Un pont est toujours une construction minimaliste, en ce sens que la dépense de matière nécessaire au franchissement tend à être réduite par un assujettissement des matériaux à des formes calculées au plus près, à la limite, résultat d’une pensée technique élaborée. Un ouvrage d’art est ainsi toujours une tension entre deux points.
Il se présente comme un fil tendu dans le vide, franchissant l’abîme qui s’ouvre sous lui pour se fondre avec le ciel. L’espace sous le pont, conquis de haute lutte, renvoie à l’espace libre de l’horizon. En flottant entre deux airs, le pont signifie qu’il participe de l’aérien, et donc du principe du léger. Les culées du pont le rattachent par contre à la terre ferme et donc au monde matériel.
La réalité d’un ouvrage d’art est en effet d’être un trait d’union tiré au-dessus d’un obstacle naturel, fait pour effacer les accidents que la géographie inflige à la continuité idéale des réseaux routiers ou ferrés. Inscrit dans une topographie locale, le pont est un point singulier d’une voie de circulation, clairement lisible comme tel par son échelle, sa technologie spécifique et son insertion particulière dans le paysage. Mais il n’a de sens que par rapport au réseau dont il fait partie intégrante, dont il ne constitue qu’un maillon dans une étendue qui le dépasse. Vu de la route ou du train, on ne perçoit d’ailleurs sa présence que par l’échappée belle du paysage qu’il laisse entrevoir, le martèlement du joint de dilatation, ou la vision fugitive de la structure ou du garde-corps.
Au point singulier que représente l’ouvrage d’art dans le paysage correspond une pensée technique élaborée et mesurable à la faille qu’il doit faire disparaître pour sauvegarder la continuité du réseau. Alors que la route ou le chemin de fer collent au terrain, essayent d’en suivre les méandres pour limiter les rampes trop raides ou les terrassements coûteux, les ouvrages d’art doivent se jouer du relief. Les tunnels traversent au cœur, les ponts planent au-dessus de l’obstacle. Aussi le défi à la pesanteur est-il une façon spectaculaire de montrer les capacités de résistance et de transgression que les matériaux correctement mis en œuvre peuvent exprimer.
L’esthétique des ponts ne s’inscrit pas seulement dans une esthétique de la technique, mais aussi, en tant que forme plastique inscrite dans un paysage, dans une esthétique de l’objet et de sa place dans l’environnement. Elle met au jour la dualité de l’ingénieur et de l’architecte, et, par là, les rapports entre l’art et la technique.
Mais il ne s’agirait pas de réduire l’esthétique d’un ouvrage d’art à sa seule beauté fonctionnelle. Le langage de l’architecte peut se déterminer à travers une définition réductiviste du langage formel de l’ingénieur, ce qui permet de subordonner l’activité du calcul au dessin des formes, car celui-ci intégrant désormais complètement le calcul peut se situer au-delà. Cette question reste d’actualité dans le domaine des ouvrages d’art car l’ambiguïté ou, de façon plus dynamique, la dialectique inhérente à leur conception n’est pas toujours perçue par les concepteurs de ponts. On la trouve pourtant déjà sensible chez un certain nombre d’auteurs, à commencer par Palladio, qui applique à la fois au pont les catégories albertiennes d’utilité, de beauté et de durabilité, et le considère comme rien d’autre qu’une rue ou une route continuée au-dessus de l’eau.
Dans le même ordre d’idées, Whitney, futur associé d’Othmar Ammann, célèbre constructeur de ponts dont celui du Golden Gate à San Francisco, distingue la science et l’art de la construction des ponts, les principes de l’art restant intangibles, hors du champ du progrès et de toute autorité : “Un pont doit posséder deux qualités générales : efficacité structurelle et unité d’aspect” 1 .
Ainsi le problème de la perception est-il essentiel : un pont ne doit pas seulement être solide et durable, mais il doit avoir une apparence de résistance de façon à être utilisé avec confiance.
De même, un pont ne devrait pas apparaître comme plus important que la route ou que les rives elles-mêmes car une partie ne peut pas être plus importante que le tout. Le fil conducteur de la conception doit être la recherche de l’unité. L’unité externe met en jeu la relation avec le paysage. Cela implique la suppression de tout décor en site rural pour ne pas rivaliser avec la nature et, en revanche, de mettre en relation un ouvrage en site urbain avec l’échelle des bâtiments environnant. L’unité interne pose le problème de la relation des différentes parties du pont entre eux : individualité, continuité, équilibre, parties similaires, proportion, échelle, harmonie de couleurs et de textures, etc.
Par ses matériaux mis en œuvre de façon savante et son caractère d’objet technique, un ouvrage d’art se signale ainsi d’emblée dans le paysage comme création humaine. Mais en s’appuyant sur les rives ou sur le fond de l’obstacle, il s’enracine dans le paysage pour en devenir partie constitutive. Ce caractère ambigu d’objet à la fois artificiel et naturalisé est précisément ce qui fonde sa dimension architecturale, qui le fait échapper au domaine de la technique pour le faire entrer dans celui de l’œuvre bâtie.
- Charles S. Whitney, Bridges, a study in their art, science and evolution, New York, W.E. Rudge, 1929, p. 27. ↩