Baccarat, la ville sans nom

Sur l’ancienne route de Paris, à Strasbourg, à soixante kilomètres à l’est de Nancy, Baccarat fait partie de ces petites villes dont on ignorerait l’existence, si elle ne portait pas ce nom prestigieux et parfois encombrant.

À quelques semaines des fêtes de Noël, Japonais, Russes et Chinois se ruent vers un luxueux hôtel particulier, place des États-Unis à Paris, dans la partie chic du XVIe arrondissement, pour admirer et acheter des verres, des lustres ou des bijoux en cristal. L’immeuble en question abrite le siège et la boutique des cristalleries Baccarat.

Les origines d’un luxe à la française

Parmi les clients de la célèbre maison Baccarat, peu nombreux sont ceux qui connaissent la petite ville éponyme -on se rend davantage chez Baccarat qu’à Baccarat- où sont produits depuis plus de deux cents ans des objets en cristal qui incarnent à eux seuls le luxe à la française. Tout d’abord faubourg de Deneuvre, la ville voisine, Baccarat se développe à partir du XIIe siècle entre les hauteurs de Deneuvre et la Meurthe. Au carrefour d’importants axes nord-sud et est-ouest, la ville est connue dès le Moyen Âge pour ses drapiers et atteint rapidement une certaine prospérité, notamment grâce à ses tanneries et à sa taillanderie.

Le tournant véritable de l’histoire de la ville débute en 1764, quand Louis XV donne à l’évêque de Metz, Louis-Joseph de Montmorency-Laval, soucieux d’écouler l’importante production locale de bois de chauffage, l’autorisation d’y implanter une verrerie, qui portera le nom de verrerie Sainte-Anne. La proximité des massifs forestiers des Vosges, la présence de la Meurthe et des routes commerciales font de Baccarat un site idéal pour l’implantation d’une industrie verrière. Dans un premier temps, des verres à vitres, des miroirs et des services de verre y sont produits. Après une période de déclin entre 1806 et 1816 due à la nationalisation des biens de l’Église, l’entreprise est achetée par un industriel, propriétaire d’une cristallerie à Vonèche, dans l’actuelle Belgique, qui installe le premier four à cristal. L’entreprise commence alors sa véritable ascension vers la renommée mondiale : Louis XVIII passe ses premières commandes en 1822, puis l’empereur Napoléon Ill et les tsars de Russie durant toute la fin du XIXe siècle. Elle ouvre des filiales à Paris, New York ou Moscou, et décore aujourd’hui encore les tables de l’Élysée.

De l’entreprise familiale au pôle d’excellence rural

Baccarat est également l’histoire d’une entreprise paternaliste dans la lignée des Godin, à Guise, ou des Schneider, au Creusot. L’entreprise est considérée sous le Second Empire comme le modèle de “l’entreprise spirituelle”, en opposition à “l’industrie matérialiste” et à ses méthodes d’exploitation des ouvriers. Cette préoccupation se traduit encore aujourd’hui dans l’organisation spatiale de ce site exceptionnel : dans une enceinte de six hectares, l’entreprise forme une ville dans la ville, avec le château du directeur, les logements des ouvriers, la chapelle, l’hôpital et, en son cœur battant, la halle aux fours. L’ensemble a traversé les siècles sans presque aucune modification, dans un état de conservation étonnant lié, entre autres, à une activité ininterrompue et à des méthodes de production presque inchangées depuis plus de deux siècles et sans la moindre protection patrimoniale.

Mais les apparences sont trompeuses et la réalité n’est pas aussi idyllique. Propriété familiale jusqu’en 1989, l’entreprise est d’abord vendue au groupe Taittinger avant d’être cédée à un fonds de pension américain, le Starwood Capital Group, qui détient la majorité des
actions depuis 2007. Cette vente a suscité de nombreuses craintes quant à la continuité de la politique industrielle et met la commune, plus largement le département et la région, devant deux défis majeurs : d’une part, assurer le lien entre l’entreprise et son territoire et, d’autre part, intégrer ce patrimoine exceptionnel dans le tissu urbain de la ville.

Sous l’impulsion du sous-préfet de Lunéville et du chef du STAP de Meurthe-et-Moselle, la ville, l’entreprise et le conseil général ont lancé en 2010 une étude pour conforter
l’ancrage territorial de l’entreprise, assortie d’une démarche de labellisation “Pôle d’excellence rural”. L’enjeu principal visait à créer une synergie entre les actions de
l’entreprise et les stratégies et logiques des politiques publiques. En tissant des liens entre la ville et l’entreprise, les actions mises en place doivent générer des retombées selon une logique de co-construction des ressources.

De cette étude est issu un plan d’action échelonné sur trois, cinq et dix ans. Dans tous les projets, le patrimoine, qu’il soit immobilier, mobilier où humain, et plus largement la qualité urbaine, agissent comme un catalyseur du développement économique, touristique et social. Ainsi, la création d’un parcours de visite du site (la manufacture ne se visite pas à l’heure actuelle) renforce à la fois l’attractivité touristique de la commune, mais aussi l’image de l’entreprise, détentrice d’un savoir-faire unique ; le projet d’un espace muséal rend visibles quelques-uns des plus de trente cinq mille moules que l’entreprise détient dans ses réserves. L’aménagement en boulevard urbain de la RN 59, récemment déclassée et qui sépare actuellement la ville des cristalleries, s’inscrit dans la même logique.

Enfin, avec plus de vingt-cinq meilleurs ouvriers de France en activité dans les cristalleries, l’entreprise et les collectivités misent, par la création d’un pôle de métiers d’art à l’horizon 2020, sur le patrimoine humain et des savoir-faire.

Dotée du label “Ville et métiers d’art”, la commune de Baccarat et l’entreprise ont déjà entrepris des actions en ce sens. La participation de la société à la création d’un Pôle Bijou témoigne de cette même volonté. L’organisation en 2010 de la première édition du Festival international des métiers d’art a réussi à faire rayonner le nom de Baccarat au-delà de la seule notoriété de la marque de luxe et à porter un coup de projecteur sur la commune elle-même, sur son patrimoine bâti et vivant.

Alexander ENTZER
ABF, chef du STAP de Meurthe-et-Moselle

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