La mobilité du trait de côte

Mur antichar construit en 1944 sur la plage et aujourd’hui enfermé dans les dunes {Bray-Dunes, Pas-de-Calais}. © Y. BQ
Mur antichar construit en 1944 sur la plage et aujourd’hui enfermé dans les dunes (Bray-Dunes, Pas-de-Calais). © Y. BQ

Comment prendre en compte et préserver la nature dans une gestion durable des côtes sableuses ?

Mes recherches menées pendant plus de quinze ans sur les côtes du nord de la France et l’expérience acquise pendant les ateliers EUCC-France organisés depuis 2000 sur tout le littoral français font ressortir deux idées clefs :

  • Tout “système côtier” (bande littorale juxtaposant une partie terrestre et une partie marine) est naturellement mobile. Dans le cas d’un littoral sableux, il est normal que le trait de côte se déplace au gré des conditions météo-marines, en contradiction avec la volonté fréquente de l’homme de le fixer ou de s’installer au plus près de la côte.
  • La ressource sédimentaire disponible est le paramètre essentiel pour assurer un fonctionnement normal des systèmes côtiers. Roland Paskoff, le fondateur d’EUCC-France, auteur de nombreux ouvrages et articles, considérait que la pénurie sédimentaire, d’origine naturelle ou anthropique était le principal facteur de l’érosion des plages. De fait, l’homme est souvent intervenu consciemment ou inconsciemment sur cette ressource, soit en prélevant des sédiments (sables, galets), soit en contrariant leur déplacement naturel le long de la côte.

    Cet article se focalise sur le cas des côtes basses sableuses où se trouvent la plupart des stations balnéaires. La bonne compréhension de leur fonctionnement hydro- et morpho-sédimentaire est essentielle pour une gestion raisonnée et durable.

Partout à travers le monde, ces côtes basses correspondent généralement à des systèmes plage-dune. Pour bien comprendre leur fonctionnement, partons de l’analyse d’une côte peu perturbée par l’homme, par exemple la plage de Merlimont (Pas-de-Calais) au droit d’une réserve naturelle gérée par l’ONF, où on laisse les processus naturels fonctionner normalement : pas de nettoyage mécanique de plage (les déchets non organiques sont prélevés manuellement), aucun obstacle artificiel pouvant gêner les échanges entre plage et dune, pas de piétinement des dunes, respect de la végétation naturelle basé sur le laisser-faire, tant sur la plage que dans la dune bordière.

Plage de Merlimont le long d’une Réserve biologique domaniale : évolution naturelle d’un système plage dune. Les 3 photos correspondent au même site. En haut, en mai 1995 la dune a été érodée en falaise après une série de tempêtes. Au milieu, en mars 2006, par très grande marée (coef. 115), le vent a pu édifier des dunes embryonnaires grâce à la végétation pionnière de haut de plage. L’absence de nettoyage mécanique préserve la laisse de mer et la végétation associée. En bas, en mai 2016, une falaise marine visible en pied de dune témoigne d’une tempête antérieure mais elle est déjà en partie masquée par l’accumulation éolienne. La laisse de mer est loin du pied de dune malgré le gros coefficient de marée (105), preuve que la dune est en cours de reconstruction. © Y. BQ

Cette plage de Merlimont est un bel exemple de résilience naturelle grâce aux échanges entre plage et dune : les vagues de tempête érodent la dune en falaise, puis le vent, aidé par la végétation pionnière, reconstitue la dune à partir du sable de la plage. Au total, le trait de côte est très stable sur le long terme, malgré des fluctuations rapides sur le court terme et des déplacements incessants des grains de sable dans l’air et l’eau. Ce type d’évolution est possible grâce à une ressource sédimentaire équilibrée alimentée par les courants côtiers (dérive littorale non perturbée par l’homme), le libre déplacement des bancs de sable proches de la côte et le stock dunaire en contact direct avec la plage.
Les médias ont tendance à se focaliser sur les effets parfois spectaculaires de l’érosion marine, comme à Soulac en Gironde, mais le cas de Merlimont n’est pas exceptionnel. Une telle résilience naturelle est également observée sur de nombreuses autres plages de la côte d’Opale1 , ainsi que sur de larges secteurs de la côte aquitaine2 . On y retrouve la même dichotomie entre des fluctuations rapides du trait de côte en fonction des événements météo-marins et une stabilité à long terme. Les fluctuations du trait de côte se font généralement dans une bande de 20 à 40 m de large selon les cas, ce que j’ai appelé l’espace de respiration du système côtier. Cette résilience naturelle est un paramètre essentiel à prendre en compte dans la gestion des côtes. Il est important de constater qu’elle s’accommode de la hausse du niveau de la mer, car pour assurer la stabilité à long terme d’une côte sableuse, la disponibilité en sédiments est beaucoup plus décisive : les chiffres moyens de l’élévation du niveau de la mer sont dans un rapport de 1 à 1 000 comparés à une surcote de tempête (3 mm/an contre 3 m au cours d’un seul épisode de quelques heures). À moyen terme, le réchauffement climatique est susceptible d’intervenir sur l’érosion des côtes beaucoup plus par une plus grande intensité des tempêtes que par la hausse du niveau de la mer. À long terme, les effets d’un niveau marin plus élevé dépendront de l’environnement sédimentaire local.

Mais que se passe-t-il quand l’homme intervient ?

Les effets de ces interventions peuvent être décisifs pour l’évolution du littoral :
• Il y a d’abord tout ce qui empêche ou contrarie les échanges sédimentaires entre dune et plage et entre plage et avant- côte, ce qu’on appelle aussi les “petits-fonds” qui participent à l’alimentation des plages. Il s’agit de tous les obstacles physiques édifiés en avant de la côte (brise-lame, jetées…), sur la plage ou dans la dune (enrochements, murets, gabions etc…). Il s’agit aussi de tout ce qui perturbe la libre circulation des sédiments le long de la côte (épis, jetées principalement).
• L’exemple de Merlimont a bien montré le rôle essentiel de la dune pour la bonne santé de la plage. Or le nettoyage des laisses de mer et la destruction de la végétation du haut de plage empêchent le piégeage des grains de sable soulevés par le vent et donc la formation des dunes embryonnaires, première phase de l’édification des dunes bordières. Le nettoyage mécanique des plages est donc à proscrire absolument partout où il n’est pas indispensable.
• Mais la cause première des problèmes d’érosion constatés sur beaucoup de plages urbanisées reste la destruction volontaire de la dune pour y construire villas, immeubles, parkings et infrastructures diverses. La plupart des stations balnéaires apparues sur nos côtes et ailleurs dans le monde se sont installées depuis la fin du XIXe siècle sur les dunes bordières, au plus près de la mer. Pour aggraver les choses, on a le plus souvent édifié une promenade de bord de mer faisant office de digue. La plage n’étant plus alimentée par la dune, les dégâts des tempêtes ne pouvaient plus être compensés par le stock de sables dunaires.
L’exemple de Lacanau est significatif3 . Installée en 1905 sur la dune mobile d’un secteur côtier relativement stable ou en très faible recul, la station s’est fortement développée à partir des années 1960. Suite au tempêtes des années 1970 une protection en dur du front de mer a été entreprise dès 1976, suivie de nouveaux ouvrages (digues, épis, enrochements) au gré des épisodes de tempête. Le front de mer de Lacanau a été protégé au détriment de la plage dont le niveau s’est fortement abaissé, entraînant un processus rétroactif d’augmentation de l’énergie des vagues incidentes et donc d’érosion accélérée du haut de plage avec menace sur les ouvrages. C’est le début d’un cycle “infernal” nécessitant toujours plus d’ouvrages. A contrario, au nord de la station là où plage et dune opèrent leurs échanges sans obstacle, le trait de côte est stable avec même en plusieurs endroits une légère avancée entre 1973 et 20144 . À dix kilomètres au sud de la station, sur la commune du Porge on retrouve un système plage-dune stable et résilient5 .
• D’autres interventions anthropiques, trop souvent minimisées, sont les extractions de sédiments (sables ou galets) opérées sur la plage ou dans la dune bordière mais aussi en mer dans des secteurs participant directement à l’alimentation des plages proches. Il est maintenant interdit de prélever le sable des dunes littorales mais c’était une pratique courante dans les années 1960 et 1970. Les extractions de granulats dans les petits fonds ont perduré jusqu’à des dates récentes. Enfin dans beaucoup de stations balnéaires il est nécessaire de désensabler le front de mer. Pendant longtemps, le sable était exporté dans un but utilitaire (constructions, utilisations industrielles …) et non remis sur la plage, entraînant une perte nette pour le système côtier. Cette pratique n’est pas complètement abandonnée mais elle est plus rare. Beaucoup de municipalités ont compris qu’il fallait traiter ce sable comme un “trésor de guerre” indispensable à l’équilibre des plages. C’est le cas à Biarritz dans les Pyrénées atlantiques ou à Hardelot dans le Pas-de-Calais, par exemple. On cherche de plus en plus à piéger le sable sur la plage avant qu’il n’envahisse le front de mer urbanisé.
Mais ailleurs, des décennies de prélèvements ont créé des dégâts irréversibles. L’un des exemples les plus emblématiques est le site de Wissant dans le Pas-de-Calais, passé brusquement, de 1985 à 1990, d’un excès à une pénurie de sable, entraînant en quelques années un abaissement de plus de 4 m du niveau de la plage, et la destruction de la digue-promenade une première fois en 1999 et une deuxième fois en 2007, avant une nouvelle reconstruction en 2016. Travail de titan et gouffre financier !

Le cas de Wissant : comment passer d’un excès à une pénurie de sable ? Après guerre et jusqu’en 1985 la plage de sable fin de Wissant était réputée comme la plus belle de la côte d’Opale. Très large, sa partie haute était occupée par de vastes champs de dunes embryonnaires (à gauche, le site en 1975 avec la digue enfouie sous le sable). Le revers de la médaille était l’ensablement récurrent des rues et des villas du front de mer. La menace ne venait pas de la mer mais du sable. On désensablait massivement … en exportant le sable. Après 35 ans de telles pratiques, un retournement brutal se fit sentir en 1986-1988 suivi d’épisodes d’érosion de plus en plus dévastateurs. Des extractions en mer, sur un banc de sable tout proche de la côte, destinés à l’extension du port de Dunkerque, de 1973 à 1981, ont probablement contribué aussi à la pénurie sédimentaire. Cela s’est traduit par un abaissement conséquent du niveau de la plage et la destruction de la digue en 1999 (ci-dessus, en cours de reconstruction en 2001, elle sera à nouveau démolie en 2007)

Conclusion

Par ces quelques réflexions, nous voulons montrer que l’érosion des plages n’est pas inéluctable si on respecte la mobilité naturelle du trait de côte et si on ne gaspille pas la ressource sédimentaire des systèmes côtiers. Il y a des pratiques à interdire ou tout le moins à restreindre au maximum, comme la destruction de la végétation des hauts de plage, le nettoyage des laisses de mer, les prélèvements de sable dans le système côtier terrestre et marin… Mais que faire quand les dégâts sont faits et que l’érosion menace des enjeux coûteux et vitaux pour l’économie locale ? Ce serait l’objet d’un autre article mais d’ores et déjà on peut affirmer que toute gestion durable des côtes exige de travailler avec la nature, en utilisant la dynamique hydro-morpho-sédimentaire, seul moyen d’anticiper les effets du changement climatique.

  1. Atelier LIFE-Flandre/EUCC-France, Dunkerque, 2018 ; voir le site de l’EUCC
  2. BRGM et ONF, 2018, Atlas morphodynamique de la côte sableuse aquitaine, en ligne sur le site de l’observatoire de la côte aquitaine
  3. cf BRGM & ONF, 2018 opus cité
  4. Atlas, annexe 6, p. 320
  5. Atlas, annexe 6, p. 328
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