Conclusion de Madame de Saint-Pulgent

Monsieur le Président, vous me demandez de conclure ces entretiens. C’est là un exercice toujours délicat et qui serait ici quelque peu artificiel de ma part puisque je n’ai pas assisté à vos travaux. Aussi, voudrais-je simplement vous faire part de quelques réflexions, de quelques convictions sur l’objet de votre rencontre d’aujourd’hui et d’abord, sur cette rencontre elle-même.

Je tiens d’abord à rappeler que c’est la première rencontre institutionnelle entre les architectes des bâtiments de France d’une part, le Service de l’inventaire général d’autre part. Cette initiative a été prise par l’association des architectes des bâtiments de France. Je voudrais en remercier les responsables et leur dire à quel point ce type de démarche est important à mes yeux. En effet, il ne suffit pas pour instaurer la collaboration entre les services que deux ministres signent une circulaire, puis deux directeurs une seconde. Il faut également des initiatives comme celle que vous avez
prise, puisque vous avez ainsi fait vous-même la démarche de vous rapprocher entre services, entre chercheurs et architectes, entre passionnés d’un même métier que vous exercez selon des modalités et des compétences différentes mais étroitement complémentaires. J’apprécie que vous ayez pris l’initiative sans instruction préalable autre que très générale. J’aimerais que les services patrimoniaux rendent la pareille et que cette collaboration amicale traduise dans les faits, sur le terrain, ce rapprochement des services par ailleurs inscrit dans la politique générale des deux ministères.

Monsieur le Maire, je vous remercie d’avoir tenu à assister à la séance de clôture de ces journées de travail et de témoigner ainsi, une fois de plus, de l’intérêt que vous portez au patrimoine. Je voudrais remercier également mon collègue le directeur du patrimoine de Pologne, Monsieur Tadeuz Zielniewiez, ainsi que la délégation polonaise qu’il dirige, d’avoir bien voulu venir à Poitiers pour échanger leurs expérience avec les services français.

Quelques brefs échanges avec certains d’entre vous m’ont appris que cette rencontre s’élait déroulée dans d’excellentes conditions, que vous avez été heureux de dialoguer ensemble. J’espère donc que cette première expérience n’est que le début d’une longue série de rencontres animées dans le même esprit et avec la même chaleur.

Vous vous êtes réunis autour d’un thème extrêmement cher à l’Inventaire, celui de la connaissance du patrimoine. Juste pour l’anecdote : quand je suis arrivée à la Direction du patrimoine, j’ai eu immédiatement à rédiger le discours que le ministre de la Culture devait prononcer à l’occasion de la cérémonie marquant l’inscription de la cathédrale de Bourges au patrimoine mondial. Avec le concours de Jean-Marie Vincent, nous avons donné dans cette intervention une part majeure au thème de la connaissance du patrimoine, à tel point que le journaliste du Monde. qui était là quand le ministre a prononcé son discours, a tout de suite reconnu la plume de l’ancien sous-directeur de l’Inventaire général. Il n’est donc pas étonnant que vous ayez repris ce thème essentiel pour l’avenir de l’Inventaire général, comme base du dialogue que vous vouliez avoir avec ce service, surtout dans le contexte du trentième anniversaire de la création de celui-ci par André Malraux.

Le thème complémentaire de la transmission, en revanche, est vraiment un point commun très fort entre les partenaires du patrimoine. Transmettre le patrimoine, je crois en effet que c’est vraiment notre métier principal. C’est aussi notre doctrine, notre passion, cette transmission du patrimoine qui prend toutes les formes : transmission physique, transmission immatérielle, transmission de la documentation, transmission des savoir-faire, transmission des connaissances bien sûr, celle-ci sous-tendant toutes les autres. Connaître et transmettre constituent donc bien l’essentiel de la démarche commune à tous les services qui oœuvrent pour le patrimoine, et en particulier au services départementaux de l’architecture et à l’Inventaire général.

Comment peut-on assurer une plus étroite collaboration de vos services sur ce terrain ? Vous en avez longuement débattu. Je crois, pour ma part, que la première étape serait de rapprocher la formation des chercheurs et celle des architectes. Je crois en effet que c’est au stade de la formation que l’on prédispose à une démarche commune. C’est ce qui a d’ailleurs inspiré le projet du Centre de Chaillot pour le patrimoine monumental et urbain, décidé par le ministre de la Culture mais conçu comme impliquant une étroite collaboration avec la Direction de l’architecture et de l’urbanisme. Je suis convaincue que c’est dès ce stade de la formation initiale qu’il faut rapprocher les démarches et les personnes. Pour cela, il faudra organiser une étroite collaboration entre l’École nationale du patrimoine et le Centre d’études supérieures de conservation et d’histoire des monuments anciens (CESCHMA, autrement appelé École de Chaillot, où sont formés les architectes du patrimoine, les ABF et les ACNH), peut-être prévoir des modules communs de formation…

Certes, nous connaissons toutes les difficultés de l’École de Chaillot, surtout en ce moment, mais je vous rassure, c’est purement conjoncturel et nous sommes à la veille de la sortie du tunnel. Dans le récent conseil scientifique que Catherine Bersani et moi avons présidé, nous avons invité Jean-Pierre Bady, le directeur de l’École nationale du patrimoine. Nous avons discuté ensemble de cette collaboration des écoles qui, à mon avis, est la première étape de ce rapprochement des démarches. Cela doit prendre la forme très concrète d’une convention entre les deux écoles. Certes, chaque établissement a sa spécificité, sa tradition. Mme Dujols a eu tout à fait raison de souligner tout à l’heure la forte tradition de l’École de Chaillot et sa très forte image internationale. La Direction de l’architecture et de l’urbanisme (DAU) et la Direction du patrimoine (DP) le savent bien, qui sont allées ensemble à Tunis signer une convention avec l’Institut tunisien de la culture pour la mise en place, avec le support actif du CESCHMA français, de l’équivalent de celui-ci pour la formation des architectes du Maghreb. La Direction de l’architecture et de l’urbanisme et la Direction du patrimoine participent ensemble au financement de cette réalisation qui montre à quel point l’École de Chaillot est un exemple non seulement en Europe mais pour le monde francophone en général.

L’École de Chaillot a donc incontestablement sa tradition. De son côté, l’École nationale du patrimoine a une tradition plus récente, mais très riche déjà elle aussi. L’idée s’impose donc que ces deux écoles, chacune gardant ses spécificités, doivent tirer le plus grand profit à partager leurs savoir-faire, voire même certaines de leurs formations. Cela permettra aux futurs conservateurs du patrimoine, d’une part, aux futurs architectes des bâtiments de France et architectes-en-chef des monuments historiques, d’autre part, de se connaître, de parler le même langage, d’acquérir une véritable culture commune. Je suis persuadée que c’est une première étape très importante, celle qui nous permettra d’avoir de vrais objectifs communs basés sur le partage d’une même doctrine. Nous savons certes que nos services ont une origine commune, que leurs actions sont fondées sur une même conception du patrimoine. Mais si nous voulons pérenniser cette base commune, il faut impérativement que les écoles collaborent étroitement, sinon vous allez vous séparer irrémédiablement, ce qui sera très dommageable pour la politique du patrimoine.

Nous en venons tout naturellement à ce dont vous avez discuté aujourd’hui : comment, dans les faits, dans l’organisation de votre travail, pouvez-vous mettre en place cette indispensable coopération dont a parlé Dominique Dujols ? Je ne vais pas revenir longuement sur tout ce qui a été dit. Il est évident qu’il faut systématiser la programmation commune de certaines opérations, notamment sur les ensembles faisant l’objet d’études préparant l’établissement d’un secteur sauvegardé ou d’une ZPPAUP, qu’il faut organiser des échanges constants d’informations, qu’il convient de mettre au point des méthodologies communes d’analyse du bâti, harmoniser nos bases documentaires, qu’il faut, enfin, une politique commune de diffusion et de publication parce que nous n’allons pas continuer à diffuser des informations en ordre dispersé. Ce n’est pas notre intérêt et nous n’en avons pas les moyens ! Il faut également rapprocher nos politiques d’édition. Toutes ces actions sont évidemment capitales. Le plus difficile est de les mettre en musique, si je puis dire, car cela nécessite un travail de tous les jours et aussi beaucoup d’efforts conceptuels.

S’agissant de la politique commune de diffusion,

je reviens là encore sur Chaillot en espérant que le Centre national, qui va rassembler dans un même lieu, la médiathèque du patrimoine, l’École de Chaillot et le musée des Monuments français, même si ce dernier doit continuer à vivre sa vie particulière de musée, permette une harmonisation de cette diffusion. Ce lieu fédérateur doit également devenir le symbole visible de cette politique commune du patrimoine architectural et urbain qui existe dans nos têtes, qui existe dans nos démarches, qui existe aussi comme une évidence dans l’esprit du public. On peut peut-être regretter que ce soit une fois de plus à Paris qu’on ait décidé d’implanter un tel lieu symbolique. Mais enfin, Chaillot n’a pas été choisi par hasard, puisqu’il accueille depuis fort longtemps certaines des institutions fortes qui font partie intégrante de ce projet. Et, de ce point de vue, je suis particulièrement heureuse que nous arrivions à rassembler ainsi les documentations existantes dans les deux directions, celles qui sont issues des travaux des différents services de la direction du patrimoine urbain, et qui seront versées par la Direction de l’architecture et de l’urbanisme. Il faudra que nous imaginions des modalités nouvelles de communication de tous ces documents non seulement à destination du public de chercheurs, d’architectes et d’aménageurs, ce qui est certes important, mais aussi à destination des élus qui sont pour nous des partenaires très importants, vous le savez bien Monsieur le Maire. Il nous faudra également penser tout particulièrement aux professeurs, qui sont les médiateurs indispensables pour atteindre le monde des étudiants et des élèves. Ce sont eux surtout qui peuvent transmettre cette conscience du patrimoine qui est, certes, aujourd’hui un peu plus forte qu’hier, mais qui doit être, grâce à eux. plus forte encore demain. Nous avons encore besoin de beaucoup de travail pour que toutes ces informations que vous accumulez dans votre travail soient déclinables pour tous ces publics.

Voilà ce que je voulais vous dire. Pour le reste, comme l’a très bien décrit Dominique Dujols, l’administration met en place toute une série de méthodes communes. On vous a parlé des crédits que nous avons réservés pour les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager, que nous programmons en commun avec la Direction de l’architecture et l’urbanisme. La Direction du patrimoine est particulièrement intéressée par les zones de protection du patrimoine architectural et urbain en milieu rural, parce que nous ne savons pas très bien comment intervenir sur le type de patrimoine particulièrement menacé. C’est donc prioritairement dans les secteurs ruraux que nous souhaitons intervenir, les zones de protection du patrimoine architectural et urbain nous paraissant être un outil bien adapté à la fois pour identifier les spécificités de ce patrimoine et pour mettre en place, en collaboration avec la Direction de l’architecture et de l’urbanisme, des règles consensuelles de gestion.

S’agissant du milieu urbain,

qui est également l’un de nos objets de préoccupation, vous avez beaucoup parlé des secteurs sauvegardés. Je sais que le travail avance bien en ce domaine et vous avez cité des exemples tout à fait intéressants de collaboration entre l’Inventaire général et les architectes des bâtiments de France. Naturellement, comme l’a très bien remarqué quelqu’un, la collaboration est d’autant plus féconde que l’Inventaire a déjà travaillé sur le secteur en question, ce qui suppose, là encore, que les travaux des différents services fassent l’objet d’une programmation commune le plus en amont possible. Dans ce cas, il va de soi que les résultats des travaux de l’Inventaire, comme ceux de la carte archéologique, doit être mis systématiquement à la disposition des architectes chargés de l’élaboration du secteur sauvegardé. Il faut effectivement rappeler ici que la collaboration entre services du patrimoine et architectes des bâtiments de France ne se limite pas à l’Inventaire général. Le service régional de l’archéologie détient une documentation essentielle dont l’usage est indispensable pour la gestion prospective d’un lieu patrimonial, de même que les observations in situ des architectes doivent, en retour, enrichir ou corriger ces connaissances du passé archéologique. Les architectes-en-chef des monuments historiques ont également beaucoup à vous apporter et, en retour, beaucoup à recevoir de vous. Vous êtes en effet des corps très proches, de formation commune, même si votre rôle, et donc vos approches, sont distincts. Les architectes des bâtiments de France, je vous l’ai déjà dit, sont les sentinelles avancées du patrimoine. Les architectes-en-chef n’ont pas le même type d’interventions, mais vous savez depuis longtemps comment travailler ensemble, même si les choses peuvent toujours s’améliorer.

C’est enfin dans le domaine de la protection des monuments hisloriques proprement dits que les échanges doivent être les plus pointus.

Ce domaine connaît en effet depuis déjà un certain temps une mutation doctrinale qui a besoin d’être discutée largement entre services. Nous sommes en effet confrontés à un problème de vieillissement de la loi de 1913, ou du moins d’inadéquation de cette loi à la réalité du patrimoine d’aujourd’hui. Face à cette situation, je le dis clairement, nous sommes handicapés à la Direction du patrimoine par le fait que nous ne gérons directement que cet instrument de protection là, que la législation sur les monuments historiques est notre seule réponse à la demande croissante du public de protection du patrimoine. Et l’on voit bien que cela nous entraîne à des démarches parfois inadéquates. Nous n’avons pas la possibilité de jouer de la gamme complète des législations de protection. C’est là que les architectes des bâtiments de France, qui comptent parmi les collaborateurs du ministère de la Culture, peuvent nous aider à ne recourir aux outils ultimes de protection, telle l’instance de classement, que lorsqu’il n’existe aucune autre manière de répondre à l’attente patrimoniale du public. Or, il existe d’autres modes de prise en comple effective du patrimoine, basés sur l’identification de celui-ci le plus en amont possible des procédures de planification ou d’aménagement. Je suis très préoccupée par cette question et je souhaiterais beaucoup travailler sur ce point avec les SDA qui ont une mission patrimoniale plus large et plus diversifiée.

Vous voyez que j’attends beaucoup de vous ! Je parle certes surtout aux architectes des bâtiments de France, qui sont ici la puissance invitante. Mais j’attends aussi beaucoup de l’Inventaire, et il le sait bien. Lorsque je suis arrivée à la tête de cette direction, j’ai dit un peu brutalement que l’enjeu d’aujourd’hui était moins de classer, d’inscrire des monuments, que de “patrimonialiser” les démarches d’urbanisme et d’aménagement. En réalité, vous le savez, c’est là une ambition ancienne. Certains ont pensé pouvoir le réaliser, en 1978, en transformant les aménageurs en protecteurs. Je ne suis pas sûre qu’on y soit vraiment parvenu. Je suis sûre par contre qu’aujourd’hui les protecteurs sont plus légitimes que les aménageurs et qu’ils bénéficient du soutien majoritaire de l’opinion publique. Qu’ils sont, en tout cas, en voie de convaincre les élus que le patrimoine est une richesse, difficile certes à assumer mais finalement plus durable à terme, plus porteuse d’espoir et d’avenir que les ronds-points de circulation, les ZAC et autres procédures… Cette prise de conscience, c’est à vous tous que nous la devons. C’est l’aboutissement d’un mouvement très lent, qui s’est traduit parfois par des crises brutales qui vous a souvent apporté des moments de découragement. C’est le fruit d’une lutte quotidienne. Mais je suis persuadée que nous progressons chaque jour davantage dans ce domaine. Ce sont des objectifs nobles que nous partageons. C’est ce qui nous porte dans cette tâche difficile, terrible quelquefois, difficile à vivre dans certains cas.

C’est pour toutes ces raisons que le rapprochement de nos services n’a pas pour but premier la satisfaction de nos administrations de tutelle. C’est toujours bien de dire que l’on va faire des économies d’échelles. C’est ce qu’attend le Budget. Votre réunion a remarquablement mis en lumière que l’intérêt majeur de ce rapprochement est qu’il renforce notre solidarité, qu’il nous confère une plus grande efficacité dans cette lutte difficile et exaltante pour préserver notre patrimoine commun, pour le transmettre à nos enfants, à nos petits-enfants et à nos successeurs. Je vous remercie donc d’y avoir activement contribué par cette rencontre.

Madame de Saint-Pulgent
Directeur du patrimoine au ministère de la Culture

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