Le 27 octobre 2005, à la suite de la mort de deux adolescents tentant d’échapper à la police à Clichy-sous-Bois, en région parisienne, les “banlieues” françaises s’embrasèrent pendant près d’un mois. L’état d’urgence fut décrété et la ville devint le symbole des “quartiers”, ces banlieues abandonnées où règnent la violence et l’ennui. En 2020, le film de Ladj Ly, les Misérables, raconte la relation des habitants et des policiers de Clichy/Montfermeil et remporte le César du meilleur film, en mettant en lumière la misère des lieux, au regard de celle décrite cent cinquante ans plus tôt par Victor Hugo. Le court-métrage éponyme, signé par le même réalisateur en 2017, se déroulait autour d’un parc qui semblait oublié et dont les grottes servaient de décor aux règlements de comptes. Il s’agissait du parc historique de la mairie de Clichy-sous-Bois.
C’est au stade des premières esquisses de projet que le caractère patrimonial et l’inscription au titre des Sites et des Monuments historiques du parc de la mairie ont été découverts in extremis. Cette protection non identifiée interrogea : un “jardin historique” pouvait-il être logé au cœur d’une banlieue plus connue pour sa pauvreté et sa violence que pour son patrimoine ? Pourtant, l’actuel parc de la mairie correspond bel et bien à l’ancien domaine du château de Clichy. Jardin régulier au XVIIe siècle, il fut transformé en parc paysager par l’architecte A.-T. Brongniart vers 1800. Racheté par la commune en 1929, il fut alors considéré comme équipement de loisirs et de sport, puis déconnecté du château converti en mairie. Dans le cadre des programmes de la reconstruction d’après-guerre, un ambitieux plan d’urbanisme fut mis en œuvre à proximité. Il amorça la création d’un quartier moderne faisant la part belle à l’espace, la lumière et aux espaces verts, sous la direction de l’architecte Bernard Zehrfuss. Cette urbanisation eut pour conséquence de précipiter l’inscription du parc au titre des Sites en 1967 puis au titre des Monuments historiques en 1972.
La prise en compte tardive de la dimension patrimoniale du jardin, considéré comme un délaissé ayant perdu tout intérêt, est révélatrice de la représentation fragile des jardins historiques et de la méconnaissance de leurs valeurs propres. À Clichy, il fut même perçu a priori comme un frein à la recomposition du quartier. Ce n’est qu’après un travail d’enquête, de diagnostic mais aussi de pédagogie, au cours d’une sorte de “croisade” pour ce patrimoine, que ce jardin a pu être mis au jour et plus ou moins remis à sa juste valeur. Entre la perception d’un jardin historique constituant un trésor et celle d’un espace vert moribond, le dialogue a d’emblée été difficile. C’est aussi le statut administratif du parc qui pose question : comment protéger un patrimoine qui n’a ni sens ni existence auprès de ceux qui le vivent quotidiennement ? Hors contexte culturel reconnu, en quoi les protections et les chartes relatives aux jardins historiques peuvent-elles guider ou entraver cette relation entre le passé, le présent et l’avenir d’un site ?
L’urgence de la commande
Le constat tardif de la protection du parc a provoqué la commande en urgence d’une étude patrimoniale, à la demande de la DRAC. L’un des objectifs de la ZAC était de trouver des espaces libres pour construire des logements et un gymnase. Le périmètre à première vue compliqué du parc protégé appelait une simplification. Ainsi, en le rognant, les projets de logements, de voirie et de gymnase trouvaient les espaces dont ils avaient besoin. Cette piste était presque actée lors du démarrage des études. Le travail prioritaire consista donc à définir comment le parc de la mairie était encore aujourd’hui, et malgré les apparences, un véritable monument historique.
L’article 4 de la charte de Florence définit ce qui caractérise un jardin historique : il est constitué de son plan et des profils de son terrain, de ses masses végétales, de ses éléments construits ou décoratifs, et de ses eaux mouvantes ou dormantes. À la fin des années Quarante, à Clichy, un terrain de sport avait été établi sur environ un sixième de la surface du parc, en modifiant son plan et sa composition historique. Les profils du terrain ont ensuite été perturbés par la construction d’une maison de santé et d’un centre de loisirs. Parallèlement, la strate arbustive et les masses végétales anciennes ont disparu par une absence complète d’entretien sur fond de recherche constante de sécurité. Les architectures de jardin ont également presque toutes été démolies, à l’exception d’une grotte, d’une cascade et d’une glacière dont il ne reste que des vestiges. Enfin, si les “eaux dormantes” sont encore représentées par le lac, leur alimentation a été détournée. Il ne reste donc plus grand-chose, à Clichy, de ce que la charte de Florence considère comme un “jardin historique”.
Pourtant, l’étude a montré que c’est l’emprise du jardin qui en fait la valeur. Malgré la création des terrains de sport, c’est toujours un espace libre non construit aux limites quasi inchangées depuis plus de trois siècles. Or, c’est précisément cette apparente disponibilité foncière qui fait l’objet de toutes les convoitises… Ainsi, la commande du diagnostic historique fut basée sur une sorte de quiproquo : pour la plupart des acteurs du projet urbain, le parc s’arrêtait au lac et les équipements sportifs et chapiteaux n’en faisaient pas partie. Dans l’esprit des concepteurs et commanditaires du projet, la route projetée pour désenclaver le quartier du Chêne Pointu ne traversait pas le parc ; elle le longeait. Il semblait donc naturel que la portion sud-ouest du parc soit extraite de la protection au titre des Monuments historiques, dont elle ne constituait qu’une anomalie.
Le diagnostic comme base de discussion
Le travail d’analyse du site a débuté par une attention particulière portée aux gens et aux choses. Comme le recommande la charte de Florence (art. 15 et 16), l’étude historique des archives, couplée à l’analyse diachronique des plans et à une observation détaillée in situ, a permis de reconstituer les grandes lignes de l’histoire du parc : la création d’un jardin lié à un grand domaine agricole au début du XVIIe siècle, le passage d’un jardin régulier à un jardin pittoresque à la toute fin du XVIIIe siècle, la continuité d’un grand parc à l’anglaise au XIXe siècle jusqu’à la vente du domaine à la mairie en 1929. À partir de 1957, la construction de sept mille logements fut lancée à proximité sous la conduite des architectes Zehrfuss et Ottin. Le projet préservait l’intégralité du parc. Dès 1929, il semble toutefois qu’il fut considéré comme un délaissé et assimilé à une simple réserve foncière destinée à recevoir des équipements publics.
Le diagnostic historique et paysager montra à quel point la relation qui unissait le parc à son contexte ancien avait été bouleversée récemment. Il a perdu la richesse de sa relation à son environnement mais a résisté presque miraculeusement à l’urbanisation et aux constructions en dur, qui sont les plus difficiles à remettre en question. De même, le diagnostic a permis de révéler l’habileté des concepteurs successifs du parc à le mettre “à la mode” en conservant les principes de sa composition. Dans un souci d’économie et de bonne gestion des ressources, les couverts et découverts ont été maintenus d’aménagement en aménagement, et la pièce d’eau est encore en place, comme certains des bosquets latéraux. Cette permanence de la composition, même si elle est difficile à lire aujourd’hui, permet d’identifier le caractère historique du jardin. Elle est un outil précieux pour intégrer le parc au cœur du projet urbain du Bas-Clichy.
Ces études ont été réalisées par des paysagistes, architectes du patrimoine et historiens qui possédaient tous des compétences dans le domaine des jardins historiques. Elles ont permis d’établir un état des lieux objectif et d’en faire un document presque “opposable”, autour duquel purent dialoguer les différents acteurs : conservateurs, maîtres d’ouvrages, propriétaires et élus. Il a ouvert des discussions ou négociations qui ont fait avancer le projet dans le respect de la valeur patrimoniale du parc.
Une triple croisade
Telle que nous l’avons vécue, la mission qui nous a été confiée a pris l’allure d’une triple « croisade » menée dans la précipitation :
- croisade tout d’abord pédagogique contre la méconnaissance et l’incompréhension des valeurs patrimoniales du jardin, de ses enjeux de conservation et des solutions que son caractère offre à des problématiques actuelles ou à venir ;
- croisade également vis-à-vis d’un projet ficelé a priori, qu’il convenait sinon de valider en l’état, du moins d’infléchir à la marge sans le remettre fondamentalement en question. Souvent, nous avons entendu que conserver l’emprise protégée du parc remettrait en question le projet urbain et risquerait de l’annuler ;
- croisade, enfin, pour sortir des paradoxes soulevés par la mécanique du projet urbain et tenter de proposer d’autres solutions.
Un programme inadapté
Dès le départ, le parc s’est vu convoité par le projet urbain : le programme, trop ambitieux en constructions, et le site étaient incompatibles. En effet, démolir des barres vétustes de dix étages pour reconstruire des immeubles moins hauts avec le même nombre de logements et des équipements supplémentaires augmente forcément la surface au sol. La plupart des projets actuels de ZAC ont à cœur de mettre en leur centre la création d’un vaste espace vert. À Clichy-sous-Bois, le jardin existe déjà et pourrait assurer la liaison entre le haut et le bas de la ville, ainsi qu’entre des quartiers isolés. Bien qu’il soit historique, et peut-être en raison même de cette historicité, le jardin de la mairie n’a jamais été considéré comme une centralité essentielle et comme pouvant participer à la stratégique de réaménagement du quartier.
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