition, Bosnie-Herzégovine. © Wikimedia ; Jean-Pierre Bazard

En introduction de la réédition de 1882 du traité de construction des ponts d’Émiland Gauthey, architecte et ingénieur général des Ponts et Chaussées, Henri Navier, également ingénieur en chef des Ponts et Chaussées écrivait…

« Parmi les architectes qui se sont occupés des ponts, Palladio est presque le seul qui soit entré dans quelques détails sur la construction de ces édifices. Le peu qu’il en dit se borne à quelques maximes générales sur l’emplacement qu’on doit leur assigner de préférence, sur le nombre des piles, et sur le rapport de l’épaisseur de ces piles avec l’ouverture des arches qu’elles soutiennent. Alberti et Serlio ont également proposé quelques règles pour déterminer cette épaisseur, mais aucun de ces architectes n’a allégué de raisons pour appuyer son sentiment, et le peu d’accord qui se trouve entre leurs préceptes, suffit pour empêcher qu’on ne leur accorde beaucoup de confiance ».
Il est vrai que les tentatives de quantification des Palladio, Alberti et Serlio sont assez succinctes, mais de nombreux ponts bâtis prouvaient la justesse des propositions tant structurelles qu’esthétiques et économiques issues de l’expérience de quelques architectes. Le vieux pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine et le pont de la Sainte-Trinité à Florence en Italie, illustrent ce propos et montrent l’importance dans le processus créateur de maîtriser l’art tout autant que la technique mais sans en être esclave. Deux ponts du XVIe siècle démolis puis reconstruits à l’identique, deux ponts qui sont des témoins exceptionnels de l’architecture ottomane classique et de la renaissance italienne tardive.
Le vieux pont de Mostar et le pont de la Sainte-Trinité à Florence, distants d’à peine 500 kilomètres, à vol d’oiseau, situés de part et d’autre de la mer Adriatique, ont été bâtis à quelques années d’intervalle et datent de la fin du XVIe siècle. Le premier aurait été conçu par Sinan, un des plus grands architectes et ingénieurs du style ottoman classique, contemporain de la renaissance italienne, avec laquelle son travail peut être comparé, et l’autre par Michel-Ange, l’architecte emblématique du style maniériste. Détruits par des guerres, ils seront reconstruits à l’identique. Au-delà de cette histoire partagée, ils ont au moins deux autres points communs, le premier est structurel, puisqu’ils utilisent tous les deux le principe de l’arc en chaînette, mais de façon très différente, comme on peut le voir clairement en comparant les intrados des deux ponts, et le second est esthétique, ces deux ponts partageant une élégance et une finesse qui créent une forte impression de légèreté.

Histoire et caractéristiques, démolition et reconstruction du vieux pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine et du pont de la Sainte-Trinité à Florence en Italie

Le vieux pont de Mostar sur la Neretva

Le vieux pont de Mostar en 1974, avant sa démolition, Bosnie-Herzégovine. © Wikimedia ; Jean-Pierre Bazard

Le vieux pont avait été construit sur la Neretva, par ordre du sultan Süleyman le Magnifique. Selon une inscription en ottoman qui était visible sur le pont avant sa destruction, celui-ci fut terminé en l’an 974 de l’Hégire, c’est-à- dire entre le 19 juillet 1566 et le 7 juillet 1567. Il avait été édifié par l’architecte Hayruddin, qui est connu comme un élève de l’architecte Sinan auquel des historiens attribuent la conception du vieux pont.
Le pont de Mostar était bâti en pierre et n’avait qu’une seule arche en arc brisé et en dos d’âne d’une ouverture d’environ 29 mètres. Il avait 4 mètres de largeur et 30 mètres de longueur et sa hauteur était de 20 mètres par rapport au niveau de la rivière. Il était flanqué de deux tours fortifiées, la Tour Halebija sur la rive droite et la Tour Tara sur la rive gauche.
La structure était décorée avec deux moulures qui mettaient en valeur la minceur de l’arche (l’épaisseur de la voûte était d’environ 90 cm). Le pont était construit en utilisant une pierre calcaire extraite d’une carrière locale et le garde-corps, qui datait de la période de l’occupation austro-hongroise (1978–1918) était en en fer.

Passerelle provisoire, Mostar, Bosnie-Herzégovine. © D.R.

Le vieux pont a été presque totalement détruit par des obus de blindés croates en 1993, ne laissant en place que de maigres parties à côté des sommiers. Il a été reconstruit avec l’aide d’un comité scientifique international mis en place par l’Unesco. Cette reconstruction a été fondée sur des analyses approfondies et détaillées, en particulier en utilisant la photogrammétrie réalisée en 1955 et 1982 par l’Institut de relevés de l’Université de Zagreb. L’utilisation de matériaux locaux — pierres du type « ténélija » et « bretcha » que l’on trouve dans les carrières voisines — et de techniques traditionnelles, notamment pour la taille des pierres, a été privilégiée. De plus, le matériel original non utilisé a été exposé dans un musée situé à proximité. Le nouveau vieux pont de Mostar a été ouvert en 2004 après quatre ans de travaux. Il est désigné comme monument national de Bosnie-Herzégovine et est inscrit depuis 2005 sur la liste du patrimoine mondial.

Le vieux pont de Mostar après reconstruction. © D.R.

Le pont de la Sainte-Trinité sur l’Arno, à Florence

Le pont de la Sainte-Trinité avait été construit sur l’Arno par l’architecte Bartolomeo Ammannati entre 1567 et 1570, sur ordre du grand-duc de Toscane Cosme Ier de Médicis et édifié à l’emplacement même de l’ancien pont qui venait d’être détruit par une crue de l’Arno. Des recherches récentes d’historiens permettent d’avancer l’hypothèse d’une influence de Michel-Ange, sans que soit précisément connue la part prise par le célèbre architecte du dôme de Saint-Pierre dans la conception du pont.
Ce pont en pierre était composé de trois arches inégales. L’ouverture de l’arche centrale était de 33 mètres, tandis que celle des arches latérales n’était que de 28 mètres. Les piles avaient environ 8 mètres d’épaisseur et présentaient des avant-becs en forme d’éperons. La structure du pont était marquée très simplement par les doubleaux saillants en marbre qui soulignaient la courbure très particulière et très innovante à cette époque des arcs.

Destruction du pont de la Sainte- Trinité, Florence, Italie. Source : photographie extraite d’un film rare de 1958, archive sur site www.laterrazzadimichelangelo.it
Bailey Bridge sur l’Arno, Florence, 15 août 1944. © Wikimedia – Menzies Sgt, No 2 Army Film & Photographic Unit

Le pont a été détruit dans la Seconde Guerre mondiale lors de la retraite des Allemands, comme tous les ponts de Florence, à l’exception du Ponte Vecchio, épargné sur ordre d’Hitler. Les mines posées par les Allemands n’avaient laissé en place que les piles du pont d’Ammanati. Après de nombreuses années d’études et plusieurs projets de reconstruction qui ne seront pas jugés satisfaisants, en raison de l’emploi du béton armé ou de la forme des arches différentes de celles d’origine, on aboutira à un projet qui réemployait quelques pierres de l’ancien pont repêchées dans l’Arno, mais surtout utilisait de nouvelles pierres extraites de la même carrière qui avait servi à sa construction.
La question de la courbe de l’arc originel d’Ammanati avait soulevé de fortes interrogations, était-ce une parabole comme le suggérait l’ingénieur Emilio Brizzi ou bien une chaînette, comme le prônait l’architecte chargé de la reconstruction Riccardo Gizdulich ?

Reconstruction de l’arche centrale du pont de la Sainte-Trinité, Florence,1956, Italie. Source : archive Gizdulich, Florence
L’étude minutieuse des photos du pont avant sa destruction et la reconstruction par anastylose de la courbe originelle d’intrados avec les pierres repêchées dans l’Arno, donnèrent a priori raison à l’architecte : la courbe d’intrados serait bien un arc en chaînette qui aurait subi une rotation de 90 degrés. Après l’approbation du projet en 1952, les travaux ont finalement été lancés en 1957 et le pont réouvert en 1958. La reconstruction, qui sera faite sans utiliser de béton, confirmera la théorie de la chaînette.

Vue en plongée du pont de la Sainte-Trinité, reconstruit, 1958. Source : archive Gizdulich, Florence

Les ponts de Mostar et de Florence dans l’évolution des techniques et des canons esthétiques des ponts en arc

La typologie des ponts en arcs n’a presque pas changé fondamentalement jusqu’au XVIIIe siècle. Cette typologie correspond à l’arc en plein cintre, brisé ou surbaissé, qui renfermait des règles de construction empiriques et définissait les canons de l’esthétique des ponts. Le pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine, est un exemple de ce « classicisme » architectural, que l’on retrouve également à la même époque en France avec la construction du pont Neuf dont le projet d’origine, présenté à Henri III vers la fin de 1577, c’est-à-dire très peu de temps après l’achèvement des ponts de Mostar et de Florence, prévoyait huit arches sur le grand bras du fleuve et quatre sur le petit et toutes en plein cintre. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que des voûtes classiques, on passa bientôt aux arcs à plusieurs centres, elliptiques, avec de nouveaux critères de conception et de nouveaux systèmes de construction. Cette révolution scientifique et technique entraînera également un renouvellement des canons esthétiques. Le pont de la Sainte-Trinité est le pont qui anticipe cette révolution et influença certainement les architectes et ingénieurs des siècles suivants.

Photo actuelle du Pont de la Sainte Trinité où l’on voit bien la géométrie de la voûte. © Jean-François Briand

D’ailleurs, pendant les siècles qui suivirent sa construction, la courbe d’intrados de ce pont sur l’Arno était assimilée par erreur soit à une anse de panier, soit à une ellipse, notamment par Jean-Rodolphe Perronet, qui sera au XVIIIe siècle celui qui portera la réflexion engagée, dès le XVIe siècle, notamment par le pont d’Ammanati, à sa perfection en bâtissant des ponts d’une grande élégance. Ses talents d’ingénieur mais aussi d’architecte sont manifestes lorsque l’on regarde ses ouvrages les plus innovants, on se rend compte qu’il ne contente pas de construire des ouvrages utilitaires au moindre coût. D’abord, le pont de Neuilly, premier ouvrage important de Perronet qu’il réalise à 60 ans et qui fera sa renommée, malheureusement détruit en 1942, et qui était composé de cinq arches en anse de panier de 219 mètres de long dont la proportion entre l’épaisseur des piles et l’ouverture évolue de l’usuel 1/5 à 1/9 environ afin de donner moins de prise au courant. Ensuite le pont de Pont-Sainte-Maxence sur l’Oise, construit peu de temps après, qui mettait en œuvre des piles discontinues et détruit en 1914, et enfin le pont de la Concorde, véritable synthèse des conceptions de Perronet, réalisé alors qu’il avait 78 ans, long de 153 mètres et composé de cinq arches très tendues qui permettent d’augmenter le débouché des eaux.

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