Mobilité d’un personnel technique royal, l’exemple des fontainiers français en Espagne

Perspective descendante de la Selva, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.
Perspective descendante de la Selva, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

« Et, soudain, un éclatement, un grondement de cataracte. Je me retourne vers la vasque écumante et mugissante. Son Excellence M. le Président de la République a bien voulu m’accorder, pour quelques minutes, le spectacle féerique des grandes eaux de Saint-Ildefonse »1 .

Par cette formule traduisant son enthousiasme, l’académicien Louis Bertrand décrit la mise en eau des fontaines des jardins de La Granja de San Ildefonso, près de Ségovie, dans la Sierra de Guadarrama, dont la réalisation est placée sous la direction d’une équipe pluridisciplinaire française entre 1721 et 1745. Il traite ici de l’un des aspects essentiels de la composition architecturale du jardin historique, tel que défini dans la Charte de Florence, « les eaux mouvantes » dans une « volonté d’art et d’artifice ». Une fontaine en action s’anime d’effets d’eau et se pare de décorations jaillissantes, sources de ravissement pour le spectateur.

Les jardins de La Granja de San Ildefonso sont indissociables de la figure du roi d’Espagne, Philippe V.

Grand œuvre de son règne, la fondation de ce domaine royal permet au monarque de donner libre cours à ses désirs en matière d’architecture et de jardins. Le roi fait délibérément appel à des Français, fontainiers, jardiniers et sculpteurs pour la conception de ses jardins de la Granja de San Ildefonso. Le dessin est confié au sculpteur-architecte René Carlier et au jardinier Étienne Boutelou, le terrassement et la direction des travaux à l’ingénieur militaire Étienne Marchand. Une équipe de sculpteurs est missionnée pour la réalisation des groupes sculptés et des fontaines. Le réseau hydraulique est directement mis en œuvre par des fontainiers français.

Système de redistribution des eaux du réservoir El estanque cuadrado vers Neptuno, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

Le fonctionnement de la vingtaine de fontaines qui ornent ces jardins nécessite l’élaboration d’un système hydraulique sophistiqué qui nous est parvenu presque intact. Les jardins de San Ildefonso conservent plus de 80 % des systèmes hydrauliques datant du XVIIIe siècle, parmi lesquels des éléments enterrés (réseau de conduites, vannes) ou des parties plus exposées (ajutages). Mieux connaître les principes constructifs de ce réseau aide à mieux l’entretenir et le préserver, questions auxquelles sont fortement sensibilisés les fontainiers œuvrant sur le site de nos jours.

Bassin de los Vientos en cours de restructuration du bosquet, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

C’est bien cette problématique dont il est question dans l’article 15 de la charte de Florence. Ce dernier stipule que « toute restauration et à plus forte raison toute restitution d’un jardin historique ne sera entreprise qu’après une étude approfondie allant de la fouille à la collecte de tous les documents concernant le jardin concerné ». C’est dans cette optique que le Patrimonio Nacional, propriétaire des lieux, œuvre sur ses chantiers, procédant à des études historiques avant chaque intervention, à l’image de celle menée sur la fuente de los Vientos dont le bosquet a été récemment restauré2 . Les dépouillements archivistiques menés dans le cadre du plan de gestion actuel des jardins, et plus précisément dans un contexte opérationnel de restauration d’un secteur spécifique du parc, ont permis de reconstituer l’histoire de la construction de certaines fontaines et d’intervenir sur ces espaces. En complément de ces études et des campagnes de fouilles archéologiques, les recherches menées dans le cadre d’une thèse de doctorat, sur la communauté des fontainiers français au service du roi d’Espagne Philippe V permettent d’approfondir la question des métiers et des mécanismes de circulation des techniques et du savoir-faire. L’apport de ces connaissances en matière d’histoire des techniques enrichit les réflexions autour de la conservation et de la restauration des jardins dans le domaine de l’hydraulique.

Système d’alimentation en eau de las Ranas, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

Les restaurations à San Ildefonso existent depuis le XIXe siècle et touchent les fontaines et leur réseau hydraulique à La Granja après la grande époque de la fontainerie royale et le départ des fontainiers français. Les sculptures des fontaines ne sont alors pas les seules touchées par ces travaux. Les tuyaux sont régulièrement réparés ou remplacés, la plupart du temps par les mêmes matériaux que ceux d’origine, en fonction de leur état de conservation. Aujourd’hui, nous constatons, malgré tout, la présence dans le réseau, de tuyaux en fibrociment -liés pour la plupart à la création moderne du depósito nuevo- ou en matériaux plastiques.

En dehors des nouveaux aménagements, cela s’explique aussi par des périodes d’absence d’entretien des tuyaux, la présence de tronçons de canalisations plus exposés que d’autres, mais sans doute également un manque de connaissances et de prise en compte, à une certaine époque, de la composition et du fonctionnement de ce réseau. Cette étude sur les transferts techniques hydrauliques et la circulation des savoirs entre France et Espagne à l’époque moderne, a donc permis de mettre en évidence un savoir technique pouvant servir une politique de protection et de conservation des vestiges.

Comme tout mécanisme, le fonctionnement d’une fontaine s’explique par la science. Le XVIIIe siècle constitue une période capitale en matière d’hydraulique. L’ingéniosité du réseau des jardins de La Granja réside dans le circuit d’alimentation de fontaines qui use de la topographie en pente du terrain pour approvisionner réservoirs et bassins par paliers. Toute une instrumentation composée de robinets, soupapes et décharges de fond, est alors indispensable à la régulation de l’écoulement des eaux dans cet itinéraire pour un meilleur usage des fontaines. Ce mécanisme global ne pourrait fonctionner sans l’emploi de matériaux adéquats au bon fonctionnement du système hydraulique et à sa conservation sur le long terme. Des essais sont ainsi menés sur la composition des enduits, à la recherche de la meilleure étanchéité possible.

Tuyaux de fonte traversant la Media Luna, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

La confection de tuyaux métalliques s’oriente majoritairement vers l’usage de deux matériaux, d’une part, le plomb dont l’usage est traditionnel en fontainerie, et, d’autre part, la fonte, invention révolutionnaire du chantier des jardins versaillais en matière de canalisations. Les tuyaux de plomb sont façonnés sur place par les fontainiers alors que ceux de fonte arrivent déjà transformés sur le domaine royal, prêts à être posés. L’étude des lieux de provenance de ces derniers, tuyaux de fonte à brides et vis, nous en apprend beaucoup sur la transmission des savoirs techniques entre France et Espagne dans l’histoire technique des jardins du XVIII siècle. Le choix d’approvisionnement auprès de certains hauts-fourneaux est significatif. Durant la première phase du chantier, la plupart des tuyaux proviennent des hauts-fourneaux cantabriques (Real Fábrica de Artillería de La Cavada) auxquels des commandes régulières sont passées jusqu’en 1734. Après cette date, la fabrication de gros volumes de tuyaux, de plus grandes dimensions, est commandée aux forges de Champagne, les mêmes qui alimentaient quelques années auparavant les grands chantiers français. Le recours à un approvisionnement de tuyaux fabriqués à la fois en France et en Espagne serait lié à des contraintes de productivité et de maîtrise d’un savoir-faire technique spécifique. La connaissance détaillée des techniques employées, le processus de fabrication, l’origine des matériaux mis en œuvre et leur qualité apportent ainsi des clefs de compréhension qui sont une véritable base de travail pour établir un protocole de restauration adapté.

Les recherches sur ces techniques obligent à s’intéresser aux gestes techniques, aux hommes, et par conséquent, aux multiples facettes du métier de fontainier. Ce “technicien”, indispensable à la réalisation des systèmes d’alimentation en eau dans les jardins, que ce soit au moment de la conception, ou plus tard, pour l’entretien, est une figure-clé du chantier de la Granja. Son rôle dans l’entretien de ces infrastructures lui apporte une connaissance fine de leur fonctionnement. La communauté des fontainiers français en Espagne a laissé derrière elle des kilomètres d’infrastructures hydrauliques innovantes.

Il n’est pas anodin que les fontainiers engagés par l’administration espagnole aient été formés au sein des jardins français les plus renommés de l’époque. Rappelons que le chantier des jardins de Versailles a connu des avancées majeures du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques. Cet apprentissage, au plus près des inventions, leur donne un grand avantage technique pour la diffusion du style versaillais. En parallèle de cela, ils bénéficient également de solides connaissances pratiques dans le domaine de la fontainerie traditionnelle. Il ne faut pas oublier que l’un d’entre eux, Jean-Baptiste La Roche, apparaissait dans les registres de la comptabilité des Bâtiments du roi en tant que spécialiste du traitement et de la pose des tuyaux de grès. De l’exercice traditionnel du métier de fontainier à la mise en œuvre des technologies de pointe, ce sont toutes ces aptitudes que recherche l’administration espagnole pour la création ex-nihilo de nouveaux jardins. Pourtant, ces fontainiers vont aussi être amenés à œuvrer dans des jardins créés bien antérieurement à leur arrivée et bénéficiant également d’infrastructures de grande qualité technologique. L’Espagne dispose en effet déjà d’une tradition de fontainerie solidement ancrée sur l’ensemble de son territoire. Mais, comme d’autres nations européennes, elle a su capter et attirer des spécialistes étrangers, et ce depuis le XVIe siècle, pour mettre en place des infrastructures hydrauliques de grande qualité bénéficiant des dernières innovations techniques, dans le domaine particulier de l’hydraulique somptuaire3 . L’administration royale n’hésite pas à aller chercher au plus près de l’innovation, à savoir les techniciens, afin d’utiliser tout leur potentiel pour un projet spécifique.

Durant une cinquantaine d’années, des générations de fontainiers français se succèdent et évoluent dans l’enceinte des jardins des domaines royaux espagnols, œuvrant consciencieusement à l’installation d’imposantes infrastructures hydrauliques à La Granja de San Ildefonso. Ces techniciens qui viennent de Sceaux, Marly, Versailles, Trianon et Chantilly, organisent les chantiers d’hydraulique de l’ensemble des domaines royaux de Philippe V, administrent le département de la fontainerie et forment les fontainiers espagnols aux innovations techniques françaises. Leur recrutement est basé sur l’expertise de spécialistes. Pour ne citer qu’un exemple, pour l’arrivée de la seconde vague de fontainiers français, c’est le sculpteur Jean Thierry (1669- 1739), que l’on charge de choisir les nouveaux fontainiers de La Granja. Son expérience des chantiers de Versailles et de Marly lui a sans doute permis d’opérer la sélection des meilleurs éléments de la fontainerie.

La condition d’expert des fontainiers français leur confère une place de premier choix dans la structure administrative et juridique du site royal et leur offre une certaine liberté dans la coordination du travail, à l’intérieur de la fontainerie royale qu’ils dirigent. Les fontainiers français transmettent leurs gestes techniques au sein du cercle familial, s’appuyant sur des mécanismes traditionnels de diffusion des savoirs, et fondent pour la plupart des dynasties qui s’installent définitivement en Espagne. Elles se retrouvent généralement à la tête des fontaineries des domaines et perpétuent la tradition du métier au sein de la famille par voie de transmission des techniques et savoir-faire de père en fils. Ce sera le cas pour Joseph Loizeleur qui terminera sa carrière à la tête de la fontainerie du site d’Aranjuez à laquelle lui succèdera son fils, Gabriel Joseph. Les exemples d’alliances entre familles de fontainiers pour perpétuer la tradition et transmettre les secrets du métier ne manquent pas. Toutefois, la transmission du métier ne s’effectue pas uniquement dans le cercle familial entre générations mais se produit aussi au sein même du département de la fontainerie. L’exemple du fontainier espagnol Miguel Hernandez qui passe de simple manœuvrier fontainier au commencement du chantier de La Granja à fontanero mayor de Sa Majesté à Aranjuez à la fin de sa carrière, est en ce sens révélateur.

Toutes ces connaissances autour de l’exécution des travaux de fontainerie de La Granja, portées par l’étude de la communauté des fontainiers français, constituent une aide précieuse dans la conservation de ce patrimoine hydraulique d’exception.

La Renommée sur Pégase, La Fama, La Granja de San Ildefonso. © Sophie Omère.

Bibliographie

  • LOUIS BERTRAND, Jardins d’Espagne, Avignon, Aubanel, 1940.
    DAVID BOMFORD, VALERIE NEGRE et ERMA HERMENS, De l’histoire des techniques de l’art à l’histoire de l’art, « Perspective. Actualité en histoire de l’art », n°1, 2015, p.29-42.
  • YVES BOTTINEAU, L’art de cour dans l’Espagne de Philippe V: 1700-1746, Nanterre, Conseil général des Hauts-de-Seine, 1993.
  • JEANNE DIGARD, Les jardins de La Granja et leurs sculptures décoratives, Paris, E. Leroux, 1934.
  • VALERIE NEGRE et GUY LAMBERT, L’histoire des techniques. Une perspective pour la recherche architecturale ?, « Les Cahiers de la recherche architecturale / Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine », n°26-27, 2012, p.76-85.
  • SOPHIE OMERE, Jeux d’eau à La Granja. Les fontainiers français en Espagne au XVIIIe siècle, Paris, Presses des Mines, 2021.
  • JOSÉ LUIS SANCHO GASPAR, Restauración del bosquete de los Vientos en la fachada de palacio de los jardines del Real Sitio de San Ildefonso, Madrid, Patrimonio Nacional, étude de juin 2015.
  • JOSÉ LUIS SANCHO GASPAR, La Granja de San Ildefonso: las Vistas de los Sitios Reales por Brambilla, Madrid, Doce Calles, 2000.
  1. LOUIS BERTRAND, Jardins d’Espagne, Avignon, Aubanel, 1940, p.113.
  2. JOSÉ LUIS SANCHO GASPAR, Restauración del bosquete de los Vientos en la fachada de palacio de los jardines del Real Sitio de San Ildefonso, rapport d’étude historique non publié, 2015.
  3. Ce terme désigne les problématiques portant sur la symbolique de faste et de puissance associée aux fontaines et à leurs jeux d’eau aux répertoires et formes variés (jet, gerbe, bouillon etc.) dans les jardins princiers. Par opposition à une hydraulique dite utilitaire.
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