Chacun de nous hérite. De valeurs négociables ou culturelles. La responsabilité vis-à-vis de l’Histoire est d’en transmettre le plus de bribes possible, tout en les transformant par notre regard. C’est là l’enjeu du patrimoine. Ne pas laisser s’effacer l’essentiel.
Nous vivons aujourd’hui une période très particulière du rapport de la société à son patrimoine bâti qui est la traduction de la relation de notre culture contemporaine à l’Histoire.
La très faible diffusion de la culture historique et la frilosité d’un millénarisme rampant en sont la trame ; ce qui aboutit aujourd’hui à une fétichisation du patrimoine plutôt qu’à une appropriation de celui-ci. Françoise Choay a été l’une des premières à signaler ce phénomène.
Les formes de la ville ancienne apparaissent comme un antidote à l’absence de composition des marges urbaines, comme si le maintien localisé d’un bâtiment était la contrepartie à la construction sans contrôle d’un autre situé en périphérie. Les marchandages de la conférence de Tokyo sur la capacité des pays à échanger leur droit de polluer fonctionnent sur la même logique.
Il faut en effet relativiser l’importance que prend aujourd’hui le respect des formes du patrimoine alors qu’il y a à peine trente ans les urbanistes projetaient des reconstructions massives et optimistes, pour ne citer que le projet d’Henri Bernard de 1967 pour Paris, à la demande de Paul Delouvrier. Ce projet, dont nous gardons quelques tristes traces (la Tour Montparnasse, le Quartier Beaugrenelle), considérait alors que « Paris (n’était) plus qu’une croute amorphe, sans chaleur et sans esprit ». De tels propos sont aujourd’hui imprononçables, mais ils ne sont ni plus vrais ni plus faux que ceux que nous tenons aujourd’hui.
L’opinion publique a été radicalement déplacée et les formes de la ville ancienne ne se sont pas pour autant adaptées au mode de vie contemporain. Elles sont laissées à la dramatique alternative de la muséification ou de la “ghettoïsation” des centres.
Il faut en effet déplorer que la politique patrimoniale soit fondée sur un concept de la pensée qui fut son ennemie, celle de la charte d’Athènes, à savoir le zonage. Un des derniers avatars en étant le passage du principe de co-visibilité au zonage de la ZPPAUP, et ceci malgré tout le bénéfice que tire cette procédure du dialogue nécessaire entre élus et spécialistes. Il y aurait des territoires patrimoniaux et des territoires sans passé.
Cette dichotomie est évidemment contradictoire avec la pratique qu’a la ville de s’adapter à la vie des hommes et de se reconstruire sur elle-même et aucun organisme vivant ne saurait rester longtemps immobile sans mourir. Curieux héritage que celui qui saute des générations. Par quelle malédiction celle des années 50/60 devrait-elle se voir supprimée du processus ?
Composition ou rupture
Que faire aujourd’hui des quartiers centraux de Tarascon, dotés de bâtiments presque sans fenêtres, édifiés sur un parcellaire du XIIIe siècle ne laissant passer qu’un âne ou une charrette. Que faire aujourd’hui de la zone maraîchère du plan de sauvegarde et de mise en valeur de Bourges, comment y faire vivre des contemporains, avec leurs enfants et leurs voitures. Des politiques de conservation dont l’objet est la sauvegarde peuvent aboutir à la mise en péril social et économique de certains quartiers.
Cela est probablement dû au fait que l’on inscrit, que l’on classe, que l’on répertorie des objets plus que des relations.
Alors que considérer un ensemble architectural ou urbain dans sa qualité de composition aboutit à valoriser la relation des parties au tout, sans isoler l’objet d’une partie. Une telle attitude permet, dans le respect des relations des parties au tout, de modifier, d’altérer les parties sans en modifier la composition d’ensemble. C’est ce qu’on constate dans l’histoire de l’architecture.
Qui s’étonne aujourd’hui des assemblages gothiques sur des soubassements romans, des palais médiévaux terminés par des fenêtres Renaissance et leurs adjonctions du XVIIIe ?
Il s’agit là de dépasser l’alternative entre pastiche et rupture stylistique et d’accepter avec attention de se réintroduire dans le processus de composition d’un bâti historique. Les architectes français n’y sont pas formés. La contextualité du projet n’est pas à leur menu et leur culture historique n’a pas beaucoup plus d’un siècle d’épaisseur. Les architectes des bâtiments de France, attentifs et amoureux du territoire dont ils ont la charge, ont rarement une vraie formation d’historien. Le regard des élus dépasse rarement celui de leurs électeurs. Rien n’est en place pour qu’une telle approche puisse se faire jour. Une politique qui consisterait à mettre à jour la dimenson historique des périphéries aboutirait à accorder une valeur patrimoniale à des bâtiments relativement récents et à les utiliser comme lien entre les formes anciennes et les expériences contemporaines et édifier ainsi la continuité qui nous manque.
Le problème que peut rencontrer la patrimonialisation de l’architecture récente met à jour
une difficulté particulière : en effet, les calculs minimalistes de structure de l’après-guerre, l’idée qu’à cette période la forme doit suivre la fonction, ou plutôt qu’elle doit -et c’est plus dangereux- s’y identifier, aboutissent à des capacités de transformation et de réutilisation bien moindres que les modes de construction des périodes précédentes.
La structure simple et généreuse de l’Hôtel Dieu de Paris a accueilli facilement la transformation de celui-ci en un outil hospitalier moderne. Il n’en ira pas de la même manière des structures trop fines et trop ajustées que Walter a mises en place à l’Hôpital Beaujon.
Plus récemment, le travail d’architecture, centré sur le “design” des apparences, aboutit à la dissociation des structures et des façades et rend paradoxalement plus difficiles les modifications fonctionnelles. On fait plus facilement passer une voiture par une porte cochère qu’un cheval par une porte de parking.
Rémy BUTLER
Architecte