Aujourd’hui le patrimoine fait partie de la boîte à outils des politiques publiques. En Normandie, les collectivités territoriales, Région et municipalités, s’investissent vigoureusement en faveur de la reconnaissance des villes de la Reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de redonner du sens au local dans un contexte mondialisé : le patrimoine contextualise et singularise. De plus, ce patrimoine de proximité implique le citoyen qui y trouve une part de son identité. Il répond donc à la puissante demande de participation qui traverse nos sociétés.
Dans le cadre d’une recherche financée par le ministère de la Culture, nous avons étudié cet investissement des élus et des collectivités locales de la région normande en faveur de la Reconstruction1 . Patrimoine identitaire, largement répandu sur le territoire, il fait aussi, de manière simultanée et paradoxale, l’objet d’une réflexion intense sur son devenir. Considéré comme vieillissant, mal adapté aux conceptions du confort contemporain, le bâti de la Reconstruction en Normandie est aussi la cible des politiques publiques actuelles en matière d’habitat et de revitalisation des centres-villes, à l’échelle nationale (Action Cœur de ville) comme à l’échelle régionale (convention-cadre sur les villes reconstruites de la région Basse-Normandie puis Normandie).
Un bâti inadapté à l’évolution des pratiques et des usages
Côté rue, la reconstruction « ordinaire » des villes de Normandie se caractérise d’abord par la qualité de dessin des façades, qui démontrent la capacité des architectes des années 1950 à faire lien avec le passé, le terroir, le site physique. Le plus souvent les matériaux sont solides avec une bonne tenue dans le temps, très qualitatifs d’aspect. L’entretien ne pose donc pas de problème majeur. Mais la Reconstruction, c’est aussi une pensée très exigeante en matière d’ensemble. Qu’elle soit pittoresque ou d’inspiration classique, la rue est pensée comme un tout, les façades sont parfois groupées par deux pour donner l’image d’une construction unique, parfois composées de manière uniforme sur la totalité de l’îlot. Or, les travaux de réfection des façades sont généralement effectués au coup par coup par les propriétaires individuels ou les copropriétés, ce qui déstabilise l’aspect unitaire des rues et des îlots. On voit ainsi apparaître de manière incongrue les limites de propriété qui étaient masquées par le dessin des façades. La difficulté est donc d’imaginer une politique d’aide au ravalement adaptée à ces ensembles ou groupements, en fonction de leur logique originelle.Côté cour, la Reconstruction révèle sa nature de laboratoire urbain. Il ne s’agissait pas de refaire la ville du passé, mais de profiter des destructions pour inventer des formules nouvelles, sans rapport avec l’organisation ancienne. La reconfiguration du parcellaire et la réorganisation des îlots fut un champ d’expérimentation intense, avec une conception tout à fait nouvelle du sol. L’objectif était de mettre en place une ville aux espaces poreux, perméables les uns par rapport aux autres, en limitant au maximum les clôtures et les limites. Le résultat ce sont des îlots ouverts, accessibles, qui rendent l’espace urbain entièrement traversant et qui offrent des possibilités de promenades piétonnes différenciées de la circulation automobile. Bien que relevant de la propriété privée, ces espaces collectifs et accessibles sont d’une nature assez proche de celle des grands ensembles malgré leur moindre dimensionnement. Ils sont aujourd’hui le plus souvent mal appropriés et peu entretenus, leur caractère collectif et ouvert est un repoussoir. Le travail généralement mené sur ces espaces à la lisière du privé et du public vise à lever l’ambiguïté. Sur le modèle des réalisations menées dans les grands ensembles, le sol est clôturé, « résidentialisé », des barrières ferment les accès aux cœurs d’îlot pour les voitures et les piétons.
Enfin, du point de vue de l’habitabilité intérieure, les problèmes généralement identifiés sont ceux de l’accessibilité, de l’isolation thermique et de l’imbrication du logement et du commerce. Pour le premier point en effet, la règle du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme était de n’installer un ascenseur que pour les immeubles de cinq étages et plus. Ils étaient donc très peu fréquents. L’isolation thermique était généralement prévue sous forme de vide d’air dans l’épaisseur du mur, ce qui donnait une performance assez correcte. Malheureusement, il y avait souvent des effets de pont thermique, au niveau des éléments de structure mais aussi souvent dans les loggias, dont les joues intérieures n’étaient pas isolées. Les toitures et les baies en simple vitrage étaient aussi des sources de déperdition importantes. Enfin les commerces communiquaient généralement avec un logement à l’étage, destiné au commerçant.
Des pistes d’action
Aujourd’hui, l’observateur fait face à un double discours sur les villes reconstruites : d’un côté, la demande patrimoniale que nous avons soulignée en introduction témoigne d’une sensibilité sincère aux qualités architecturales et urbaines. De l’autre on liste avec complaisance les dysfonctionnements d’une ville grise, minérale, vite construite, au bâti vieillissant et inadapté. Au final et faute de mieux, on intervient à partir d’un catalogue d’actions génériques, valables sur l’ensemble du territoire national pour toutes sortes de bâtiments ou de villes. De la même manière, les demandes habitantes auxquelles répondent ces actions sont interchangeables : il faut des ascenseurs, des balcons, des espaces extérieurs parce que c’est ce qu’on attend partout en matière de logements, ou de l’isolation thermique parce que c’est le principal marqueur de l’attention à l’environnement.
La dynamique en cours de revalorisation, à la fois qualitative (d’un point de vue patrimonial) et fonctionnelle, permet au contraire d’imaginer une méthode d’action mieux adaptée aux caractéristiques réelles du bâti. Il s’agirait à la fois d’articuler l’expertise technique, l’expertise historique et l’expertise habitante, en s’appuyant sur un diagnostic pluridisciplinaire de terrain, à partir des notions de confort vécu et des pratiques du cadre de vie. Le problème majeur et que dénoncent de manière unanime tous les habitants que nous avons interrogés est l’absence d’isolation phonique. Dans les appartements de la Reconstruction on entend ses voisins parler, rire, se déplacer… Or, s’il existe des études sur le comportement thermique des bâtiments des années 1950, nous ne connaissons aucune recherche en matière d’isolation phonique. Mais l’approche patrimoniale devrait aussi amener à imaginer le projet de transformation à partir des qualités du bâti et non à partir de ses problèmes. L’appartement-type de la Reconstruction est traversant et toutes les pièces sont ventilées et éclairées naturellement en jour direct, salles de bains, WC et escaliers communs compris. Dans la perspective de sobriété énergique qui est notre horizon, pourquoi ne met-on pas plus en valeur cet aspect low-tech, voire no-tech ? Les performances moyennes de l’isolation d’hiver ne pourraient-elles pas être compensées par les performances du confort d’été apporté par la double orientation, et ceci là encore, sans aucune dépense énergétique ? À l’échelle urbaine, les larges dimensionnements de l’espace public et les cœurs d’îlots délaissés offrent de belles opportunités de projet et d’amélioration. Face à ces vastes espaces mal compris, mal entretenus et mal utilisés, l’approche patrimoniale serait particulièrement pertinente pour articuler la réflexion sur leur devenir aux conceptions originelles qui en sont à la source. Le travail sur le parcellaire, les expérimentations menées sur l’organisation des espaces et sur la redistribution du sol devraient être considéré comme un élément de patrimoine à préserver autant et peut-être plus que les objets architecturaux.Le patrimoine n’est pas durable par nature, mais il donne, à qui s’en saisit, des clés pour intégrer de manière équilibrée des injonctions du présent dans les objets du passé. Les villes de la Reconstruction, laboratoires de l’urbanisme moderne au moment de leur réalisation, sont une formidable opportunité pour expérimenter de cette manière l’invention de la ville durable de demain.
Les photographies illustrant cet article sont issues d’une commande de la part du projet de recherche à la journaliste et photographe Élisabeth Blanchet sur les habitants et les modes d’habiter dans l’architecture de la Reconstruction en Normandie.
- Le projet de recherche « Ressources culturelles et projet urbain. Les villes moyennes de la Reconstruction en Normandie » a été retenu pour financement dans le cadre du programme de recherche incitatif pluriannuel (2016-2020) “Architecture du XXe siècle, matière à projet pour la ville durable du XXIe siècle “ ↩