Changer de paradigme

Vue d’avion d’un village chinois au nord-ouest de Pékin : Chaque territoire est modelé et aménagé à l’image de la culture des populations qui l’habitent.
Vue d’avion d’un village chinois au nord-ouest de Pékin : Chaque territoire est modelé et aménagé à l’image de la culture des populations qui l’habitent.

« Anthropocène » : le géochimiste et prix Nobel Paul Crutzen, désigne ainsi une nouvelle époque géologique : la nôtre, caractérisée par l’impact des activités humaines sur l’écosystème. Ainsi, « Entrer dans l’Anthropocène », c’est dire que nous ne vivons pas une crise passagère. Et que cette nouvelle époque s’affirmera progressivement par un changement de paradigme dans tous les domaines et notamment ceux relatifs à la ville et aux territoires qui nous intéressent ici.

Amené à prendre assez souvent l’avion, je passe la plupart de mon temps le nez collé au hublot à regarder le paysage. N’est-il pas fascinant d’observer, quand le ciel est dégagé, l’imbrication des territoires si différents les uns des autres ? Ces différences apparaissent, bien entendu, marquées par la particularité de la géographie et du climat, mais sous une même latitude, on y reconnaît aussi les spécificités locales liées aux modes de vie, aux cultures de ceux qui les habitent. D’une région, d’un pays, d’un lieu à l’autre, chaque territoire semble modelé et aménagé à l’image de la culture des populations au point qu’il serait presque possible de s’imaginer les habitants au regard de l’image de leur territoire. Alors je m’interroge : comment peut on parler d’environnement, d’écologie, d’aménagement des territoires sans évoquer les particularités liées aux cultures des habitants ?
Pour conforter ces impressions, des citations de personnalités aussi culturellement différentes que Claude Lévi-Strauss ou le Pape François mais reliés par un humanisme qui fait aujourd’hui école :

  • La première est du Pape François, extraite de l’encyclique Laudato si : « Il ne sert à rien de décrire les symptômes de la crise écologique, si nous n’en reconnaissons pas la racine humaine. » L’importance à donner à la culture dans l’approche environnementale est soulignée ainsi par Le Pape François : « C’est la culture, non seulement dans le sens de monuments du passé mais surtout dans son sens vivant, dynamique et participatif, qui ne peut pas être exclue lorsqu’on repense la relation de l’être humain avec l’environnement. »
  • Pour bien s’entendre sur la définition du mot culture … retenons celle de Tylor, que Claude Levi-Strauss cite tant elle est « pour nous essentielle », nous dit-il : « les connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes, et toutes autres aptitudes ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société ». Claude Levi-Strauss met alors en évidence la complémentarité des approches en matière d’environnement, l’une par la “culture” et l’autre par la “nature” et l’importance de l’approche culturelle en terme de valeur : « La nature se caractérise par son universalité, alors que le propre de la culture est d’être particulière. » Les particularismes de chaque culture (je cite…) « créent les valeurs (…) qui donnent son prix à la vie »1 .

Créer des valeurs qui donnent son prix à la vie, n’est ce pas, aujourd’hui, une des préoccupations premières de nos sociétés bousculées dans les tempêtes de la globalisation ?

Face aux difficultés d’adaptation des pouvoirs publics, en France, comme partout dans le monde, de nombreuses initiatives émergent aujourd’hui de la base, c’est à dire des habitants, aidés par Internet et les réseaux sociaux, notamment dans les domaines qui nous préoccupent ici : l’architecture, l’urbanisme et l’aménagement ?

La REcyclerie, nouveau lieu d’urbanité et de convivialité sur la Petite ceinture à Paris, d’autres suivent …

Ces initiatives sont nombreuses, je ne peux pas les citer toutes mais me contenterai d’évoquer des exemples dans des registres différents.

  • Rappelons celles des lauréats du grand prix international «Global award for sustainable architecture2  » : les Français Patrick Bouchain, la regrettée Françoise-Hélène Jourda (« Nous architectes devons enfin cesser de ne vouloir construire que des monuments ») et Philippe Madec ; l’architecte Chinois Wang Shu (« La Chine peut civiliser la modernité par la culture ») ; l’architecte Allemand originaire du Burkina-Faso Francis Diébédo Kéré, l’architecte indien Balkrishna Doshi (« Le logement doit être considéré comme un processus et non comme un produit ») …

  • Dans un autre registre, néanmoins similaire, citons à Paris, les initiatives des habitants et des associations pour une approche «bottom-up» de l’aménagement: la réhabilitation de la Halle Pajol, vaste hangar devenu, à l’initiative des associations d’habitants du quartier, un lieu animé dans un bâtiment à énergie positive ; l’aménagement de la REcyclerie et les projets qui suivront sur la Petite Ceinture ; et l’ « urbanisme provisoire » des Grands Voisins dans l’ancien hôpital Saint Vincent de Paul…

    Extraits du projet sino-français conçu en immersion, avec et pour les habitants, croisant l’approche culturelle avec l’économie, l’écologie et le social.
  • Il me semble également opportun de mentionner les nombreuses études et travaux de jeunes étudiants en architecture et urbanisme. Je donnerai en exemple les ateliers communs aux élèves de l’École de Chaillot et de l’École d’architecture et d’urbanisme de l’Université Tongji à Shanghai (Chine). Le plus récent projet issu de ces ateliers portait sur le village de Zengchong dans la province du Guizhou, il a été conçu en immersion, avec et pour les habitants, croisant l’approche culturelle avec l’économie, l’écologie et le social3 .

Il est intéressant de souligner que tous les projets conçus dans cet esprit participatif prennent en considération l’environnement bâti existant. A l’opposé de la « table rase », ils ne conçoivent l’aménagement qu’en réhabilitant tout ou partie du patrimoine historique d’un lieu, contribuant ainsi à enraciner les nouveaux aménagements. Pourquoi ? La réponse est simple : parce que relier le passé, le présent et l’avenir aide à mettre en œuvre l’urbanité et la convivialité à l’échelle humaine, où que ce soit, dans les quartiers historiques comme dans les usines désaffectées des quartiers industriels.

Aux beaux jours, un grand nombre de Parisiens convergent vers les quais de Seine, les canaux ou les squares et s’y retrouvent le temps d’un pot, d’un pique-nique ou d’un apéro au grand air ; une nouvelle manière, conviviale et bon-enfant, de se réapproprier l’espace urbain. © Alain Marinos

Cela peut paraître évident au regard des exemples donnés précédemment, alors pourquoi n’ose-t-on pas reconnaître officiellement la fonction majeure que jouent la culture et le patrimoine pour un développement soutenable4  ? Face à la montée en puissance des revendications et des cloisonnements identitaires, avons-nous d’autres choix que de contribuer, autant que faire se peut, au mieux vivre ensemble des habitants, et de leurs différentes cultures ? Lutter contre les dérèglements sociaux-culturels est une priorité écologique d’aujourd’hui au même titre que la lutte contre les dérèglements climatiques. L’enjeu est important, en France comme au niveau mondial. Le Président de la République Française n’avait-t-il pas affirmé dès 2002, au 4e « Sommet de la Terre de Johannesburg » la nécessité de voir dans la culture « le quatrième pilier du développement durable, aux côtés de l’économie, de l’environnement et de la préoccupation sociale »5  ?

Fort d’une participation à de nombreuses coopérations internationales, je peux confirmer que notre sensibilité et nos savoir-faire français sont attendus sur ces thèmes. Dans l’imaginaire des habitants de nombreux pays étrangers, la ville française est encore une ville « où il fait bon vivre », conviviale et à échelle humaine. N’oublions pas que la culture, d’une part, et les droits de l’homme, d’autre part, ont fortement contribué à forger la réputation de la France à l’étranger. N’avons-nous pas à notre portée tous les éléments pour construire des propositions dans les instances internationales ? Rappelons que c’est à Paris, au siège de l’UNESCO, que Claude Lévi Strauss, quelques dizaines d’années plus tôt, a tenu plusieurs discours qui ont conduit à la rédaction de la « Convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » (UNESCO - Paris 2005)6 dont l’initiative revient à des membres de la communauté francophone. Cette convention rappelle que la diversité culturelle doit être intégrée « en tant qu’élément stratégique dans les politiques nationales et internationales de développement, ainsi que dans la coopération internationale pour le développement durable ». Les lieux et les quartiers de la culture et du patrimoine sont le plus souvent ceux de l’urbanité et de la convivialité sans lesquels il ne peut y avoir d’écologie crédible. Ce sont ces lieux et ces quartiers qui serviront d’exemple pour bâtir la ville de demain ; mais, comme évoqué en titre, il nous faudra préalablement « changer de paradigme ».

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Nda : Cet article est issu de deux conférences : « Cultures et Climats », donnée pour la première fois le 4 février 2016, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (Paris) dans le cadre des Cours publics de l’Ecole de Chaillot et « Shifting paradigm », donnée avec la Pr Shao Yong, pour la première fois à Shanghai (Chine) le 25 octobre 2016, au « World heritage institute of training and research for the Asia and Pacific Région under the auspices of UNESCO ».
www.alainmarinos.net

  1. Claude Lévi-Strauss : « Race et culture » et « Race et histoire », réunis par Albin Michel et réédité et 2002
  2. Le Global Award for Sustainable Architecture est un prix international créé en 2006 par la Fondation Locus avec la Cité de l’architecture et du patrimoine comme partenaire culturel. Il récompense les démarches innovantes et durables en matière d’architecture dans le monde entier. Il vise à soutenir le débat mondial sur l’architecture et la ville à l’ère des grandes transitions
  3. Cf Ecole de Chaillot et le collectif « Circumpat ».
  4. Rappelons, si besoin, que le mot « soutenable » est mieux approprié que le mot « durable » . N’est-il pas l’exacte traduction de l’anglais « sustainable », c’est à dire « qui peut se supporter, s’endurer » ?
  5. Discours du Président Jacques Chirac dans la table ronde organisée sur le thème « Diversité culturelle et biodiversité pour un développement durable », conjointement par l’UNESCO et le PNUE le 3-09-2002 à Johannesburg (Afrique du Sud) à l’occasion du Sommet mondial pour le développement durable.
  6. À écouter ou réécouter : «Race et culture», conférence de Lévi-Strauss à L’UNESCO le 22 mars 1971
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