Tout au long de la chaîne patrimoniale et en l’absence de pratiques immuables, les jardins historiques se confrontent aux réalités mouvantes du terrain et que ce soit en matière de protection, de conservation ou bien de restauration, les acteurs du patrimoine se doivent de sans cesse composer avec les imprécisions et carences des instructions et règlements applicables en ce domaine.
Un patrimoine malgré tout
À la base, le qualificatif d‘“historique” sous-tend une affiliation à un courant de pensée, un fait, un lieu ou bien un personnage alors que, dans l’énoncé de ses principes fondamentaux, la charte de Florence1 donne un cadre adapté à tout ce qui relève d’« une composition architecturale et végétale qui, du point de vue de l’histoire ou de l’art, présente un intérêt public »2 . Héritier quant à lui de la loi fondatrice de 1913 sur les monuments historiques, le code du patrimoine3 met en avant l’« intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique » et, bien que non expressément stipulés, c’est aujourd’hui près de deux mille cinq cents jardins qui participent du corpus des quarante-six mille monuments protégés en France. La principale raison d’être de la protection émanant des lois patrimoniales réside dans l’obligation morale de conservation qui s’y lie et si elle n’a pas vocation à contraindre, la charte de Florence se veut incitative en suscitant une déontologie et un mode opérationnel.
La loi assujettit les jardins aux mêmes modes opérationnels qui président aux destinées des monuments de l’architecture. Cependant, en énonçant un panel de réglementations, elle est moins encline à la prescription et l’incitation, comme s’y applique la charte de Florence. Aspirant à plus de fonctionnalité, cette dernière pallie les approximations sémantiques de la loi et c’est donc par l’entrecroisement des deux textes qu’il est permis d’élaborer un mode opératoire pour les biens fondés sur l’histoire et présentant un intérêt scientifique collégialement établi.
Il aura néanmoins fallu attendre que les jardins s’affranchissent de l’architecture et décréter un jardin au nombre des monuments historiques inscrits ou classés pose une somme d’interrogations dont se saisissent les collèges régionaux et nationaux. Sont soupesés les critères de rareté, exemplarité, authenticité, intégrité et unicité relativement aisés à appliquer à l’architecture, mais prenant un tour particulier avec les jardins dont l’aspect « résulte d’un perpétuel équilibre entre le mouvement cyclique des saisons, du développement et du dépérissement de la nature, et la volonté d’art et d’artifice qui tend à en pérenniser l’état »4 . L’équivoque persiste quant à l’application de tels paramètres et l’on devine la complexité des débats qui auront présidé en 2007 à la protection des jardins vendéens de Thiré, œuvre originale du musicien William Christie. Entrepris de 1986 à 2005 dans un style maniériste et Arts and Crafts, ces jardins se démarquent pourtant du modèle archétypal d’un jardin classique et, au-delà de l’incongruité ressentie d’une telle approche, sans doute est-ce un patrimoine par anticipation qui fut ainsi considéré.
L’alternative à la restauration
Afin d’assurer leur survie, rares sont les jardins qui ne nécessitent pas des mesures immédiates et si la charte de Florence donne des indications concernant l’entretien et la conservation des jardins, elle admet à la fois le caractère périssable des éléments végétaux et renvoie à la charte de Venise5 pour ce qui touche aux éléments architecturaux. Cette dualité est une marque louable de réalisme sur ce qu’est un jardin : du bâti et du végétal, et, si l’entretien a quelque-chose d’impérieux pour le végétal, l’évidence est moindre en matière d’architecture. En tout état de cause, les deux ne s’inscrivent pas dans la même temporalité et les savoir-faire sont spécifiques.
Devant « garder un caractère exceptionnel »6 , si malgré tout la restauration s’imposait à un jardin, la conservation demeurerait, tel que le rappelle la charte de Florence, « une opération primordiale et nécessairement continue »7 . En matière de patrimoine, la conservation moderne s’accorde à la prévention, de manière à éviter ou retarder l’étape périlleuse et risquée de la restauration, notion relevant elle-même d’une lente progression doctrinale qu’il serait vain de vouloir relater ici. En matière de jardin toutefois, le concept connaît des distorsions qui vont de l’opération méticuleuse et confiante à l’inopportunité même du terme et du geste.
Depuis plusieurs années et à la diligence du ministère de la Culture, a été initié un processus inspiré des plans de gestion forestiers. Document de programmation construit sur la base d’un diagnostic détaillé, il s’est graduellement imposé aux parcs et jardins. A-t-il pour autant rendu obsolète la restauration ? Si l’interrogation est légitime et pendante, une pratique soutenue durant ces dernières décennies a révélé des limites imprévues et, avec la spécialisation croissante des équipes en charge de l’établissement de ces outils très complets, il a insidieusement outrepassé l’étude préalable à laquelle il était censé se substituer. À la fois le coût et la technicité de la démarche ont pu décourager certains commanditaires qui s’en sont détournés et ont élaboré leur propre manière de faire. Pourtant, cet état des lieux avait l’incontestable mérite de convier un regard extérieur mais, imparfaitement assimilé, mal compris et partiellement exploité, il céda parfois à des opérations ponctuelles, l’éloignant d’autant de la pratique raisonnée et durable ambitionnée au départ.
Une construction mentale
Le jardin historique ne peut se résumer à la simple conjonction entre un substrat et une donnée factuelle ; fin dosage au contraire de facteurs anthropologiques et de données physico-chimiques, il prédomine en tout état de cause par une construction intellectuelle élaborée à partir de matériaux différents dont l’agencement dans le temps et le positionnement dans l’espace relèvent d’un projet et d’un raisonnement précis. Comment prendre en compte cette “architecture mentale” dans l’intitulé d’un arrêté de protection au titre des monuments historiques –mesure qui, rappelons-le, n’est rien moins qu’une servitude d’utilité publique ? Seule la charte de Florence hasarde : « expression des rapports étroits entre la civilisation et la nature, lieu de délectation, propre à la méditation ou à la rêverie, le jardin prend ainsi le sens cosmique d’une image idéalisée du monde, un “paradis“ au sens étymologique du terme, mais qui porte témoignage d’une culture, d’un style, d’une époque, éventuellement de l’originalité d’un créateur »8 . Jugé sans doute abstrait, il est regrettable que cet énoncé ne se soit pas clairement imposé à tout acteur en charge de la protection juridique des jardins pour qui ces derniers sont plus souvent ce que l’on croit connaître que ce que l’on sait réellement voir.
Le concept de conservation-restauration
Assorti de la dimension patrimoniale, le jardin se singularise dans la manière d’en reconsidérer les traits, une fois que ceux-ci sont distendus, voire rompus. La charte de Florence ose sa propre lecture, mais c’est en appui sur la loi que les architectes en charge du patrimoine apportent des réponses codifiées qui sont celles qu’ils ont pour mission d’appliquer à tout bâti protégé. Si quelques rares cas font l’objet de débats éclairés au sein des commissions spécialisées, la grande majorité enchaîne les différentes étapes d’un processus immuable : étude préalable, établissement et validation du parti de restauration, déroulé du chantier, compte-rendu d’exécution. Le code du patrimoine n’aborde pas les orientations que peut prendre la réhabilitation d’un jardin, alors que la charte de Florence établit selon les cas abordés, un panel d’interventions dont les termes employés sont signifiants : restauration, restitution, évocation, création. Malgré cela, les acteurs patrimoniaux ont une propension à s’égarer à ce stade ultime dont dépendent pourtant les destinées du jardin, mais ni la charte de Florence, ni le code du patrimoine n’ont un poids suffisant et aux prescriptions prudentes de l’une, fait écho le silence assumé de l’autre.
Demeure la question obsédante de la restauration. Est-elle envisageable, opportune, voire possible ? À en juger par les réhabilitations qui sont intervenues durant ces dernières décennies, il est permis de noter en quoi certaines se montrèrent déconcertantes aux yeux de qui les avaient pourtant suscitées et promues. Dans tous les cas, un constat est cependant permis et il réside dans la pertinence et la portée des études car, on le sait, à chaque jardin correspond une ou plusieurs histoires et sa conception relève plus d’ajustements que de refontes. Son intrication est le fruit d’une lente sédimentation où chacune des strates compose avec la précédente, autant qu’elle annonce et amorce la suivante. Et cette histoire cumulative inviterait plutôt à en poursuivre le fil plutôt que de retourner à une seule des composantes archéologiques ; faisant de cette dernière la référence incontournable à laquelle le jardin devrait s’inféoder.
Le jardin trace
En appui sur une histoire dont il est permis d’établir la part, il est loisible de cristalliser les traces que le sol recèle et, à partir de cette trame sous-jacente, le jardin peut recomposer une nouvelle étape de son parcours historique dans le respect d’un passé, non pas nié, mais naturellement acquis à un possible et souhaitable devenir. Devant l’impermanence de cet organisme vivant, la création y occupe une place légitime au moment précisément où les facteurs sociaux et environnementaux interfèrent dans l’évolution naturelle du temps cyclique et chronologique du jardin.
Ainsi apparaissent les potentialités et limites des prescriptions attachées jusqu’alors à la sauvegarde du jardin historique. Et s’il s’est peu-à-peu émancipé du monument en sortant de son périmètre, il le doit à l’investissement d’historiens et historiographes qui lui ont consacré des travaux conséquents et fait ressortir sa nature certes ambivalente, mais originale et profonde. L’histoire de l’art des jardins est dorénavant acquise comme une science à part entière mais, au fil d’une rationalisation croissante, elle peine à en préserver le caractère interdisciplinaire. De plus, le jardin rencontre encore trop peu d’intervenants en capacité d’appréhender la multiplicité de ses composantes et de concevoir les moyens les plus viables pour en décrypter le passé, en ménager le présent et y insuffler sans disruption une ambition solide. En cause sans doute, la propension technocratique à cloisonner les composantes du jardin, leur affecter à chacune un corps de métier et les coiffer d’une maîtrise d’œuvre réputée omnipotente. Tout est infiniment plus subtil et, au-delà d’« un plan et des profils de terrain, des masses végétales, des éléments construits ou décoratifs, des eaux mouvantes ou dormantes »9 , le jardin se nourrit de concepts souvent irrationnels, de références artistiques erratiques et d’imperfections consenties. L’architecte de jardin René Pechère explique10 par exemple comment il transgresse la géométrie du plan par des mesures obtenues d’un geste bras tendus et pouces tournés vers le haut. Ainsi induit-il une sensible déformation de la réalité optique afin que, dit-il, « l’œil soit satisfait ». Méconnaître un tel détail ne pourrait que conduire à une méprise en cas de restauration servile du cadrage ainsi concerné.
Dans l’ultime et louable tentative de répondre à ces subtilités, chartes et règlements confèrent au mieux un cadre permettant de cerner le jardin historique, mais aussi ambitieux soit-il, y manquera toujours le mode d’assimilation de ces mécanismes anthropologiques qui innervent le jardin, le parcourent d’un sens profond, lui permettant d’irradier en tant qu’œuvre habitée de « spiritualité et d’humanité »11 .
- Icomos-IFLA, 1981. ↩
- Charte de Florence, art. 1. ↩
- Ensemble des textes réglementaires régissant le patrimoine en France. Partie législative parue en 2004, partie réglementaire en 2011. ↩
- Charte de Florence, art. 2. ↩
- Établie en 1964. ↩
- Charte de Venise, art. 9. ↩
- Charte de Florence, art. 11. ↩
- Charte de Florence, art. 5. ↩
- Charte de Florence, art. 4. ↩
- René Pechère, Jardins dessinés. Grammaire des jardins, éd. De l’Atelier Urbain, Bruxelles 1987, p. 164. ↩
- Selon les termes du même R. Pechère. ↩