Parole de peintre

Fernand Léger, en 1933, dénonce la quête sans souci et triomphale d’une esthétique qui se heurte à ce qu’un nouvel urbanisme comporte pour lui de social, de moyen, de dangereux : quitter le passé, pour une tabula rasa sans souci.

Vous êtes partis à toute allure sans souci de dégâts. C’est magnifique, et cela ne pouvait être autrement. Mais je crois votre époque héroïque terminée, l’époque chaude. L’effort de nettoyage est fini. Arrêtez-vous, car vous allez dépasser la ligne, l’époque froide commence. Vous avez découvert une nouvelle matière première architecturale, qui est “air et lumière”. Les matériaux, l’ornemental, qui étouffent les architectures précédentes disparaissent : les poids, les volumes, les épaisseurs sont volatilisés. Révolution. Une élite a suivi votre époque héroïque. C’est normal. Vous avez construit des maisons pour des gens qui étaient d’avance acquis à vos formules radicales. Cette minorité, nous les peintres, nous connaissons cela. Nos œuvres sont en possession de quelques initiés épars par le monde. Je crois ne pas me tromper à constater que l’architecture moderne jusqu’à nos jours est, elle aussi, admise par quelques-uns. Mais votre formule veut s’étendre. Le mot “urbanisme” veut désormais dominer la question esthétique. Urbanisme, c’est social. Vous entrez dans un domaine tout autre, un domaine où vos formules pures et radicales vont avoir à lutter. Le drame commence là exactement pour vous, période froide. Vous quittez cette minorité élégante et acquise pour vous attaquer aux “ moyennes ”, qui jusqu’alors ont vécu dans les meubles, les tentures, les bibelots, qui ont toujours garni au maximum la surface des murs et bouché les fenêtres avec des rideaux. Ces gens là, simples, lents et timides, vous les déshabillez, et vous les collez complètement ahuris devant le “ mur ”. Ce mur que vous venez de ressusciter, leur père et grand-père avaient passé leur temps à le cacher. Vous l’imposez radicalement. Ils se trouvent brusquement enveloppés de lumière devant les surfaces lisses, neuves, où on ne peut plus se cacher, où l’ombre elle-même ne trouve plus sa place. Le petit bonhomme moyen, l‘“Urbain” pour l’appeler par son nom, est pris de vertige. Il n’est pas préparé à cet événement. Messieurs les architectes, au point de vue artistique je vous dis : “ bravo !”. Vous avez créé un fait architectural absolument nouveau. Mais au point de vue urbain-social, vous avez exagéré par excès de vitesse. Si vous voulez faire de l’urbanisme, je crois qu’il faut oublier que vous êtes des artistes. Vous devenez des “sociaux”. Vous êtes condamnés à traiter avec des “ moyennes ”, et à en tenir compte.(…)

Il y a des quantités “ essentielles ” auxquelles l’homme moyen est toujours fixé et exigeant. Si vous les détruisez, il faut les remplacer. Le problème est essentiellement humain. Les “ quantités habitables ” : êtes-vous sûrs de vous en être inquiétés ? Je crois constater ceci : entre votre concept esthétique réalisé et admis par la minorité et votre concept urbain, qui se trouve partout en difficulté devant l’incompréhension des “ moyens ”, il y a une rupture. Vous êtes partis à une telle allure que vous n’avez pas regardé derrière vous, il fallait vous retourner : vous auriez vu que vous n’étiez pas suivis. Qu’allez-vous faire ? Le mur nu n’est pas accepté, populairement et même bourgeoisement parlant.(…)

Prenons par exemple vos extérieurs. Vous conviendrez avec moi qu’ils vieillissent mal. Les architectures qui vous précèdent sont très différentes, par le fait de leur ornemental qui fait des reliefs. Le temps, l’usure s’inscrivent en clair-obscur et alors il se produit ceci de curieux ; ce monument, cette maison, perd dans la durée petit à petit sa valeur architecturale, ses lignes s’effacent, le plan disparaît et le bloc devient “ valeur pic-
turale ”, par le jeu des couleurs clair-obscures que le temps dispose sur eux. L’architecture précédente se sauve par cette patine qui lui donne un aspect nouveau et agréable. Vos maisons nouvelles ne peuvent espérer à cet aspect de durée, tout au moins avec les matériaux dont elles sont construites actuellement, elles ne se patinent pas ; elles se salissent. L’urbain, le “ moyen ” qui vous intéresse actuellement, l’a observé. Il le sait, vous devez trouver une solution au problème.(…)

Il y a nécessité pour des hommes comme vous, qui avez derrière vous et à vos côtés des hommes qui attendent quelque chose, il y a nécessité pour vous de les regarder plus attentivement. Mettez vos plans dans vos poches, descendez dans la rue, écoutez-les respirer, vous devez prendre contact, vous tremper dans la matière première, marcher dans la même boue et la même poussière.(…)

Fernand LÉGER
Au congrès C.I.A.M. Athènes, 1933

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