Depuis la moitié du XXe siècle, les villes françaises se sont considérablement étendues sans que l’armature urbaine et les moyens d’intervention accompagnent cette croissance spectaculaire. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une recomposition urbaine où la mise en valeur des centres s’articule avec une véritable politique territoriale.
L’évolution récente permet d’affirmer qu’une politique de revitalisation des centres anciens est dorénavant possible. Elle peut s’appuyer sur l’attraction d’une population nouvelle, socialement plus diversifiée, composée de ménages d’âge jeune ou avancé, appartenant à des catégories “ moyennes ” ou “ élevées ” mais ayant des ressources plus faibles que celles habituellement attribuées à ces couches. C’est un changement de comportement face à la ville : les populations nouvellement attirées sont “ culturellement ” disponibles pour habiter la ville ancienne et, du même coup, la sortir d’un abandon qu’elle connaît depuis l’après-guerre. Ce sont aussi des populations exigeantes ; elles veulent bien “ habiter en ville ” à condition que celle-ci leur offre, non pas les mêmes prestations que la périphérie, mais un cadre différent de qualité équivalente.
Le règne des républiques autonomes
Mais alors que la ville et l’habitat anciens connaissent ce regain et que les “ urbains ” d’hier deviennent de plus en plus des “ citadins ”, la mise en œuvre de la restauration rencontre des obstacles dont la justification n’est pas toujours évidente.
Il n’est pas abusif de dire, qu’en France, les outils réglementaires et opérationnels de la protection comme ceux de la restauration sont parmi les meilleurs en Europe : les plans de sauvegarde sont conçus comme des véritables plans d’urbanisme, le P.O.S. peut protéger les bâtiments comme imposer leur démolition, l’ANAH finance quelques cent vingt mille logements par an, le logement social a une capacité d’intervention inusitée, l’expérience de l’économie mixte est des plus originales. Autant de moyens enviés par les autres pays.
Mais, il n’est également pas abusif de dire qu’il y a aussi en France une sorte d’incapacité d’articuler entre eux ces moyens aussi efficaces. Ne voit-on pas les organismes HLM refuser de consommer les crédits d’“ acquisition-amélioration ” ou destinés aux “ travaux d’intérêt architectural ” car ils contreviennent à leurs habitudes ? N’a-t-on pas vu récemment une subvention d’un million de francs destinée à démolir des immeubles protégés par le plan de sauvegarde de la ville, les deux actes émanant du même ministère ?
Faute d’articulation, l’efficacité des moyens devient parfois redoutable.
Aucun lien “ organique ” n’existe entre les politiques de protection du patrimoine et les moyens de la restauration. La notion de “ planification ” tant évoquée, reste vide de contenu alors que “ par définition ” elle entend la programmation des moyens en vue de la mise en œuvre du projet. Certes, cette absence de planification au sens rigide du terme présente aussi l’avantage de conserver l’indépendance de la règle par rapport aux fluctuations des moyens. On a trop souvent vu subordonner la règle aux disponibilités du moment et décréter l’intérêt architectural de l’édifice selon l’enveloppe budgétaire de l’instant pour prôner le lien mécanique entre programme et plan.
Mais, cette autonomie rend peu opératoire la sauvegarde des villes. On voit ainsi des centres anciens protégés se déliter, comme l’on voit se restaurer des quartiers ne bénéficiant d’aucune protection. Les seuls critères sont les opportunités du marché ou le dynamisme des villes. Cette attitude libérale —au sens du laisser-faire— conduit à la déconnection, non seulement entre plan et programme, mais aussi entre opérateurs. Ceux-ci agissent souvent de façon autonome en fonction de leurs propres logiques, critères et références au lieu d’être “ mis en perspective ” en vue du projet urbain.
Il est de même des procédures telles que la résorption de l’habitat insalubre, ou des normes et D.T.U. applicables à la construction neuve, mais s’appliquant, de fait, aussi à la restauration par cette sorte de terrorisme du contentieux. Il est également ainsi de l’exonération des taxations foncières dont bénéficie la construction neuve et pas la restauration, ou de la “ fongibilité ” des crédits du logement qui poussent les opérateurs vers le neuf. Tel a été aussi le cas jusqu’à une date récente de l’ANAH qui, bien qu’ayant accompli dans la solitude un remarquable travail, perpétuait la distinction entre “ réhabilitation ” (rendre habitable) et “ restauration ” (rétablir l’architecture), pour ne prendre en charge que la première. Il en est enfin ainsi pour les périmètres et la durée des politiques et des opérations. Les temps de la ville et de la politique urbaine s’accommodent mal avec les “ coups ” et leurs effets d’entraînement escomptés. La restauration urbaine exige la durée longue et demande que l’on saisisse toutes les initiatives et opportunités. Les acteurs de la ville sont trop nombreux et divers pour espérer conjoindre leurs décisions en fonction du moment choisi pour l’opération et dans le périmètre désigné par elle.
La reconquête des centres : un ancrage dans l’histoire et la géographie
Pour surmonter ces difficultés, les tentatives ont été nombreuses. A. Malraux a essayé d’articuler les plans de sauvegarde avec la restauration immobilière et les îlots opérationnels. Mais, seuls trente-neuf îlots ont vu le jour alors qu’il y a quatre-vingt-neuf secteurs sauvegardés. Pour leur part, et jusqu’à la récente réforme, les périmètres de restauration immobilière se sont dilués en se généralisant et en perdant leur objectif prioritaire.
Les “ villes moyennes ” ont à juste titre élargi le champ de la restauration en passant du logement à la ville mais, là aussi, elles ont duré trois-quatre ans et elles n’ont pas dépassé la soixantaine de dossiers.
Le “ fonds d’aménagement urbain ” a sombré avec la décentralisation après avoir considérablement abaissé ces niveaux d’exigence de qualité.
Depuis, aucune politique de regroupement des efforts n’a été engagée.
Aujourd’hui, les structures de décision ont changé. La décentralisation a remis aux villes les prérogatives d’urbanisme sans pour autant leur donner les moyens. Ceux-ci ont été répartis de façon nominalement égalitaire, mais réellement inéquitable, laissant les villes désarmées devant un patrimoine dont elles n’ont souvent pas les moyens ni techniques, ni administratifs, ni financiers.
L’État ne dispose plus de moyens financiers suffisants ; les Départements et les Régions sont dans le même cas. Mais, regroupés, “ faisant cagnotte commune ”, les collectivités nationale et locales pourraient faire. Ce regroupement des moyens relève-t-il d’un Jacobinisme anachronique ? À entendre les soupirs nostalgiques des élus des villes, chaque fois que l’on évoque le FAU, les villes moyennes ou autres politiques “ sélectives ”, on ne le dirait pas. Car ils savent que cette reconquête ne peut être efficace si elle porte seulement sur le logement. L’élargissement des interventions à la ville ancienne, à son équipement et services, à son commerce, au traitement de l’espace public, à la maîtrise de la circulation… sont autant de thèmes devant être abordés et gérés.
Mettre ensemble les moyens ne suffit pas. Il faut aussi les adapter, les coordonner et les harmoniser. Alors que tout le monde évoque la nécessité d’une approche globale, on oublie que la globalité n’existe qu’à deux moments : celui de la conception et celui du résultat. Entre ces deux moments, il faut bien passer par la décomposition des tâches, la répartition des interventions et leur mise en cohérence. Et, c’est là que le bât blesse, car les intervenants, agissant chacun indépendamment des autres, défigurent le projet et détruisent ses équilibres.
“ Le tout précède la partie ” disait Aristote et nous pourrions dire qu’ici le projet prime sur les intervenants.
Établir un “ guichet et une conduite uniques ” en fonction du projet est donc la seule façon de répondre à la complexité des situations.
Telle était la conception initiale des OPAH : conjoindre les moyens de la réhabilitation avec ceux de l’aménagement urbain. Les villes qui ont agi dans ce sens tirent les avantages de leur politique. Il ne faut pas beaucoup d’argent pour mettre en valeur la ville.
Une hypothèse de répartition de ce que pourrait être une politique commune et coordonnée pour la revitalisation des centres anciens montre que pour cent opérations par an, la contribution de l’État représenterait en moyenne cinq millions par ville répartis entre cinq ministères ; celle du logement social à 5 % de ses dotations nationales ; et, pour l’ANAH, à 10 % de ses programmes annuels. Les vingt-deux régions pourraient consacrer vingt millions chacune, et les villes neuf millions chacune. Réunis en une “ cagnotte commune ”, ces fonds atteignent un total impressionnant de deux mille trois cents millions. Le chiffre peut paraître élevé mais il ne l’est pas si on le compare aux soixante-huit milliards du budget des régions, aux deux milliards et un peu plus du budget de l’ANAH.
L’économie ne se réduisant pas à la seule création de richesses mais aussi à leur bonne gestion, nous disposons dans les centres et quartiers anciens d’un capital immobilier et patrimonial, culturel et social, de logements et urbain, qui est délaissé. Il faut savoir dépenser pour le rentabiliser.
Alexandre MELISSINOS
Architecte