Les architectes des bâtiments de France et les conservateurs de l’Inventaire entretiennent depuis de nombreuses années des relations fructueuses, parmi lesquelles on pourrait citer à titre d’exemple, puisque cette réunion se tient à Poitiers, l’étude de la ZPPAUP de Melle. Nous souhaitons tous voir se développer davantage encore de telles collaborations. Mais pour pouvoir le faire, il faut bien comprendre le cadre dans lequel l’inventaire peut intervenir. Il paraît donc nécessaire de rappeler ce qu’est l’Inventaire, la mission spécifique dont il a été chargé et la manière dont il s’efforce d’accomplir cette mission.
Les missions de l’Inventaire général
L’inventaire est un service jeune. Né il y a trente ans, il s’est implanté progressivement dans les régions : en 1965, il ne comptait que deux services régionaux, l’Alsace et la Bretagne, et la couverture complète du territoire n’est intervenue qu’en 1982-1983 avec la création des services de Champagne-Ardenne, Corse et Picardie. Il subsiste de cette implantation progressive une grande diversité de région à région : celle de la documentation rassemblée. bien sûr, mais aussi celle de la dimension des équipes, les dernières régions créées étant beaucoup moins bicn dotées en personnel que les premières, pour un service qui ne compte au total -il n’est pas inutile de le rappeler- qu’un peu plus de deux cent-cinquante fonctionnaires de l’État.
Comme son nom l’indique, l’Inventaire a été créé pour répondre à une mission précise : “recenser, étudier et faire connaître” l’ensemble du patrimoine français, immobilier ou mobilier. Le recensement général du patrimoine est donc la première tâche de l’Inventaire et notre premier devoir est de veiller à ce que le recensement de l’architecture, qui nous réunit aujourd’hui, ne se fasse pas au détriment de celui des objets mobiliers, même si ce dernier ne rencontre qu’un plus faible écho auprès des collectivités territoriales et du public.
Le cadre du recensement
Le recensement systématique fixé dans son “cahier des charges” a conduit le service de l’Inventaire, comme tous ses collègues européens d’ailleurs, à conduire le recensement par aire géographique, et non de manière thématique. Et comme la notion même de “patrimoine” suppose un choix qualitatif mais raisonné, le canton a été préféré à la commune. Il est vite apparu en effet que dans les zones rurales, ce n’est véritablement qu’à l’échelle du canton que l’on voit se dessiner la typologie de l’habitat permettant de procéder à des choix autres que purement subjectifs. Enfin, il fallait à ce recensement des limites chronologiques et typologiques. À l’origine, fixée à 1850, la limite chronologique a été progressivement repoussée à 1940. Dans le même temps, le champ d’investigation s’est élargi au patrimoine industriel, ceci pour répondre à l’élargissement de la notion de patrimoine que l’on constate depuis une quinzaine d’années (là encore, on note que tous les inventaires d’Europe ont connu la même évolution).
Il résulte de ce qui précède que l’inventaire est obligé à une programmation rigoureuse, voire un peu rigide. Cela apporte, certes, des limites à nos possibilités de collaboration : les services régionaux de l’inventaire doivent veiller à ce que des opérations ponctuelles, aussi urgentes ou intéressantes soient-elles, ne viennent pas réduire à la portion congrue
sa mission essentielle de recensement systématique. Mais ces limites doivent aussi être vues de manière plus positive dans sens de la complémentarité : pour des opérations ponctuelles, l’inventaire a du mal à vous apporter son concours, en revanche, vous pouvez lui apporter une aide précieuse dans la mesure où les informations et la documentation que vous recueillez circulent d’un service à l’autre.
Si, donc, dans l’urgence, l’apport viendra plutôt de vous, dans les études programmées, l’inventaire a sans doute quelque chose à vous apporter.
La méthodologie
L’aspect systématique du recensement, l’obligation de raisonner les choix face à notre obligation statutaire de décider ce qui appartient ou n’appartient pas au patrimoine, tout cela a obligé l’inventaire à développer constamment depuis trente ans une méthodologie rigoureuse dont quatre aspects méritent, nous semble-t-il, de retenir votre attention.
Le principe d’exhaustivité
Pour choisir les œuvres les plus représentatives ou, au contraire. les plus exceptionnelles, il est demandé aux chercheurs, dans un premier temps, d’examiner de manière sommaire l’ensemble du bâti (c’est ce que nous appelons le “repérage”). N’échappent à la règle de l’exhaustivité que les constructions postérieures à 1940 ou celles trop profondément dénaturées pour être analysables. Cette première enquête se traduit dans ce que nous appelons les “dossiers collectifs” qui contiennent une localisalion cadastrale de tous les édifices repérés et des “observations générales” où l’on tente de dégager les caractéristiques typologiques de tout ce qui se trouve en grand nombre, en particulier l’habitat, à partir duquel on raisonne la sélection des œuvres qui feront l’objet de “dossiers individuels”. Pour faciliter la consultation de ces “dossiers collectifs” et apporter des renseignements plus précis sur le repérage, nous avons récemment modifié la cartographie de ces dossiers. Nous espérons que ces nouvelles “cartes du patrimoine” où sont délimitées sur le fonds cadastral toutes les œuvres que nous avons repérées ou sélectionnées en précisant la nature de leur protection au titre des lois de 1913 et 1930 vous seront de quelque utilité.
L’analyse du bâti par familles typologiques
Les observations générales qui nous permettent de sélectionner les œuvres les plus représentatives sont l’aboutissement d’une démarche d’ordre typologique et concernent essentiellement l’habitat.
Dans celle analyse typologique, chaque édifice est vu dans sa globalité : les Lypes de façades ou des types d’escaliers n’interviennent que comme des variantes secondaires. Ce que l’on tente de comprendre au contraire c’est, à la manière du traité de Le Muet, les principales alégories qui, en ville par exemple, sont étroitement liées à la forme du parcellaire. De la maison étroite dont la distribution se développe à partir d’un couloir latéral jusqu’à l’hôtel particulier au logis isolé de la rue par une cour ; la répartition des fonctions sur la parcelle, la circulation et la distribution jouent, parallèlement à la manière de bâtir, un rôle essentiel dans la typologie urbaine que nous cherchons à percevoir également dans son évolution chronologique.
L’analyse des contextes
Depuis une dizaine d’années, nous nous efforçons aussi de ne pas concevoir notre recensement comme un simple catalogue raisonné d’objets juxtaposés. Le développement des études typologiques sur l’habitat des villes nous a conduits à une vision de plus en plus globale du fait urbain ; chaque maison entretient des liens étroits avec son implantation (parcelle, flot, quartier, voirie, etc). On a donc vu se multiplier récemment ce que nous appelons des “dossiers d’ensemble” qui ont pour but d’analyser ces contextes et, en particulier, des dossiers consacrés à des villes qui sont devenus le point de départ obligatoire de toute étude urbaine.
Dans le domaine rural en revanche, nous ne sommes pas aussi avancés, mais nous tenterons de rattraper le retard dans les années à venir.
L’analyse qualitative
Dans les missions fondatrices de l’Inventaire, on l’a dit, figure cette obligation -assez redoutable, il faut bien le reconnaître- de déterminer ce qui appartient au patrimoine, d’où la méthode de repérage et de sélection ci-dessus évoquée qui tente de contrebalancer une subjectivité inévitable dans le domaine qualitatif qui est le nôtre. La nécessité de raisonner nos choix nous a conduit à établir des échelles de valeur, du plus modeste au plus important : les œuvres “repérées”, les œuvres “sélectionnées”, les œuvres “protégées”. Pour préciser davantage cette classification, nous avons ajouté à nos dossiers la mention “à signaler” pour une œuvre qui nous semble mériter une protection en totalité ou en partie,et nous indiquons dans le paragraphe intitulé “ouvrages remarquables” les parties particulièrement intéressantes (escalier, lucarne, élévation…). Il y a donc là, nous semble-t-il, un aspect de notre documentation répondant à vos propres obligations de définir des valeurs archilecturales : études de ZPPAUP. plans de sauvegarde et de mise en valeur, etc…
Complémentarité des missions, complémentarité des regards
Récemment, la DAU, dans un but d’harmonisation des méthodes de ses plans de sauvegarde et de mise en valeur. s’est tournée vers l’inventaire et, à travers quelques chantiers tests, le premier étant Fontenay-le-Comte, nous avons comparé nos approches du patrimoine urbain. Les enseignements que nous pouvons d’ores et déjà en tirer nous paraissent très prometteurs. Il faut d’abord signaler les points de convergence de nos recherches sans lesquels tout travail en commun eût été illusoire. Deux choix des chargés d’étude du plan de sauvegarde nous sont apparus essentiels : d’une part, de faire précéder l’enquête sur le bâti d’une analyse de l’évolution historique de la ville accompagnée d’une recherche documentaire assez poussée ; d’autre part, de déterminer les échelles de valeur architecturale en fonction d’une vision typologique large du bâti. À partir de ce point de départ commun, la complémentarité des recherches et celle des chercheurs -architectes d’un côté, historiens de l’architecture de l’autre- a pu se développer dans le sens d’un commun enrichissement. La collaboration a été naturellement fructueuse dans l’étude historique de la ville, l’historien apportant son savoir faire dans la collecte de la documentation ancienne. Mais le bénéfice de la collaboration s’est traduit aussi, plus fortement encore peut-être, dans l’établissement des fiches des immeubles où se sont croisés deux regards et deux objectifs parfaitement complémentaires.
D’un côté, l’architecte, qui a pour charge d’assurer le devenir d’un patrimoine, est tout naturellement conduit de par sa formation à une lecture “physique” des constructions : matériaux et mises en œuvre, structures, caractéristiques des bâtiments, du second œuvre, des espaces libres. De l’autre côté, l’historien, qui a pour mission d’expliquer le passé, a une vision naturellement moins concrète, mais plus “organique” : la manière d’habiter, la manière d’occuper la parcelle prennent le pas sur la manière de bâtir, si bien que la fiche de l’architecte est plus précise, plus nuancée, celle de l’historien plus synthétique, et lorsque les deux fiches sont combinées, on obtient au total une vision très riche du bâti. Cette fiche commune, il faut le dire, ne s’est pas faite immédiatement. Chacun devait comprendre le point de vue de l’autre et l’importance essentielle que le chercheur de l’inventaire attache à l’unité architecturale primitive ne se combine pas aisément avec la nécessité qu’a le chargé d’étude du plan de sauvegarde d’informer le bâti bâtiment par bâtiment dans son état actuel, Mais le résultat en vaut la peine. Aussi, souhaitons-nous que de telles collaborations puissent se connaître dans l’avenir des développements substantiels.
Monique CHATENET
Conservateur général, responsable du bureau de la méthodologie à la sous-direction de l’Inventaire général.
BERNARD TOULIER
Conservateur en chef, chargé des programmes XIX et XXe siècles, à l’Inventaire général.