« Pinocchio, crois-moi… Où veux-tu trouver un pays qui soit mieux fait pour nous les enfants ? Là-bas, il n’y a pas d’école ; là-bas il n’y a pas de maîtres ; là-bas il n’y a pas de livres … Le jeudi, on ne fait pas classe : et la semaine se compose de six jeudis et d’un dimanche … Voilà comment devraient être tous les pays civilisés »
Carlo Collodi, Les Aventures de Pinocchio, 1881.
La révolution de l’espace, des édifices et de la manutention portuaires par la généralisation des conteneurs, l’accroissement de la taille des navires, la rapidité des rotations imposées par la gestion en “flux tendus” a rendu obsolète depuis les années 60 du XXe siècle, partout dans le monde, une partie conséquente des territoires portuaires, créant ainsi une réserve foncière de friches comme les ports n’en avaient guère connue jusqu’alors. La reconversion des terre-pleins, des bassins, des docks et des quais en espaces citadins s’est imposée comme une nécessité et comme une aubaine. Une part très significative des opérations de recomposition urbaine a profité de l’opportunité d’un foncier libéré pour retourner la ville sur la mer ou le fleuve. Des réalisations à succès comme celles de l’Inner Harbor de Baltimore, des London Docklands, d’Expo 89 à Lisbonne, de Pacifico (à Yokohama), de Darling Harbor à Sydney. Et pour la France d’Euroméditerranée à Marseille, des Jardinages à Bordeaux, de la Confluence à Lyon ont inventé, diffusé et stimulé le changement des fonctions et de la morphologie de la ville sur son littoral.
Le Havre versus Baltimore ?
La France a tardé à se joindre à cet irrésistible mouvement de transformation du port de commerce et d’industrie en port urbain. Ce retard s’explique en grande partie par l’effet de circonstances spécifiques. Lorsque s’ouvrait le chantier de la reconversion de l’Inner Harbor de Baltimore, à la fin des années soixante, la France achevait à peine la reconstruction de ses ports et des villes qui les jouxtaient. Reconstruction et non pas reconversion car les programmes, qu’ils aient été modernistes ou mémorialistes, restaient fidèles à une dualité, voire une opposition, pour le moins un contraste qui datait d’un siècle entre le port dévolu au monde du travail, au trafic, à l’industrie, au voyage et la ville attachée aux fonctions résidentielles, en particulier d’habitat.
Le meilleur exemple est celui de la reconstruction du centre urbain et du port du Havre détruits par les bombardements des alliés, une opération débutée en 1945 et achevée en 1964, conçue par le très vénéré architecte Auguste Perret, et depuis 2005 inscrite au Patrimoine Mondial de l’Unesco.
L’austérité de l’architecture et la rigueur de l’urbanisme du Havre contrastent avec la festivité de l’Inner Harbor reconverti, avec un grand succès populaire, en lieu de distraction sous l’impulsion de James Rouse, grand “developer” américain, inventeur des Festival Market Places1
comme Fanueil Hall (Boston 1976).
Les reconstructions à la française vont retarder tant pour le port que pour la ville, récemment livrés, donc dépourvus de friches, la nécessité de se lancer dans la reconversion2
, alors que les villes pas ou peu endommagées par la guerre qui géraient des “vieux” ports dysfonctionnels, en mauvais état, trop éloignés de la pleine mer vont se jeter sur le pactole foncier pour réaliser ce qui sera parfois la ville des affaires (London Docklands) et le plus souvent la “fun city”, de la “ville festive” comme l’appelle Maria Gravari Barbas3
, ou de la “ville ludique” comme il est plus fréquent de dire.
Les loisirs citadins ne datent pas du XXIe siècle. Les quartiers de plaisir et les villes de vacances sont des faits urbains inhérents dès l’origine aux fonctions urbaines, comme les places de fête villageoises le sont à la ruralité.
Il semble cependant que l’espace portuaire reconverti soit devenu aujourd’hui le lieu de prédilection pour l’accueil d’activités frivoles que les structures anciennes avaient tendance à circonscrire, à enfermer dans des équipements, voire à refreiner.
Depuis Baltimore, on observe une affectation croissante, quasi exclusive, des espaces “libérés” à des activités de loisirs, de tourisme, de culture de masse et de consommation..
Cette mutation d’une partie du portuaire vers un urbain ludique nécessite de s’interroger sur le devenir du littoral, de ses images et de ses fonctions, tout au moins ici sur le littoral jusque-là portuaire.
Patrimoine versus Loisirs ?
Baltimore jouait à sa manière une carte patrimoniale. Les fonctions nouvelles y sont certes toutes “fun”, grandes galeries de souvenirs artisanaux, soupe au clams et fudges, aquarium, centre de jeux, promenade piétonne… rien de vraiment “portuaire”. Pourtant une attention au cachet patrimonial des lieux est à l’œuvre. Les dessins des bassins et des quais ont été respectés, la façade de l’usine électrique soigneusement conservée, un trois-mâts flotte sur le bassin, la grande “light house” a été restaurée, etc…
Il n’en va pas de même, un demi-siècle plus tard, sur le périmètre ambigu d’Euroméditerranée à Marseille. Le bassin du J4 a été reconstruit sur un mode de fontaine urbaine. Son pourtour tarabiscoté et son tirant d’eau non confort aux standards de navigation ne permettront plus d’accueillir les navires. Le grand silo, bâtiment obsolète mais étendard du port, reconverti par Eric Castaldi qui avait pourtant su intelligemment préserver l’authenticité du Grand Dock jusque dans les détails constructifs du mariage de la pierre et du fer, est une caricature qui émet désormais des messages sans sens. Si on a conservé l’une des “mamelles”, la peau du silo par nature, fonctionnelle et sémantique, étanche est désormais percée de fenêtres aux vitres réfléchissantes bleues créées pour éclairer les nouveaux usages internes.
À Bordeaux, autre opération emblématique de l’entrée de la France dans l’ère de la reconversion post reconstruction, la position du maire et de son maitre d’œuvre, le grand paysagiste Michel Corajoud, ailleurs mieux inspiré, a décidé de l’effacement radical de la mémoire portuaire. Michel Corajoud s’est expliqué sur cette orientation.
Dans une longue interview filmée4
, il dit: « Mon premier contact a été en juillet 1999…. Ça a beaucoup influencé mes réflexions sur les quais …je me suis demandé ce qu’on pouvait bien faire ici tant la beauté était déjà là …cette façade magnifique, la beauté du fleuve… ». Manifestement tout était “déjà là” sauf le port!
Il poursuit … « nous n’ignorions pas que dans la pensée de beaucoup de Bordelais, l’idée de planter les quais était considérée comme incongrue … parce que Bordeaux était un port … notre équipe avait cette responsabilité, parce qu’elle était étrangère à Bordeaux, de faire faire aux Bordelais le deuil du port5
… et puis il y a cette fameuse question de la rambarde qui a été longuement discutée parce qu’on pensait que c’était anormal au bord d’un quai de mettre une rambarde … avec Alain Juppé on s’accordait sur le fait qu’il fallait s’attacher à rendre les choses confortables … je me disais on ne peut pas vivre tranquillement sur ces quais si on n’a pas une protection… » .
Une autre reconversion a fait et fait toujours couler beaucoup d’encre, celle de la démarche de la Ville de Paris sous la houlette de Bertrand Delanoë puis d’Anne Hidalgo, maires dont on ne peut mettre en doute l’engagement pour leur cité pour offrir aux Parisiens une pratique des quais sans antécédent, celle de la détente urbaine Opération, elle aussi, comme Euromed et Bordeaux, très populaire du fait de son caractère original et de la possibilité rare de côtoyer la Seine.
Il est clair que l’automobile n’a pas plus de légitimité que les loisirs sur des quais destinés au charroi des marchandises débarquées ou embarquées par les chalands. Déjà dans cette perspective, Bernard Huet avait perverti le port abandonné de Bercy en créant une spectaculaire promenade haute, à l’image des Terrasses classiques, celle des Tuileries en particulier, instaurant ainsi une référence qui interdit de comprendre que le lieu était conçu pour le roulage des tonneaux et le passage des charrettes jusqu’aux entrepôts. Sur le quai rive droite, les jeux d’enfants, les dérisoires murs d’escalade qui balafrent les murs de soutènement, la multiplication des cafés et autres lieux de séjour “convivial” posent la question de savoir jusqu’où ira la soumission des espaces urbains, de l’histoire des cités, des traces du passé, aux impératifs, plus ou moins “dysneïsés”, des loisirs, du farniente, de la rencontre. Est-ce là le “droit à la ville” dont parlait Henri Lefebvre ?
L’image portuaire des rivages qui, à chaque opération, de reconversion est un peu plus corrodée, illisible, infantilisée, constitue pourtant la façade de valeurs beaucoup plus déterminantes pour la société : la diversité des lieux et des choses que la sédimentation urbaine produit dans la ville, l’assimilation à l’identité de la nation et ou de ses groupes et communautés qui la composent, et plus simplement les leçons que nous offre gratuitement et en continu la ville elle-même dans sa matérialité.
Les miroirs d’eau, les faux bassins, les aires de repos sont, tels qu’ils m’apparaissent dans les trois situations évoquées, des standards, des stéréotypes, des readymade, des kits convenus de la globalisation qui se retrouvent quasiment identiques à New York, Tokyo, Saigon, ou Berlin. Mais il est vrai que la revendication actuelle des loisirs, des plaisirs, du non travail est aussi un standard idéologique, à l’instar des “fast food”, porté (imposé ?), par les couches influentes de notre population, surtout à Paris.
- On pourra consulter sur ce personnage l’ouvrage de Joshua Olsen, Better Places, Better Lives. A Biography of James Rouse, 2014 ↩
- C’est ce décalage temporel qui explique que la première grande opération de rénovation urbano-portuaire française, Euroméditerranée, ne verra le jour qu’à l’aube du XXIe siècle (le décret fondateur de l’Etablissement Public d’Aménagement date du 13 octobre 1995). ↩
- “La « ville festive » ou construire la ville contemporaine par l’événement” in Bulletin de l’Association de géographes français, 86e année, n° 3 septembre 2009, pp. 279-290. ↩
- Documentaire vidéo : Conversation sur les quais, Agora 2008, réalisation Michel Naud. ↩
- C’est l’auteur qui insiste. ↩