Protection du paysage, devoir de réserve

Une toile du siècle dernier, représentant le passage d’un train à vapeur au pied du château de Bruniquel et de sa falaise, montre à quel point notre regard sur le paysage a pu changer. Les Bruegel peignaient villages et campagnes dans leur actualité. Avant eux, les Très Riches Heures avaient représenté des châteaux flambant neufs à l’arrière plan de scènes champêtres. Mais, à présent, la seule présence d’un poteau électrique interdit à toute prise de vue d’être digne du paysage représenté. Qui proposerait aujourd’hui une
carte postale d’une voie autoroutière au pied des tours de Langeais ou d’une ligne à haute tension dans une vallée pyrénéenne ? De telles représentations inscriraient pourtant les paysages dans leur actualité.

Entre temps, le paysage est devenu patrimoine et, à ce titre, réclame désormais égards et protection. Depuis 1930, les sites les plus remarquables, « monuments naturels », à l’instar du Cirque de Gavarnie, font jeu égal avec les monuments historiques au sein de notre patrimoine culturel. Le paysage, autrement dit la campagne, était alors resté pour sa part en attente d’une sacralisation.

Considérer le paysage comme patrimoine culturel, revient à lui accorder, de même qu’au patrimoine architectural ou au patrimoine urbain, un intérêt historique, un intérêt esthétique, voire un intérêt d’ordre scientifique.

L’intérêt historique s’impose : le paysage est l’expression privilégiée de sociétés agraires qui, par ailleurs, n’ont laissé que peu de témoignages écrits. Et alors que la population agricole diminue, il fallait s’attendre à ce que son héritage majeur, le paysage, acquière valeur de lieu de mémoire et devienne objet de vénération.

L’intérêt esthétique que l’on accorde au paysage en fait indiscutablement un objet de contemplation qui reste plus complexe à appréhender. Construction collective grandiose ou intimiste en fonction de la dimension du socle naturel, le paysage n’a pas attendu les peintres pour s’offrir comme une œuvre ou un spectacle. Mais, l’apport du spectateur et de ses relations à la nature ou à la culture sont également en cause : intarissable source de réflexion et de débat.

L’intérêt scientifique, enfin, est celui qui concerne l’ethnologue et l’archéologue pour lesquels le paysage est un objet d’étude : sa stratigraphie mérite déchiffrement. Il intéresse aussi le biologiste, pour lequel il apparaît en tant que biotope et monde vivant.

Une attente sociale

Le paysage réclame protection : suscitée par l’érosion des sociétés rurales, cette protection est devenue une demande sociale comme la protection du patrimoine industriel l’a été au lendemain du démantèlement des industries lourdes. A priori, cette demande suppose non seulement que le paysage ait été reconnu comme une valeur culturelle, mais également qu’aient été ressenties ou identifiées les dégradations dont ce patrimoine serait victime.

En d’autres termes, qu’un état idéal et achevé du paysage ait pu être défini. Or, précisément, à la différence d’une œuvre architecturale ou urbanistique, le paysage est en perpétuelle construction déconstruction et n’accepte pas l’idée même d’achèvement. Étant
constitué de matière vivante, il est par essence en perpétuel mouvement. On le voudrait intemporel alors qu’il s’inscrit par nécessité dans le temps. La représentation lui donne un caractère intemporel en le figeant à un instant « T » implicite ; 1930 fut celui où le tourisme révéla à la fois l’intérêt et la fragilité des « monuments naturels ». Les années 1960 pourraient bien être celui auquel se réfère aujourd’hui le regard nostalgique des baby-boomers, instant où les paysages reconstruits à neuf après la fin du XIXe siècle, mais déjà érodés et patinés, commencent à basculer sous les effets d’une économie concurrentielle désormais planétarisée.

Le projet et la règle

À nos yeux, la déprise et la banalisation apparaissent aujourd’hui comme les deux résultantes d’une évolution ressentie en tant que dégradation. La première frappe les paysages en déshérence. Elle se manifeste dans l’abandon des villages, la ruine des bâtiments, ainsi que le retour à l’état de friches de terrains perdant jusqu’à leur biodiversité. La seconde marque les paysages en mutation.

Elle se manifeste tantôt dans la réaffectation des anciens terroirs délaissés en espaces de loisirs ou d’affectation résidentielle, tantôt dans une modernisation des modes d’exploitation.

Protéger le paysage supposerait donc d’établir des réserves susceptibles de relever d’une logique d’exception culturelle. Même si les nécessaires inventaires préalables manquent encore, le statu quo est exclu. Confrontées à un changement qui s’impose tantôt comme une économie, tantôt comme une loi du vivant, les stratégies de protection relèvent nécessairement du projet et non de la réglementation ou de la seule conservation. En ce domaine, le chantier est à peine ouvert et il convient de l’organiser en donnant aux professionnels de l’aménagement et du paysage une sensibilité à ces questions.

Gilles SÉRAPHIN
Architecte du patrimoine, professeur associé à l’École de Chaillot

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