L’esprit des lieux

En France, comme à l’étranger, les exemples se multiplient de requalification de l’habitat. Les OPAH sont-elles l’outil idoïne de la reconquête de l’espace urbain ? L’échelle d’intervention et le recours à l’architecte apparaissent comme les conditions indispensables à l’avènement de la ville du troisième millénaire.

Les villes d’aujourd’hui sont le résultat des stratifications que nous ont laissées les époques différentes, chacune avec ses propres critères de modernité et d’autonomie. L’homme a toujours transformé son environnement. Récemment encore, chaque génération modifiait avec une grande liberté d’esprit son cadre de vie qui portait toujours la trace de la ville héritée du passé. Le sentiment d’éternité persistait en dépit des destructions ; le changement n’était que le signe d’une réappropriation continue et naturelle. Aujourd’hui l’Histoire, l’élimination des cultures des plus faibles, le choc de la bombe atomique ont profondément modifié notre notion de la mémoire et par conséquent le concept de sauvegarde. De nos jours, l’architecte, pour pouvoir construire sur l’existant ou ex nihilo, doit être en mesure de lire le livre que l’histoire a écrit sur le terrain, d’en comprendre le sens et de dessiner de nouveaux signes qui conditionneront l’avenir. Ainsi, à travers l’évolution de la civilisation, se maintient la continuité des cultures. L’esprit des lieux se trouve préservé en dépit des transformations et des mutations.

Il ne s’agit pas d’adopter une déférence aveugle vis-à-vis du patrimoine historique, car l’architecture, pour continuer à vivre, a besoin qu’on l’utilise et, donc, inévitablement qu’on la modifie. Se réapproprier un lieu signifie en saisir les caractéristiques authentiques et les faire revivre au présent.

Dans ce contexte, les architectes ne peuvent pas se soustraire à la responsabilité d’affronter la spécificité du projet. Un projet se mesure à la qualité de la compréhension du sens de l’histoire, au respect de la particularité du monument et du site, à la capacité d’intervenir de manière vraiment contemporaine ; c’est à ce point que se situe la ligne de démarcation au-delà de laquelle seul le patrimoine historique et architectural peut espérer échapper à l’abandon et à l’asphyxie pour revenir au sein des vivants, seule garantie de la continuité de la mémoire et de la qualité de la vie. Il ne s’agit pas d’utopie. Le projet peut révéler l’esprit vital de l’archéologie, stade ultime de l’architecture, et, comme dans un musée en plein air, il peut montrer au monde, de façon éternelle l’instant magique et unique de la redécouverte.

Tarragone

La ville actuelle a été construite sur la cité romaine. Les vestiges et les traces de l’antique Tarraco ont fortement marqué les développements successifs de Tarragone, sans effacer l’émergence de formes architecturales et matricielles de l’époque classique. La création d’un site archéologique, à proximité de la ville haute, fut l’occasion de requalifier le projet à l’échelle urbaine. Il s’agissait non seulement de mettre sous tutelle le patrimoine historique mais aussi de jouer un rôle capital dans l’urbanisation afin de ramener à la vie une partie de la ville ensevelie.

La réappropriation des architectures anciennes dont les dégradations résultent de l’abandon des lieux et de l’asphyxie de l’environnement, se réalise sous le signe de la redécouverte du site et de ses stratifications. Une fois écartées les oeuvres les plus récentes, les études archéologiques ont révélé qu’il s’agissait d’une partie de l’enceinte médiévale. Elle se terminait par une tour octogonale, construite à proximité des arcades du cirque romain, lui-même enterré sous les débris et donc invisible.

La recherche de l’authenticité du lieu par couches sédimentaires amène à écarter l’hypothèse de la démolition. Le mur est conservé et seule une mince section est sacrifiée pour opérer un étroit passage conduisant aux arcades restaurées. Une faille de douze mètres entre ciel et terre, une incision en diagonale pour éliminer toute impression d’épaisseur du mur et ménager une vision dirigée est fermée par un battant aussi fin qu’une page de livre. Il est constitué d’une légère feuille de bronze qui se replie en s’emboîtant dans le mur. Derrière la porte, passage spatiotemporel, s’ouvre un vide à peine discernable, un site archéologique qui est l’espace entre deux pages d’histoire, intermède transformé dans la révélation du passage du temps. La stratigraphie ainsi mise au grand jour, le voyeurisme archéologique de ce lieu rythment le passage initiatique de la cité actuelle à la cité antique.

La porte véritable sas entre le passé et le présent témoigne du passage du temps et de la continuité d’une culture.

Corte

Le nid d’aigle, le système de fortifications, de bastions et de terrassements de l’ancienne citadelle constituent l’ensemble de l’intérêt du paysage, mais un site difficile à traiter. Le réglement du concours demandait d’y installer un musée ethnographique corse. Au delà du repérage et de l’agencement de la surface nécessaire aux espaces muséographiques, il s’agissait, dès le début, de réhabiliter l’aspect originel de la forteresse. Son image primitive était en effet en partie occultée par des constructions et des bâtiments provisoires érigés pour les deux casernes du XIXe siècle. Réaliser le musée signifiait rétablir une vision qualitative du lieu et de ses relations avec la ville : rafraîchir les parties architecturales qui méritaient d’être conservées, créer des rapports significatifs entre les anciennes constructions militaires, les bastions, et les plus récentes, les casernes.

L’opération de déstructuration de la façade met en évidence l’épaisseur considérable des murs ainsi que la succession rythmique d’espaces voûtés, seules caractéristiques d’importance de la caserne, objet de la première rénovation.

De nouveaux volumes fonctionnels, à demi-hypogés, couverts d’une terrasse engazonnée viennent jouxter l’ancienne enceinte. Les nouveaux espaces sont fermés par des verrières qui courent parallèlement à la ligne de fortification et offrent un parcours continu face à la ville. La nouvelle toiture avec son fin contour métallique en forme d’aile, suspendue juste au-dessus d’une zone d’ombre redessine nettement la silhouette des bastions. Cette réalisation visible de la ville est mise en valeur par un éclairage nocturne qui souligne la forme emblèmatique de l’ancienne forteresse.

Intervenir sur le bâti ancien exige un sens très sûr de l’histoire, le respect du monument dans sa singularité alliés à une volonté affirmée d’agir sur un mode résolument contemporain. La qualité du XXIe siècle tient à la capacité des architectes à s’imprégner de l’esprit des lieux et à le révéler.

Andréa BRUNO
Archietcte

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