La ville de Marseille a commémoré cette année 2023 un crime de guerre, un crime contre l’Humanité : l’évacuation et la destruction de la rive nord du Vieux-Port, ainsi que les rafles organisées simultanément en janvier et février 19431 . Hasard et autre anniversaire : c’est le 25 février 1943 que furent créés les périmètres de protection autour des monuments historiques, lesquels donneront lieu à la création en 1946 du corps des architectes des bâtiments de France2 .
Occupée par la Wehrmacht dès le 11 novembre 1942, Marseille la cosmopolite et, surtout, sa vieille ville considérée comme insalubre (avec mille habitants à l’hectare), repaire de la pègre et de la prostitution, souffre d’une très mauvaise réputation, tant en France qu’à l‘étranger et singulièrement pour les Nazis.
Les attentats du 3 janvier perpétrés contre l’autorité allemande à l’Hôtel Splendid et rue Lemaître, servent de prétexte à l’opération Sultan, la destruction des quartiers de la rive nord du Vieux-Port, la mort ou la déportation de leurs habitants. C’est un ordre direct d’Hitler, relayé par Himmler et mis en œuvre par les SS.
Cet acte suscita des négociations uniques en leur genre avec l’occupant, de la part de la préfecture (assurant la tutelle de Marseille depuis 19393 ) et du service des Beaux-Arts.
Elles portent sur “l’adoucissement” des conditions de l’évacuation des habitants, le mode destructif et la prise en compte du patrimoine. En échange, la police française assurera les évacuations mais aussi l’organisation des rafles de l’Opéra, version marseillaise de la rafle du Vel’d’Hiv4 …
Cette démolition s’inscrit en fait dans un long processus de destruction de la vieille ville, initié cent ans auparavant par l’alignement de la rive est du quai du port (1843) et, surtout, par la percée haussmannienne (1860-1864) de la rue Impériale, actuelle rue de la République, reliant le désormais Vieux-Port au nouveau port de la Joliette. À la veille de la guerre, cette trouée venait encore de s’étendre sur les cinq hectares des quartiers dits derrière la Bourse.
Après la défaite de 1940, Marseille fait l’objet de toutes les attentions du régime de Vichy5 . Le plan Beaudoin6 , financé par la loi programme du 30 mai 1941, prévoit simultanément la rénovation du quartier en poursuivant les percées haussmanniennes, en reliant la mairie agrandie aux espaces libérés derrière la Bourse, mais aussi un plan de conservation du patrimoine architectural7 .
Beaudoin maintient un certain nombre d’édifices (dont certains n’étaient pas protégés) et conserve, à l’ouest de la rive nord, autour de l’église Saint-Laurent, un “quartier-musée” moyennant le curetage des îlots et le maintien du rideau des maisons du quai Maréchal Pétain (aujourd’hui quai du Port) jusqu’à l’hôtel de ville.
Prévenu le 24 janvier de l’ordre de destruction, Beaudoin reçoit du préfet administrateur Barraud, l’ordre de dresser une sorte d’inventaire avant décès du patrimoine du secteur. Pour ce faire, il prend l’attache du service des monuments historiques8 et propose une liste de dix-sept édifices dignes d’être préservés et de deux cent soixante-quatorze éléments d’architecture en pierre, en bois ou en fer, à démonter avant démolitions.
La dernière semaine de janvier est consacrée aux diverses récupérations, mêlées avec celles des habitants évacués, autorisés à la hâte à récupérer leur mobilier.
Le dynamitage des quatorze hectares du Panier démarre le 1er février pour s’achever le 19. Une visite du site est encore organisée entre le Kunstschutz9 et les services centraux des Beaux-Arts du 3 au 6 février pour confirmer et ajouter des protections.
Selon un article de la revue allemande Signal, publiée en mars 1943, les Allemands en débarrassant Marseille (et la France) d’un repaire de bandits ne faisaient qu’exécuter un projet français. Pire, cette destruction “savante” témoignait du haut niveau de civilisation de ses auteurs. Le journaliste peut écrire : « Ainsi, se trouve-t-on devant le cas rare d’une mesure de guerre coïncidant avec des projets adoptés depuis longtemps par la Municipalité et par le Gouvernement et déjà en cours d’exécution »10 .
Force est de constater que les sapeurs allemands respectèrent le contrat11 , laissant les déblais aux autorités françaises. Faute de moyens les édifices isolés ne furent pas étayés. Seuls les gravats laissés en place (jusqu’à huit mètres de hauteur) en tinrent lieu jusqu’aux premiers déblaiements de 1944, lesquels fragilisèrent aussitôt ces immeubles rescapés.
Quod Gothi Non Fecerunt
À la Libération, le discrédit couvre autant les autorités qui avaient collaboré que l’architecte Eugène Beaudoin et son plan d’urbanisme.
Fin 1945 la ville, qui s’apprête à quitter la tutelle de l’État, lance un concours pour la reconstruction du Vieux-Port dont les Beaux-Arts sont sciemment écartés. Ceux-ci étaient pourtant réglementairement impliqués au titre des sites et au titre des abords par la loi de 1943, validée par les ordonnances de 194412 .
Les partisans de la tabula rasa et ses ingénieurs n’ont alors de cesse de justifier la démolition des vestiges négociés, y compris des monuments historiques, au nom de l’urbanisme nouveau.
En vain, les Beaux-Arts avaient classé l’hôtel Franciscou situé dans le rideau du quai en janvier 1945 puis inscrit in extremis au titre des sites le 7 janvier 1946 l’ensemble des parcelles autour du port. Livré au pillage depuis le départ des autorités de Vichy, tout le rang sera démoli entre mai et septembre 1946.
L’histoire retiendra au crédit du service le spectaculaire déplacement en 1954 de l’hôtel de Cabre, considéré comme la plus ancienne maison de Marseille et préservé d’un démontage douteux grâce à sa protection globale.
En 1958, la municipalité Defferre obtient encore la radiation puis la démolition de l’Hôtel du Chevalier Marin, classé le 12 janvier 1945, cerné et fragilisé par les travaux des îlots de la Reconstruction environnants.
Épilogue
Aujourd’hui, le Vieux-Port reconstruit fait partie intégrante du patrimoine de la cité et est englobé dans les quatre cent soixante-dix-sept hectares du centre historique de Marseille, protégés par un Plan de valorisation de l’architecture et du patrimoine, créé en juin 2018.
Les évènements de la rue d’Aubagne, le 5 novembre de la même année, doivent nous rappeler la valeur du bâti ancien marseillais13 subsistant et sa fragilité face aux mêmes ressorts sociaux et techniques.
Une question lourde demeure : que sont devenus les vestiges architecturaux déposés ?
On suit dans les archives14 leur errance dans différents dépôts improvisés de la ville : au parc Chanot15 , mais également aux Chartreux et à la Vieille Major, transformée en dépôt de ferronnerie jusqu’en 1950, avant leur évacuation pour un projet de musée qui ne vit pas le jour…
À l’occasion de mes recherches, et grâce à l’aide des agents du musée d’Histoire, ont été retrouvés deux vestiges : l’un de l’hôtel Franciscou et l’autre du Chevalier Marin. Sur les deux cent quatre-vingt-un 16 éléments déposés en janvier 1943 ont été identifiés à ce jour quatre garde-corps en ferronnerie du XVIIIe siècle issus de la rue Reynarde, remployés autour des fonts baptismaux de l’église Saint-Ferréol, autre édifice miraculé des destructions marseillaises du XXe siècle17 .
L’enquête ne fait que commencer…
- Cet article est le résumé d’une conférence donnée sur le sujet le 28 février 2023 au Musée d’Histoire de Marseille : « Marseille 1943, la destruction de la rive nord du Vieux-Port et l’action du service des monuments historiques ». ↩
- La loi de février 1943 devait notamment permettre aux Beaux-Arts d’avoir la main sur la reconstruction des villes sinistrées. Pourquoi 1943 ? : « La plupart des lois prises entre 1940 et 1944 dans le domaine des Beaux-Arts auraient pu l’être par la République, comme le prouvent leur évolution et leur maintien après la guerre (Ordonnances du 9 août 1944). Les causes de la loi sur les abords des monuments historiques, adoptée en 1943, tiennent à la présence d’hommes déterminés, à l’obligation d’agir face à une situation désastreuse à cause des dommages de guerre, mais surtout à la liberté dont jouit l’administration depuis l’effacement du parlement. » Cf Site de l’École des Chartes. ↩
- Suite à l’incendie des Nouvelles Galeries du 28 octobre 1938, ayant causé la mort de soixante-treize personnes, dû à l’incurie de la municipalité d’alors. Il est à l’origine de la création du bataillon des Marins-Pompiers de Marseille. ↩
- Le 24 janvier 1943, les vingt mille habitants du quartier sont évacués, huit cents seront déportés. Les rafles des juifs s‘étalent du 22 au 29 janvier dans toute la ville. Le bilan matériel, ce sont quatorze hectares, mille cinq cents maisons et une cinquantaine de rues détruits. ↩
- Le redressement de la France passe par celui de Marseille. Discours du maréchal Pétain le 3 décembre 1940. ↩
- Le Plan Beaudoin fait suite au plan Greber, PAEE (Plan d’aménagement, d’extension et d’embellissement) 1931-1935 avorté sous l’égide de la ville. C’est un projet à l’échelle de la ville entière. ↩
- Car Marseille a longtemps souffert de son image de « Ville antique sans antiquité ». Une ville reconstruite sur elle-même aux XVII et XVIIIe siècles n’intéressait pas les fondateurs du service. La loi sur les sites va s’appliquer sur le bassin du Vieux-Port dès 1932 mais sans pouvoir incorporer le bâti en périphérie, du fait de l’hostilité des ministères des Finances et de la Construction mais aussi du fait de la réputation des quartiers de la vieille ville. Le plan Beaudoin permettait de répondre aux tentatives de protections antérieures : « L’étonnante rareté à Marseille de monuments anciens dignes d’intérêt impose de mettre en valeur et de conserver précieusement ceux qui nous restent. On s’attachera même à protéger contre la démolition et la mutilation des morceaux d’architecture, dont l’équivalent, en d’autres villes plus riches en vestiges, n’imposerait pas le même soin ». ↩
- Son confrère architecte ordinaire des Monuments historiques Jacques Van Migom, basé à Arles, l’ancêtre des ABF. ↩
- Le Kunstschutz : organisme de la Wehrmarcht en charge de la protection des œuvres d’art en zones occupées. Il était représenté par le professeur Moebius de l’université de Wurtzburg. L’inspecteur général architecte en chef des Monuments historiques Jules Formigé était mandaté par Louis Hautecœur, secrétaire général des Beaux-arts. ↩
- Dans son rapport au ministre du 28 janvier, Louis Hautecœur, secrétaire général aux Beaux-Arts, écrit : « Un plan régulateur a été fait dans le courant de l’année 1942 par M. Beaudoin. Ce plan prévoyait tout un remaniement du quartier du vieux port auquel avaient collaboré les Services des Monuments Historiques et des Bâtiments Civils. Plusieurs réunions avaient eu lieu à Marseille sous la Présidence du Secrétaire Général des Beaux-Arts. Ce plan pourrait servir de base au remaniement de ce quartier. » ↩
- Les Allemands ne retinrent pas l’idée de quartier-musée propice aux embuscades. Pour citer Beaudoin dans son rapport du 8 février 1943 au délégué général à l’Équipement national : « Total des destructions : 87%. Pour mémoire, le plan d’urbanisme proposait dans le même périmètre, la destruction de 40% des immeubles (principalement dans le quartier de l’Hôtel de Ville) afin d’y organiser des dégagements et permettre la construction des édifices nécessaires aux Services Municipaux. Le restant, 60% devait être cureté suivant les dispositions d’un plan de travail déposé le 26 juillet 1942. » ↩
- Les sites et les monuments étaient alors gérés par un même bureau au sein de l’administration des Beaux-Arts. ↩
- 90% du tissu bâti des soixante-cinq hectares de l’enceinte médiévale de Marseille a disparu. ↩
- Archives de la Médiathèque du Patrimoine. ↩
- Qui abritait le Musée du Vieux Marseille et servait régulièrement de dépôt lapidaire, endommagé par le bombardement allié du 27 mai 1944. ↩
- On passe de deux cent soixante-quatorze envisagés à deux cent quatre-vingt-un éléments à l‘issue des démolitions ↩
- Je remercie Olivier Liardet, chargé de protection à la CRMH PACA pour m’avoir aiguillé sur cet édifice. ↩