Trappes, la modernité des lieux

1992 : la cité-jardin des “Dents de scie” à Trappes, destinée à l’origine à loger des cheminots, est inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. Il s’agit d’un ensemble de quarante maisons mitoyennes et de leurs jardins, conçues et construites par les architectes Henri et André Gutton entre 1926 et 1931 pour le compte de la Compagnie des Chemins de Fer.

Une cité vouée à la géométrie

La Cité des “Dents de Scie” est une véritable rue de maisons individuelles dont les limites sont formalisées par un alignement de façades à redents. Le décalage des façades à 45° par rapport à la rue (qui pourrait de prime abord relever d’une volonté purement formelle) introduit de fait, au sein d’un dispositif strictement répétitif, une réelle réciprocité ; entre la continuité propre à l’espace public et le lieu en creux du redent qui accueille les signes de l’espace privé. Le génie de cette opération tient à un travail sur la géométrie et la perspective ; si l’on se tient dans l’axe de la rue, on saisit un alignement unitaire fait de pleins mais si l’on parcourt cette même rue, on découvre, dans les creux, une succession de seuils comprenant les dispositifs d’accès aux maisons. Un tel effet est produit par des moyens minimalistes ; pas de modénature, des éléments simples (une porte, une fenêtre, un escalier, une barrière, un jardin). L’architecte a donc réussi, paradoxalement à combiner la continuité de l’espace public (la répétition) avec l’expression de singularité. Pour ce faire, il a utilisé la typologie d’une maison d’angle.

Cet ensemble renvoie directement à l’expérience du Weissenhof de Stuttgart qui, en 1927, réunit un grand nombre d’architectes autour de la notion du logement minimal. Le jeune architecte Gutton a dû visiter cet ensemble ou être au courant de cette expérience avant de réaliser les “Dents de Scie” à Trappes.

La réhabilitation d’une rue de maisons ouvrieres “en bandes” avec ses jardins met donc en évidence la conservation d’un ensemble bâti dont la spécificité est double. D’une part, la rue ainsi créée ne se réduit pas à une simple addition d’objets célibataires, si extraordinaires soient-ils. D’autre part, le va-et-vient créé par l’architecture des redents, seuils de l’espace public et de l’espace privé, assure la multiplicité des usages et des représentations et opère une synthèse réussie entre la modernité et la fabrication de la ville.

Une détermination locale

La décision de réhabiliter une cité jardin ouvrière des années 30 nous semble exemplaire à plusieurs égards :

  • parvenue jusqu’à nous dans un état très dégradé, du fait de la faible qualité de la construction, elle aurait été vouée à la démolition si un autre regard n’avait pas été porté sur Le contenu du patrimoine de ce siècle,
  • la volonté de conserver un ensemble bâti “Mémoire d’une vie ouvrière de banlieue” a impliqué divers acteurs : non seulement la municipalité de Trappes mais aussi et, en premier lieu, les habitants de la cité. Le processus décisionnel initié par la directive de 1992 qui concernait le repérage dans les banlieues des édifices du XXe siècle, dignes d’être inscrits ou classés parmi les monuments historiques, a rencontré d’une part les objectifs de la municipalité en vue de constituer et de préserver une histoire locale (celle de la vie ouvrière d’une banlieue) mais surtout les aspirations des habitants de la cité. Certains d’entre eux l’avaient toujours habitée mais la plupart (même nouveaux venus) étaient très attachés à la conservation d’un lieu où s’exprimait une mémoire : la mémoire d’un mode d’existence passée, avec ses luttes, ses acquis, son inscription dans une durée vécue comme une durée heureuse. La réhabilitation s’imposait à eux d’autant plus qu’ils percevaient le caractère non obsolète à la fois du bâti et de la qualité urbaine. Cette forte implication des habitants a des conséquences non seulement sur les enjeux de la réhabilitation mais aussi sur les modalités de son déroulement.

Les enjeux de la réhabilitation

La réhabilitation d’un tel ensemble habité, approprié par plusieurs générations n’est pas sans soulever des problèmes sur la légimité d’un retour à l’origine. À Trappes, toutes les terrasses ouvertes sont devenues des cuisines fermées, les celliers des salles de bains, et un auvent a été systématiquement ajouté vers le jardin. La réhabilitation a dû prendre en compte ces appropriations en rationalisant les usages et en les systématisant. Les solutions techniques retenues, un panneau de façade démontable en tôle laquée et une verrière à ossature métallique, recherchent ni le mimétisme, ni la démonstration. La fragilité des œuvres de la modernité domestique impose que leur réhabilitation prenne en compte les effets de l’appropriation.

À partir de là, nous pouvons donc formuler l’hypothèse suivante ; à travers une rhétorique moderne du domestique qui n’est pas seulement “le jeu sublime des volumes assemblés sous la lumière”, s’impose une réflexion sur l’architecture du minimal. Celui-ci n’est pas moins exemplaire que le monumental mais son exemplarité ne relève pas de l’ostentation ; elle ne se donne pas seulement dans le visible puisqu’il s’agit de vérifier dans la durée la validité de l’objet architectural ainsi préservé. Cette validité est confirmée par l’usage, la mémoire et la représentation passée et future qu’en ont ses habitants 1 .

Antoine GRUMBACH


  • Au début des années 1990, une circulaire de la Direction du patrimoine avait attiré notre attention sur l’ardente nécessité de protéger les monuments du XIXe siècle ; puis une circulaire du ministre de la Culture nous avait demandé de proposer des protections au titre des monuments historiques dans les banlieues, qui en manquaient singulièrement.

  • À la demande de la municipalité de Trappes et des associations de locataires, la cité des Dents de Scie, était inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques le 30 décembre 1992. Il convenait encore d’imposer un maître d’œuvre incontestable, dont la connaissance de l’architecture des années 1930 serait garante de la qualité de la restauration des maisons et des jardins de la cité ; grâce aux efforts conjugués de l’état : ministère de la Culture, Conservation régionale des Monuments Historiques d’Île de-France, ministère de l’Équipement, direction départementale de l’Équipement des Yvelines et du propriétaire l’OPIEVOY, organisme HLM, la restauration générale de la cité sera achevée à la fin de cette année.

  • Avant sa protection, les Yvelines ne comptaient que cinq monuments historiques du XXe siècle :

  • la Villa Savoye à Poissy de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, classée en 1965,
  • l’église Sainte Thérèse d’’Elisabethville à Aubergenville de Paul Tournon, inscrite en 1977,
  • le Château du Gibet à Mézy-sur-Seine, construit pour le couturier Paul Poiret par Mallet-Stevens, inscrit en 1984,
  • la Villa Bomsel à Versailles d’André Lurcat, inscrite en 1986,
  • le château et le parc de Groussay à Monfort-Amaury, datant du début du XIXesiècle, mais considérablement agrandis par Carlos de Beistegui et Emilio Terry après la Seconde Guerre Mondiale, inscrits en 1991.
  • Depuis ont été protégés :
  • la Villa Cassandre à Versailles d’Auguste Perret, inscrite en 1994,
  • la Maison Carré à Bazoches-sur-Guyonne, seule œuvre construite en France par Alvar Aalto, inscrite en 1996,
  • l’Hôtel de Ville de Poissy, construit par Pierre Mathe et Henri Calsat à partir d’un projet de Florent Nanquette au temps du Front Populaire, inscrit en 1996,
  • la Maison Wogensky qu’il construisit pour lui-même à Saint-Rémy-les-Chevreuse, au début des années 1950, inscrite en 1997,
  • la Gare des Chantiers à Versailles, construite par André Ventre, en cours de protection.
  • Si les architectes des bâtiments de France et les Services départementaux de l’architecture et du patrimoine n’apportent pas un soin tout particulier à la protection, puis à la sauvegarde du patrimoine de notre époque, nul ne le fera à leur place !

Bruno CHAUFFERT-YVART

  1. Un article consacré à la protection de la cité a été publié en 1994 dans le N° 14 de La Pierre d’Angle, sous la signature d’Isabelle Loutrel.
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